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MÉLANGES
D'HISTOIRE, DE DROIT
ET D'ÉCONOMIE POLITIQUE.
TOUS DROITS RÉSERVÉS.
Louvain. — Typ. veuve C.-J. Fonteyn.
MÉLANGES
D'HISTOIRE, DE DROIT
ET D'ÉCONOMIE POLITIQUE.
PAR
J.-J. THONISSEN,
PROniaSBUR A L'UmVBRSITà CATBOUQOB DB LOUVAIIf,
MBMBRB DB L'AGAB&MIB ROTALB DB BBLOIQUB,
MEMBRE C0RRB8P0NDA1IT DB L'INSTITUT DE FRANCB,
DBS ACADÉMIES DB LÉGISLATION DB MADRID ET DB TOULOUSE, ETC.
LOUVAIN,
VEUVE G.-J. FONTEYN, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
Rue de BrazeUes, 6.
BRUXELLES,
PARIS,
A. DECQ, LIBRAIRE.
A. DURAND & PEDONE LAURIBL,
Rue de la Madeleine, 9.
Rae Cqjas, 9.
1873.
/
N
t/Lc -V^^ ^^7 /fc/
I
LE COMMUNISME
ET L'ÉGLISE PRIMITIVE
LE . COMMUNISME
ET L'ÉGLISE PRIMITIVE
Il y a vingt ans, au lendemain de l'étrange et redoutable
catastrophe de février, on vit paraître une foule de petits
livres destinés à prouver que le christianisme et le commu-
nisme étaient deux rameaux sortis du même tronc, deux
doctrines issues du même principe. Affectant tout à coup
un profond respect pour l'Église qu'ils avaient jusque-là
dédaignée et conspuée, des socialistes de toutes les écoles
se mirent à citer le texte des Évangiles, les maximes des
Pères, les bulles des Papes, les décrets des conciles, les
décisions des théologiens et des canonistes. A les entendre,
le christianisme, dégagé de l'alliage impur de la supersti-
tion, du despotisme et de la barbarie, allait une seconde
fois régénérer le monde, par la splendeur de ses dogmes et
l'efficacité de ses doctrines morales, les uns et les autres
rajeunis au soleil vivifiant de la civilisation moderne. C'était
avec une colère mêlée de pitié qu'ils parlaient des pontifes
et des prêtres assez ignorants pour ne pas comprendre que,
depuis dix-huit siècles, l'Église couvait dans son sein les
germes de régénération et de progrès tardivement éclos sur
les barricades de Paris (1).
Proscrit par la loi, comprimé par les baïonnettes, repoussé
par les ouvriers intelligents, le socialisme ne tarda pas à
être réduit à Fimpuissance ; mais le singulier reproche que
ses partisans adressaient aux chrétiens du dix-neuvième
siècle reparaît aujourd'hui sous une forme plus sérieuse,
plus calme, plus savante, et dès lors plus dangereuse. Des
hommes doués d*un incontestable mérite, des savants qui
ont longuement scruté les annales de la civilisation euro-
péenne, reprennent la thèse des Considérant, des Cabet,
des Villegardelle, des Victor Meunier. A la vérité, ils ne se
placent pas au même point de vue que les pères du Phalan-
stère et de ricarie. Ils ne demandent ni l'anéantissement, ni
même la réforme radicale des institutions du monde mo-
derne. Leur point de départ et leur but n'ont aucun rapport
avec les tendances et les vœux des propagateurs du commu-
nisme. Partisans de la propriété individuelle, dont ils con-
naissent et signalent les incontestables avantages, ils n*ont
pas repris la thèse des socialistes pour engager les chrétiens
à se joindre aux phalanges désordonnées de la démocratie
égalitaire. Ils voient dans cette thèse une arme nouvelle con-
tre l'Église, et ils s'en emparent pour prouver que le christia-
nisme a donné une solution fausse à l'immense problème
q^ue soulèvent, d'un côté, l'obligation de la société envers
ses membres, de l'autre, l'obligation de l'individu envers
la société. Ils disent à leur tour que, suivant l'opinion des
fondateurs du christianisme, la propriété est une usurpa-
tion, un mal, un vice, presque un crime. Ils prétendent que
(1) Voy. Le Vrai Christianisme, par Cabet. Jésus-Christ devant les
conseils de guerre, par V. Meunier. Le Socialisme devant le vieux monde
ou le vivant devant les morts, par V. Considérant. Histoire des idées
sociales, par ViUegardeUe.
- 5 -
l'horreur de la propriété a ses racines dans les profondeurs
de la doctrine chrétienne. Ils affirment qu*à l'époque où re-
tentissait encore la parole de Jésus, où la foi régnait dans
toute l'ardeur de son premier épanouissement, l'abdication
de la propriété individuelle était en quelque sorte la condi-
tion de l'entrée dans l'Église. Ils soutiennent que, selon
les lois de la logique, la vie commune devrait être la vie des
fidèles et surtout celle des clercs (1).
Les conséquences éventuelles de cette argumentation ne
sont pas difficiles à saisir. Si le christianisme mérite le nou-
veau reproche qu'on lui adresse, les propriétaires qui le
protègent de leur influence, qui l'entourent de leurs hom-
naages, qui l'alimentent par leurs subsides, ressemblent au
paysan de la fable déposant sur les cendres tièdes de son
foyer le reptile engourdi prêt à payer un bienfait par une
plaie mortelle. Si le christianisme est l'irréconciliable en-
nemi de la propriété, il est par cela même l'un des promo-
teurs des passions anarchiques qui fermentent dans les
classes inférieures, et les âmes généreuses, les amis éclairés
de l'humanité doivent demander à la religion de ravenir un
enseignement, une protection, un asile, qu'ils ne trouvent
pas dans la religion du passé.
Ainsi la lutte se réveille sur le terrain commun de la reli-
gion et de l'économie sociale, et les catholiques sont obligés
de répondre aujourd'hui au rationalisme, comme ils répon-
daient, il y a vingt ans, au socialisme. C'est pour ce motif
que, sans avoir la prétention d'aborder toutes les faces du
problème, nous allons émettre quelques réflexions sur les
doctrines économiques des Apôtres et des Pères de l'Église.
(1) En Belgique, ce système a été soutenu, avec beaucoup de talent
et d'érudition, par M. le professeur Laurent, dans un opuscule intitulé
Le Communisme catholique.
- 6 —
I.
LA COMMUNAUTÉ DE JÉRUSALEM.
Commençons par transcrire le récit que S. Luc a placé
dans les Actes des Apôtres.
« La multitude de ceux qui croyaient n'était qu'un cœur
» et qu'une âme ; et nul ne disait d'aucune des choses qu'il
» possédait qu'elle fût à lui; mais toutes choses étaient
» communes entre eux. Aussi les Apôtres rendaient témoi-
» gnage avec une grande force à la résurrection du Seî-
» gneur Jésus-Christ; et une grande grâce était sur eux
» tous. Car il n'y avait entre eux aucune personne nécessi-
» teuse, parce que ceux (1) qui possédaient des champs ou
» des maisons les vendaient, et qu'ils apportaient le prix
» des choses vendues; ils mettaient ce prix aux pieds des
» Apôtres, et il était distribué à chacun selon qu'il en avait
» besoin. — Or Barnabe, lévite et Cyprien de nation, ayant
» une terre, la vendit et en mit le prix aux pieds des Apô-
» très. Et un homme nommé Ananie..., ayant aussi vendu
» une terre, retint une partie du prix..., et ne déposa que
» l'autre partie aux pieds des Apôtres. Mais Pierre lui dit :
» « Comment Satan s'est-il emparé de ton cœur jusqu'à
» t'exciter à mentir au Saint-Esprit et à soustraire une
» partie du prix de la terre? N'étais-tu pas libre de la con-
» server? Et, l'ayant vendue, n'avais-tu pas le pouvoir d'en
» consei'ver le prix?... Tu n'a pas menti aux hommes, mais
» à Dieu (3). »
Faut-il entendre le texte en ce sens que les premiers
(1) Et non pas tous ccilv, comme traduit Sac y.
(2) Act. Apost,, IV, 3-2-35. V, l-ô.
- 7 -
chrétiens de la ville sainte avaient répudié la propriété
individuelle, pour établir entre eux une communauté uni-
verselle de biens ?
Au dix-septième et au dix-huitième siècle, la question
était ^vivement controversée. Des hommes appartenant à des
cultes divers, mais à qui TEurope entière accordait une répu-
tation méritée de science, tels que Fabricius (1), Cl. Sau-
maise (S), Basnage (3), C. Adam (4), J. Gocceius (5), Mama-
chius (6), Bergier (7), et surtout Mosheim (8), rejetant
Thypothèse de Texistence d*une communauté universelle,
prétendaient que le langage de TÉvangéliste devait être
interprété de la manière suivante : « L'union, la concorde,
)> Tamour fraternel, régnaient au plus haut degré parmi le
» premiers fidèles de Jérusalem. Aucun d'eux ne préférait
» à ses frères les richesses qui composaient son patrimoine ;
» mais, si cela était nécessaire, tous ceux qui en avaient le
» pouvoir venaient libéralement en aide aux chrétiens qui
» se trouvaient dans l'indigence. Aucun d'eux ne regardait
» ses biens comme étant h son usage exclusif; mais tous se
» considéraient comme obligés de partager les bénéfices de
» cet usage avec les membres de l'Église que pressait la
(1) Biblioyniphia anlûj., c. XIII, p. 671). Ed. de Hambourg, 1760.
<2) De UswHa, c. XXI, p. 657; édit. Elz., 1638.
(3) Annal. pol.-eccL, ad aim. XXXIV, § 12 ; t. I, p. 440. Edit. de Rot-
terdam, 1706.
(i) Exercitat. exeget. Exerc. III, § 5.
(5) Comment, ad Acl. Apost., II. Cité par Mosheim, p. 11 de Touvrage
indiqué ci-après.
(6) Ongines et antiq. christianœ, t. III, p. 287 et sqq. Edit. de Rome,
1751 .
(7) IHct. de théol., V® Communauté de biens.
(8) Dissert, ad hist. écoles, pertinentes, t. II, pp. 1-53. Edit. d'Altona,
1743^ L'auteur défend la même thèse dans son histoire de VEglise (Kir-
chcnfjeschichte, T. I, p. 73. Edit. de Rothenburg, 1786).
— 8 —
» misère. Cette charité sainte était même poussée beaucoup
» plus loin. Pour avoir de quoi nourrir les malades, les
» veuves, les orphelins et en général tous ceux qui étaient
» dans la détresse, ils avaient formé une sorte de trésor
» public, dans lequel chacun versait le produit de ses pro-
» près fonds, autant que le permettaient ses besoins per-
S) sonnels et ceux de sa famille. Et comme cette contribu-
» tion volontaire ne suffisait pas pour nourrir et vêtir une
» multitude de pauvres, les chrétiens les plus riches ven-
» daient les maisons qu'ils n'habitaient pas et les terres qu'ils
y> ne cultivaient pas eux-mêmes, et ils consacraient à un
» usage public les deniers provenant de cette vente (1). »
A l'appui de ce système, Mosheim, dont les arguments
étaient sans cesse reproduits par les théologiens qui parta-
geaient son avis, avait publié une longue et savante disser-
tation dont nous allons analyser la partie la plus saillante.
Il faut, disait Mosheim, être entièrement étranger au
génie des langues anciennes pour ne pas savoir que les
mots communiOy eommunitas, xoivodvia, ont été fréquemment
employés par les philosophes, les historiens et les poètes,
quand ils voulaient célébrer les nobles sentiments de ces
hommes d'élite, toujours si rares, qui ne refusent rien à
l'indigence ou à l'amitié. Socrate, Platon, Aristote, Ménan-
dre, Athénée, Valère-Maxime, l'historien Justin, Lactance,
Cicéron et une foule d'autres s'expriment à cet égard de
manière à dissiper tous les doutes (S). L'écrivain sacré pou-
vait donc, sans encourir le reproche d'exagération, se servir
de ces termes en parlant des biens possédés par les pre-
(1) Mosheim, loc, cit., p. 52.
(2) Mosheim reproduit et discute une foule de passages empruntés à
tous ces auteurs.
— 9 —
miers chrétiens de Jérusalem ; car, dans le sein de cette
Église fondée par les Apôtres et où retentissait encore la
parole divine du Sauveur, l'esprit de bienfaisance était réel-
lement sans limites. Il était permis de dire qu'entre les
membres de cette Église tout était commun; et rien ne
prouve que le rédacteur des Actes des Apôtres, en employant
cette expression, ait voulu désigner la communauté uni-
verselle. Si S. Luc affirme que les riches vendaient leurs
terres et en déposaient le prix aux pieds des Apôtres, cela
ne prouve nullement que les fidèles de la ville sainte
n'eussent rien conservé en propre ; car, au douzième cha-
pitre des Actes, il est parlé d'une maison appartenant à
Marie, mère de Jean. L'évangéliste cite deux exemples de
dépossessioi), celui d'Ananie et celui de Barnabe, et ces
exemples, les seuls que l'histoire ait consignés dans ses
annales, ne sont rien moins que favorables à l'hypothèse
d'une communauté universelle établie par les Apôtres. Bar-
nabe était lévite; il trouvait ses moyens d'existence dans
l'exercice des fonctions sacerdotales; il pouvait, sans se
réduire à la misère, vendre une terre qu'il possédait pro-
bablement dans l'Ile de Chypre. A Ananie, Pierre dit avec
indignation : « N*étiez-vous pas libre de garder votre terre ; et
cette terre étant vendtie, n'aviez-vous pas le droit d'en conserver
le prix? » D'ailleurs, on ne voit nulle part que les chrétiens
aient apporté autre chose que l'argent provenant de la vente
de leurs immeubles. Le texte ne renferme pas une phrase,
pas un mot que l'on puisse appliquer à la mise en commun
des ressources que les fidèles se procuraient à l'aide du
travail, de l'industrie, du commerce ou d'une autre manière.
Il n'y avait donc pas de communauté universelle ; et si l'on
veut savoir pourquoi les chrétiens préféraient de venir en
aide aux indigents par la vente de leurs immeubles, on en
- ^o -
trouve facilement la raison dans la circonstance que Jésus
lui-même leur avait annoncé la ruine prochaine de Jérusa-
lem, la conquête et la dévastation de la Judée. Le texte du
chapitre IV des Actes des Apôtres doit être sainement inter-
prété. S. Luc nous apprend que « nul ne disait d'aucune des
» choses çtt'î7 possédait qu'elle fût à lui. » Ces mots seuls
suffisent pour prouver que les fidèles possédaient, et dès
lors il n'est plus possible d'appliquer le texte h un état de
dépossession absolue. Plus loin (VI, 1), nous voyons les
Grecs se plaindre de ce que leurs veuves recevaient moins
de secours que les veuves des Hébreux. Pourquoi ne se
plaignent-ils que pour leurs veuves ? Pourquoi n'élèvent-ils
aucune prétention au nom de tous les Grecs indistincte-
ment? Parce que le trésor commun existait, non pour tous,
— ce qui aurait amené un partage par tête et par portions
égales, — mais uniquement pour les pauvres, parmi les-
quels on comptait les veuves. Ce fait, à l'égard duquel toute
controverse est impossible, atteste à l'évidence qu'aucune
loi décrétant la communauté n'avait été dictée par les Apô-
tres. Ceux-ci ne pouvaient admettre un tel régime. En sup-
primant la propriété individuelle, ils auraient écarté jusqu'à
la possibilité même de l'aumône tant recommandée par
Jésus-Christ. Ils savaient trop bien que leur divin maître
n'avait jamais recommandé ni le communisme réalisé par
les Esséniens, ni le communisme rêvé par les disciples de
Pythagore et de Socrate. Si les Apôtres avaient décrété ou
du moins approuvé l'établissement d'une communauté uni-
verselle de biens, les écrivains religieux des trois premiers
siècles auraient dû le savoir aussi bien que nous. Or, les
livres qu'ils nous ont laissés, loin de renfermer des indices
qui puissent faire supposer l'existence d'un tel régime,
fournissent précisément des preuves irréfutables aux parti-
- Il -
sans de ropinioii contraire. Tous entendent la communauté
chrétienne en ce sens que les riches doivent remettre une
partie de leur superflu h ceux qui manquent du nécessaire.
Au premier siècle, S. Barnabe dit aux heureux du monde :
« Partagez en lout avec votre prochain, et n'envisagez rien
» comme vous appartenant exclusivement. » Mais comment
exige-t-il ce partage? Une phrase qui suit immédiatement la
première dissipe tous les doutes : « Ne soyez pas prompts à
» ouvrir la main quand il s'agit de recevoir et prompts à la
» fermer quand il s'agit de donner (1). » S. Barnabe inter-
prète sainement le texte de S. Luc. Au deuxième siècle, Ter-
lullien, s'adressant aux païens, s'écrie : « Nous sommes
» frères, parce que nous partageons entre nous des richesses
» qui sont deveimes cliez vous une intarissable source de
» divisions; et comme nous sommes en communauté par le
» cœur et par l'àme, nous nous croyons obligés de nous corn-
» muniquer réciproquement nos ressources (2). » Y a-t-il là des
traces quelconques d'une sorte de communisme platonique?
Dans le même siècle, S. Justin, repoussant les accusations des
ennemis des chrétiens, ajoute : « Tandis qu'autrefois nous
» aimions par-dessus tout le produit et les fruits (fructus et
» pivveîitus) de notre argent et de nos terres, nous mettons
» aujourd'hui en commun ce que nous avons, et nous efi don-
y> fions une portion alx pauvres (3). » Au troisième siècle.
Clément d'Alexandrie enseigne positivement que Jésus-
Christ ne demande pas que ses disciples se dépouillent de
(1) Epist. cath.f c. XIX. Patrol. graec, t. II, p. 778; édit. Migiie.
(2) Apoh, c. XXXIX, p. 472; éd. Migne.
(3) Apol. I», 1i; édit. Migne, p. 3'*7. Dans la traduction reproduite
par Migne, on lit : « uni pecunianim et possessioninn vias omnibus anii^
quiores habebnhius... >^ Mosheim (Aoc. ri7., p. 42) traduit plus exacle-
ment : « c/ut jyecuniarum et possessionum fruclus et pvovcntus prœ rcbus
omnibus adatnabatnus,.. »
- 12 -
leurs biens pour vivre sous le régime de la communauté
universelle; il cite et discute une foule de textes de l'Évan-
gile pour prouver que le Sauveur a admis la coexistence du
riche et du pauvre, comme Tune des bases des doctrines
morales qu'il est venu révéler au monde (1). On trouve des
renseignements analogues dans les écrits d'Origène, de
S. Cyprien et d'Arnobe. Origène dit que, si les évoques sti-
mulaient plus vivement la charité des fidèles, on verrait les
plus riches^ imitant l'exemple des premiers chrétiens de
Jérusalem, vendre leurs ^biens et en distribuer le prix aux
pauvres. Déplorant la tiédeur et l'avarice de ses contempo-
rains, S. Cyprien leur rappelle que les riches des temps
apostoliques vendaient leurs maisons et leurs terres pour
mettre le prix à la disposition des indigents, Arnobe, décri-
vant les mœurs des chrétiens, les appelle familiaris commu-
natores rei, parce que ceux qui avaient du superflu venaient
en aide aux autres (2). Comment pourrait-on concilier ces
textes avec l'hypothèse d'une communauté universelle?
De toutes ces prémisses, Moshcim conclut que c'est seu-
lement au quatrième siècle de notre ère que l'on voit appa-
raître une opinion suivant laquelle les premiers chrétiens
auraient vécu à la manière des moines, dont les commu-
nautés se multipliaient à cette époque dans toutes les pro-
vinces de l'empire romain (3). •
Ce système cependant ne fut pas généralement admis.
Loin d'éprouver les scrupules et de partager les doutes du
(1) Stram., t. III, c. VI, p. il5 et sqq. Edit. Migne.
(2) Origenes, Comm. in Matt., t. XV, n» 15; t. III, p. 129<); édit. Migne.
Cyprianus, De Unit, eccl., c. XXVI, p. 51H ; t. III, éd. Migne. Ârnobius,
Adv. fjentesy l. IV, c. XXXVI, p. 1077 ; t. V, éd. Migne.
(3) Entre autres dans les écrits de S. Jean Chrysostôrae, Ilom. XI in
Ad. Apostolonim (Migne, t. IX, p. 94 et s.).
- 13 -
théologien protestant, Fleury et la plupart des historiens de
l'Église prennent les paroles de S. Luc dans leur sens lit-
téral. « Les fidèles de Jérusalem, dit Fleury, renonçaient
» à leurs biens, pour pratiquer exactement le conseil de
» Jésus-Christ de tout quitter pour le suivre, et pour que
» rien ne les attachât à cette malheureuse ville, sachant
» qu'elle devait être ruinée et tout le pays désolé, avant
» qu'il se passât une génération, comme Jésus-Christ l'avait
» prédit. » Non-seulement le pieux et austère prieur d'Ar-
genteuil admettait l'existence d'une communauté universelle
dans la ville sainte ; mais, applaudissant à l'œuvre de toutes
ses forces, il en célébrait l'excellence avec un enthousiasme
qu'on est quelque peu surpris de rencontrer sous sa plume.
A l'entendre, les premiers fidèles étaient parvenus à réaliser
cette vie commune que les législateurs et les philosophes
de l'antiquité avaient tant recommandée, sans jamais avoir
réussi à la mettre en pratique. La république chrétienne de
Jérusalem faisait pâlir la gloire des républiques tant vantées
de Sparte et de Crète ; les Apôtres avaient dépassé Minos et
Lycurgue, Pythagore et Platon; ils avaient reproduit les
merveilles de l'institut de Crotone ; ils avaient traduit en fait
les sublimes idées du disciple de Socrate, en les affranchis-
sant des impuretés dérivant de la promiscuité des sexes; ils
avaient recueilli toutes les traditions généreuses des com-
munautés esséniennes (1) !
Une troisième opinion s'est récemment produite en France.
Repoussant à la fois l'hypothèse de la communauté univer-
selle admise par Fleury et l'hypothèse de la mise en commun
(1) Mesure des Chrétiens, I« part., p. 16 et suiv. ; édit. de Louvain,
1773. Hisl. de l'Eglise, t. I, p. 5; édit. d'Avignon, 1777. Baronius est du
même avis [Ann. eccles., ad an. XXXIV, n" 262 et sqq. Ed. Plantin,,
p. 229).
- (i ^
(lu superflu imaginée par Mosheim, M.' Moreau-Christophe
divise les premiers chrétiens eu deux grandes catégories.
D'un côté, il place les disciples dont il est parlé dans les
Actes des Apôtres, les saints dont les vertus sont célébrées
dans les épîtres de S. Paul ; de l'autre, il range la masse des
fidèles, les huit ou dix mille chrétiens de tout rang, de tout
sexe, de tout âge, qui composaient l'Église de Jérusalem
au temps des Apôtres. Les premiers, ayant fait vœu de pra-
tiquer même les conseils de l'Evangile, ne s'appartenaient
plus à eux-mêmes, ne pouvaient plus rien posséder en pro-
pre, et leur individualité comme leurs biens étaient con-
fondus dans l'intérêt collectif de la communauté. Les se-
conds, tenus seulement de pratiquer les devoirs généraux
(lu christianisme, pouvaient posséder les biens de ce monde,
à la seule condition d'y faire participer leurs frères par les
bonnes œuvres. Pour être chrétien et devenir membre de
l'Église de Jérusalem, il suffisait de croire et d'être baptisé;
pour être disciple ou saint de la même Église, il fallait, de
plus, faire vœu de communisme et se dépouiller de tout, con-
formément h ce vœu. C'est ce que fit Barnabe, déjà chrétien
et appartenant à l'Eglise de Jérusalem, en vendant son
champ et en déposant le prix aux pieds des Apôtres. C'est
ce que voulaient faire Ananie et Saphire, également chré-
tiens et membres de l'Église de Jérusalem, lorsque l'esprit
(l'avarice et d'orgueil les lit trahir leur vœu. Au dire de
M. Morcau-Christophc, le texte des Actes des Apôtres ne sau-
rait se concilier avec un autre système d'interprétation (1).
(1) Voici ses principaux raisonnemeiits : « Dans le ch. V, il est dit,
» anx V. 12 et 13, que toxut étaient réunis dans les galeries de Salomon,
» dt que nul dos autres n'osait se joindre à eux. » Tous! ce ne pou-
vaient être que les disciples; car toute l'Eglise' n'eût pu tenir dans les
galerfes de Salomon. — Dans le ch. VI, aux v. i et suivants^ il est dit
— IH ^
Nous ne discuterons pas ici la valeur respective de ces
opinions contradictoires. Afin qu'on ne nous accuse pas de
chercher à amoindrir la gravité des objections, nous met-
trons de côté les arguments d'une incontestable valeur pro-
duits par Mosheim. Laissant à nos lecteurs le soin de se
prononcer sur le mérite de^ trois systèmes, nous adopte-
rons l'hypothèse de Fleury. Nous prouverons que, même en
admettant que les premiers fidèles se soient complètement
dépouillés de leurs biens de toute nature, on ne saurait
trouver dans ce fait la condamnation du principe de la pro-
priété individuelle.
Quel était le caractère de cette communauté si chaleureu-
sement vantée par Fleury? Était-elle volontaire ou forcée?
Était-elle envisagée comme un régime dérivant nécessaire-
ment du christianisme? N'était-elle, au contraire, que le
que c le nombre des disciples augmentant, et qu'une contestation s'étant
» élevée, entre les juifs grecs et les juifs hébreux, au sujet des distri-
» butions faites aux pauvres, les apôtres convoquèrent les disciples, et
» leur dirent : « choisissez parmi votis sept diacres qui se chargent de
» ce soin, etc. » Il n'est encore ici question que des disciples et non
des autres. — Dans le ch. IX, aux v. 26 et 28, il est dit que Paul, après
sa conversion, vint à Jérusalem et chercha à se joindre aux disciples,
mais que ceux-ci le craignaient , ne croyant pas qu'il fût disciple, et
qu'ils ne Fadmirent paj'mi etix que sur l'attestation que donna Barnabe
de sa conversion miraculeuse et de sa prédication dans la ville de
Damas. — Enfin, dans le ch. VIIÏ, aux v. 1 et suivants, il est dit qu'une
grande persécution s'éleva contre l'Eglise de Jérusalem, et que toxis, à
l'exception des apôtres,furent dispersés en divers endroits de la Judée
et de la Samarie. Tous, omnes. Qui, tous? Étaient-ce les dix mille
chrétiens qui composaient l'Eglise, femmes, enfants, vieillards? Non;
évidemment non. C'étaient les disciples seulement, c'est-à-dire ceux
d'entre eux qui s'étaient voués à la propagation de la foi ; et c'est ce
que nous voyons dans le verset 4, où il est dit : « Ceux qui avaient été
» dispersés annonçaient la parole de Dieu dans tous les lieux où ils
» passaient. » (Du problème de la misère et de sa solution, I^c édit., t. II,
p. 245-262.)
- ^(l —
résultat d'une situation passagère et exceptionnelle? Là est
toute la question.
Elle était ipuremeiU volontaire. Que dît S. Pierre reprochant
à Ananie le crime d'avoir enfoui une partie de son trésor?
L'accuse-t-il d'avoir oublié la loi de Dieu, d'avoir violé les
préceptes du christianisme? Lui reproche-t-il d'avoir commis
un vol au détriment d'une communauté obligatoire pour les
fidèles? En aucune manière. Le seul méfait qu'il lui impute,
c'est d'avoir été hypocrite et menteur.
<( Comment, dit-il à Ananie, Satan s'est-il emparé de ton
» cœur, jusqu'à t'engager à mentir au Saint-Esprit et à
» soustraire une partie du prix de la iervel N'étais-tu pas
» libi^e de la conserver? Et l'ayant vendue, n'avais-iu pas le
» pouvoir d'en conserver le prix? Pourquoi as-tu formé un
» tel dessein en ton cœur? Tu n'as pas menti aux hommes,
» mais à Dieu (1) ! »
Ainsi Ananie était libre de ne pas vendre son immeuble,
et il était libre d'en conserver le prix ! Il n'est pas possible
d'imaginer un témoignage plus formel, plus évident, plus
irrécusable.
Nous pourrions déjà nous arrêter ici, en sommant nos
adversaires de mettre le langage de l'Évangéliste en rapport
avec cette « horreur des richesses, » qui faisait que « l'ab-
» dication de la propriété était en quelque sorte la condition
)) de l'entrée dans l'Église. »
Mais nous n'avons pas besoin de nous retrancher derrière
le texte des Actes des Apôtres. L'histoire nous fournit une
foule d'autres preuves non moins éclatantes.
La plupart des Pères de l'Église se sont longuement oc-
cupés de la communauté de Jérusalem. Plus rapprochés des
(l) Act., V, 3, 4,
- 47 -
temps et des lieux, plus familiarisés avec les usages et les
mœurs des chrétiens primitifs, ils pouvaient, bien mieux
que les modernes, déterminer le caractère réel du régime
économique que nous supposons établi au pied du Calvaire.
Or, un fait certain, incontestable, à l'abri de toute contro-
verse, c'est que pas un seul d'entre eux ne s'est permis de
dire ni même d'insinuer que les Apôtres avaient proscrit la
propriété individuelle et rendu le communisme obligatoire.
Pour ne pas trop multiplier les citations, nous nous con-
tenterons de rapporter le témoignage de deux docteurs
illustres, que les soi-disant réformateurs de 1848 avaient
naïvement rangés parmi les précurseurs du socialisme.
ce Ananie et Saphire, dit S. Jérôme, furent condamnés,
» parce que, après avoir fait vœu de remettre leurs biens à
» l'Église, ils n'en étaient plus propriétaires, ces biens
» appartenant désormais à ceux à qui ils les avaient
» donnés. En gardant par devers eux une portion du prix,
» ils s'appropriaient le bien d'autrui, redoutant les angoisses
» de la faim, que le vrai ;chrétien doit savoir braver. Par là
» ils méritaient un châtiment immédiat, parce qu'il impor-
» tait de prévenir la contagion du mauvais exemple (1). »
S. Jean Ghrysostome donne la même interprétation aux
paroles de S. Luc. Dans sa douzième homélie sur les Actes
des Apôtres, il s'exprime en ces termes : « Ne voyez-vous pas
To que le crime consiste en ce qu'Ânanie dérobe une partie
» de l'argent qu'il avait consacrée Ne pouviez-vous pas, lui
» dit l'Apôtre, disposer à votre gré du prix provenant de la
» vente de votre terre ? Qui vous en empêchait? Pourquoi
» dérobez- vous, après avoir promis?... Nous ne vous avions
» forcé ni de vendre ni de nous remettre le prix : vous l'avez
(i) Lettre CXXX à Démétriade. Edit. Migne, t. I, p. 1118.
3
- 18 —
» fait de votre propre mouvement. Vous ayez donc dérobé
» de Targent consacré?... Vous aviez le droit de conser\'er
» tout ce qui vous appartenait. Pourquoi consacrer votre
» argent et le dérober ensuite? Vous avez commis un grand
» crime qui ne mérite pas de pardon et qui est sans
» excuse (1). »
On le voit : la dépossession des premiers chrétiens était
purement volontaire. Aucun d'entre eux n'était obligé de
vendre ses biens et d'en déposer le prix aux pieds des Apô-
tres. Pour devenir membre de l'Église, il suffisait de rece-
voir le baptême et de pratiquer les préceptes de l'Évangile.
Aux Juifs qui disaient aux Apôtres : « Frères, que faut-il que
» nous fassions? » Pierre répondait : « Faites pénitence, et
» que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ
» pour obtenir la rémission de vos péchés, et vous recevrez
)i le don du Saint-Esprit (2). » Il ne leur dit pas : « Dépouil-
» lez-vous de vos richesses, vendez votre patrimoine et
» consacrez -en le prix à la satisfaction des besoins des
» fidèles. » Il ne s'efforce pas de leur prouver que la pro-
priété est une usurpation, un vice, un mal, presqu'un
crime !
Il existe une autre preuve qui ne doit pas être perdue
de vue.
Si les Apôtres avaient établi la vie commune comme une
conséquence directe de l'enseignement de leur divin Maître,
les chrétiens du premier siècle, fidèles jusqu'à l'héroïsme,
persévérants jusqu'au martyre, n'auraient pas facilement
abandonné un régime imposé par les dépositaires de la
parole souveraine et incontestée du Christ. Or, les nom-
Ci) T. IX, p. 101-102; édit. Migne.
(2) Act. II, 37, 38.
^ 49 -
breux savants qui se sont livrés à Tétude approfondie des
annales de FÉglise primitive sont unanimes à reconnaître
que le genre de vie adopté par les chrétiens de Jérusalem
était envisagé comme un régime essentiellement passager.
Ils affirment tous que la communauté volontaire de biens,
en supposant qu'elle ait existé sur une vaste échelle, ne s'est
pas prolongée au delà du martyre de S. Etienne; en d'autres
termes, qu'elle n'a pas même duré deux ans (1)! Les pre-
miers fidèles de la ville sainte se trouvaient dans une situa-
tion exceptionnelle. Us avaient entendu la parole du Sau-
veur; ils avaient assisté à sa mort, ils avaient vu couler son
sang divin; ils savaient que la bonne nouvelle devait être
annoncée à toutes les nations. Pleins d'ardeur et de foi,
entourés d'ennemis implacables, forcés de s'entr'aider dans
les périls communs, sachant que Jérusalem devait ôtre con-
quise et détruite avant la disparition de la génération pré-
sente, ils avaient perdu de vue les biens de la terre, pour
s*occuper uniquement de la mission divine que Jésus-Christ
avait confiée à ses disciples. Appelés à régénérer le monde,
ils voulaient, d'un côté, se dégager des soucis de la vie
matérielle, de l'autre, fournir aux besoins de ceux qui se
consacraient à la prédication de l'Évangile et aux travaux de
l'apostolat. Les Apôtres ne prêtaient point à intérêt, ils
n'achetaient point de terres, les capitaux restaient impro-
ductifs dans leurs mains, et chaque distribution amoindris-
sait le trésor de la communauté. Gomment eût-on pu cher-
cher dans ce régime l'état normal d'une Église qui, suivant
le témoignage des Apôtres mêmes, devait subsister jusqu'à
(1) Voy. Mamachius, Origines, etc., t. III, p. 285 et 286. — Il est cer-
tain qu'après la lapidation de S. Etienne, les Actes des apôtres ne font
plus aucune mention de la mise en commun des biens.
— âo •
»
la fin des siècles et abriter dans son sein tous les peuples
du globe? Un tel régime, nécessairement temporaire, ne
pouvait convenir qu'à des hommes qui, s*affranchissant de
toutes les passions et foulant aux pieds tous les intérêts
temporels, concentraient toutes les sollicitudes de leur
existence dans la diffusion de la bonne nouvelle, dont ils
étaient les premiers dépositaires. L'Église n'y a jamais vu ni
une loi générale, ni une loi permanente.
Sous ce rapport encore, il n'est pas possible de soulever
un doute sérieux. Aux yeux de Baronius, la communauté de
Jérusalem était un régime transitoire, « établi par suite
» d'une inspiration particulière du Saint-Esprit (1). » Selon
Fleury, « la vie commune entre tous les fidèles était une
» pratique singulière de cette première Église de Jérusalem,
» convenable aux personnes et au temps (2). » Suivant
Richard Simon, le rude et implacable critique, il faut mettre
une grande différence entre un usage qui n'a été qu'un acd-
dent dans l'Église , qui n'y a pas même duré longtemps, et
une loi divine dont on ne peut jamais être dispensé (3). Pri-
deaux (4), Gibbon (8), Morus (6), Salvador (7), Moreau-Chris-
tophe (8), Sudre (9), en un mot, tous ceux qui se sont livrés
à l'examen du problème sans idées systématiques ou pré-
(1) Annal eccles., ad an. XXXÏV, p. 231. Ed. cit.
(2) Mceurs des Chrétiens, éd. cit. p. 19.
(3) Histoire de l'origine et du progrès des revenus ecclésiastiques, p, 1.
Ed. de Francf., 1684.
(4) Uumphr. Prideaux, Hist. des juifs et des peuples voishis; trad.
franc., t. II, p. 179. Edil. de 1755 (In-4«).
(5) Hist. de la Dec, de VEmp, rom,, c. XV ; t. IV, p. 99. Edit. de Paris,
1786.
(6) Utopie, p. 342-343; Irad. de Guedeville; édit. de 1715.
(7) Jésus et sa doctrine, t. Il, p. 176 ; édit. beige de 1838.
(8) Du problème de la misère, t. II, p. 261 ; édit. de 1851.
(9) Histoire du communisme, p. 31 ; édit belge de 1850.
- 21 —
conçues, ont émis une opinion identique. Catholiques, pro-
testants, juifs, déistes, amis ou adversaires de FÉglise, la
science, malgré la diversité de leurs affections et de leur
but, les a conduits au même résultat. Tous admettent que
la communauté de Jérusalem n'eut qu*une durée éphémère
et qu'elle, disparut avec les circonstances exceptionnelles
qui l'avaient motivée.
Rappelons-nous d^ailleurs que l'Église de Jérusalem n'est
pas la seule qui doive son origine à la prédication immé-
diate des Apôtres. Sans armées, sans trésors, sans aucun
des mille moyens de terreur ou de séduction qui agissent
sur les masses, ces triomphateurs d'une nouvelle espèce
s'étaient dispersés dans toutes les directions pour conquérir
le monde connu de leurs compatriotes. Pauvres, inconnus,
couverts de vêtements grossiers, méprisés par les philo-
sophes et les prêtres du paganisme, ils traversaient léS villes
et les provinces, et partout des sociétés religieuses, des
Églises pleines de ferveur et de foi surgissaient pour ainsi
dire sous leurs pas. Y eut-il une seule de ces Églises où le
régime intérieur fût réglé sur le modèle fourni par la vie
prétendument commune des fidèles de Jérusalem?
Nous possédons les lettres que les Apôtres adressaient
aux églises naissantes, et nulle part ces documents, si pré-
cieux pour la religion et pour l'histoire, ne renferment une
seule insinuation contre la propriété, une seule recomman-
dation en faveur du communisme.
S. Paul écrit à Timothée. « Ordonnez aux riches de ce
» monde de ne pas être orgueilleux; de ne point mettre
)) leur confiance dans les richesses incertaines et périssa-
» blés,.. . d'être charitables et bienfaisants, de se rendre riches
» en bonnes œuvres, de faire Vaumône de bon cœur (1), »
(1) Epist. 1, VL 17.
- M —
Le même Apôtre, voulant stimuler la charité des chré-
tiens de Gorinthe, leur écrit : « Gomme vous ôtes riches en
» toutes choses, en foi, en éloquence, en science, en toutes
» sortes de soins et en Taffection que vous me portez,
» soyez-le aussi en cette sorte de grâce (la charité). Ce que
» je ne vous dis pas néanmoins pour vous imposer une loi,
» mais seulement pour vous porter, par Texemple de Fardeur
» des autres, à donner des preuves de votre charité sin-
» cère.... C'est ici un conseil que je vous donne, parce que
» cela vous est utile.... Ainsi que chacun donne ce qu*il
» aura résolu en lui-même de donner, non avec tristesse,
» ni comme par force ; car Dieu aime celui qui donne avec
» joie (1). »
Ainsi Taumône serait libre et volontaire, et la communauté
serait obligatoire (3) !
Est-ce que les Apôtres auraient eu deux doctrines, deux
symboles, deux christianismes, Tun à Tusage de la ville
sainte, l'autre à l'usage de l'Asie, de l'Afrique, de la Grèce
et de l'Italie? Jusqu'ici l'esprit de paradoxe, malgré l'iné-
puisable fécondité de ses ressources, n'a pas encore, osé
produire cette supposition absurde.
S. Pierre, S. Jean et S. Jude professent, à l'égard des
devoirs imposés au riche, la même doctrine que S. Paul.
Dans tous les temples, on avait introduit l'usage de faire
(i) Episl. II, VIII, 7, 8 et 10; IX, 7
(2) Le langage de S. Paul est d*autant plus décisif que c'est précisé-
ment en faveur des chrétiens de Jérusalem qu'il ne cesse de demander
des aumônes : « Quant aux aumônes qu'on recueille pour les saints,
1 faites la môme chose que j'ai ordonnée aux églises de Galatie
» (I, Corinth., XVI, 1). — Il est inutile de vous écrire davantage tou-
« chant l'assistance qu'on prépare aux saints de Jérusalem (II, Co-
)i rinth., VII, 1 et sqq.; IX, 1). — Je m'en vais à Jérusalem porter
)» quelques aumônes aux saints (Rom., XV, 25). » L'apôtre demandait
l'aumône : il n'imposait par le communisme.
- 23 -
des collectes en faveur des frères pauvres et souffrants;
mais les dons étaient purement volontaires, et les docteurs
de rÉglise nous apprennent que cette coutume, après la mort
des Apôtres, s'était maintenue avec son caractère primitif.
Après avoir raconté la célébration des saints . Mystères ,
S. Justin ajoute : « Ceux qui sont riches donnent librement
» ce qu'ils veulent, et tout ce qu'on recueille ainsi est
» déposé entre le« mains de celui qui préside l'assemblée,
» lequel en dispose pour venir en aide aux orphelins, aux
» veuves, aux malades, aux indigents, aux prisonniers et
» aux visiteurs dépourvus de ressources (1). » Les écrits de
TertuUien renferment un témoignage analogue : « Tous les
» mois, dit-il, chacun apporte son modique tribut, s'il le
» veut et s'il le peut ; car personne n'est contraint, et les dons
» sont essentiellement volontaires. Ils forment pour ainsi
» dire le dépôt de la charité (2). »
Nous venons de parler des lettres des Apôtres qui nous
sont parvenues. Tous les devoirs de l'homme, toutes les obli-
gations du citoyen, toutes les situations de la vie y sont
prévus et réglés. Elles déterminent les droits et les devoirs
du souverain, du citoyen, du prêtre, du père de famille, de
répoux, de la femme, de l'enfant, du maître, de l'ouvrier,
de l'esclave, du riche et du pauvre. Elles flétrissent tous les
vices, elles glorifient toutes les vertus. Comment se fait-il
que, tout en voulant diriger les pas et régler les actes des
premiers disciples du Christ, les Apôtres, ces prétendus
communistes de Jérusalem, n'aient pas une seule fois pres-
crit la mise en commun des biens de la terre? Comment,
surtout, expliquer les récompenses sans nombre qu'ils pro-
<1) Apol. 1», c. LXVII, p. 67. EditMigne.
Cl) ApoL, c. XXXIX, p. 470. Edit. Migne.
— 24 —
mettent à Taumône, ce sacrifice volontaire qui ne saurait se
concevoir sans la propriété individuelle ? Une seule réponse
est possible : c*est que Tanéantissement de la propriété indi-
viduelle, incompatible avec le septième précepte du déca- .
logue et le commandement formel de Taumône, n'entrait
pas dans les vues des fondateurs du christianisme (1).
Ce que nous venons de dire des Apôtres s'applique égale-
ment à leurs successeurs immédiats. Dans une lettre, écrite
avant la fin du premier siècle de TËglise, S. Barnabe, énu-
mérant tous les devoirs du chrétien, dit à propos de la pro-
priété : ce Tu ne convoiteras pas les biens de ton prochain,
)) et tu fie seras point avare (S). » Et les Constitutions apos-
toliques, reproduisant le texte des quatre derniers préceptes
du décalogue, ajoutent : « Abstenez-vous de l'avarice et de
» l'injustice.... Maudit soit celui qui transporte les bornes
» de son prochain (Deut,, XXVII, 47) (3)! » Évidemment
l'avarice suppose l'existence du droit de propriété chez
l'avare, de même que le déplacement des bornes suppose la
possession du champ voisin chez celui qui commet le délit.
Qu'on ajoute à ces deux fragments les passages que nous
avons empruntés dux écrits de Tertullien, de S. Justin, de
Clément d'Alexandrie, d'Origène, d'Arnobe et de S. Gyprien,
et toute discussion sérieuse deviendra impossible. Assuré-
ment on ne prétendra pas que les rationalistes de notre
temps connaissent, mieux que les Pères des trois premiers
siècles, mieux que les rédacteurs des Constitutions apos-
(i) C'est en vain qu'on se prévaut des malédictions que S. Jacques
prononce contre les riches (V, i-6 ; 1, 11). Un coup d'œil jeté sur Fen-
semble du texte suffit pour se convaincre que ce passage ne se rapporte
qu'aux mauvais riches.
(2) Epist. cath., c. XIX; p. 778, édit. Migne.
(3) Const, Apost., 1. 1, c. I, p. 559. Patr. grsec, t. I. Edit. Migne.
— as -
loliques, les usages et les règles saivis dans TÉglise pri-
mitive.
Est-il nécessaire de prouver encore que la communauté
de Jérusalem fut un Tait passager et exceptionnel? Est-il
possible 'd^affirmer que l'abdication de la propriété était en
quelque sorte la condition de Feutrée dans TÉglise? Nous
ne le pensons pas.
IL
LES PÈRES DE l'ËGLISE.
Le système d'interprétation suivi à l'égard des Actes des
Apôtres a été très-habilement appliqué aux écrits des Pères
de l'Eglise. S'il faut ajouter foi aux socialistes de 1848 et
aux rationalistes de 1870, TertuUieh, S. Justin, Clément
d'Alexandrie, S. Grégoire, S. Jérôme, S. Jean Chrysostome,
tous les docteurs des premiers siècles, tous les oracles de
TÉglise naissante, tous les guides du christianisme primitif
proclament à l'envi l'injustice et l'impiété de la propriété,
Texcellence et la sainteté du communisme.
Un traité complet sur les doctrines économiques des Pères
^ serait incontestablement, au point de vue de l'histoire de la
civilisation européenne, une œuvre dont les esprits superfi-
ciels pourraient seuls méconnaître l'importance. Mais, nous
l'avons déjà dit, quand même cette œuvre ne dépasserait pas
nos forces, tel ne saurait être notre but en jetant un rapide
coup d'œil sur quelques faces d'un problème qui se rattache
ea même temps à la morale chrétienne, à l'économie sociale
et à la philosophie de l'histoire. Ici encore, nous nous cou-
- 26 —
tenterons de redresser les erreurs les plus graves et de
rendre leur véritable sens aux passages qu'invoquent tour
à tour les adversaires de la propriété et les adversaires de
rÈglise.
Le développement rationnel de la matière exige quelques
réflexions préliminaires.
Pour les docteurs de l'Église primitive, comme pour les
catholiques du dix-neuvième siècle, le chrétien parfait est
celui qui pratique non-seulement les préceptes, mais encore
les conseils de l'Évangile. Répudier tout ce que les hommes
poursuivent de leurs désirs, de leurs ambitions et de leurs
convoitises ; se dégager de tous les soucis de la vie maté-
rielle; se dépouiller de ses biens au profit des pauvres, et
laisser à Dieu seul le soin de subvenir aux besoins matériels
de sa créature ; consacrer tous ses jours, toutes ses heures
à la prière et aux bonnes œuvres; fouler aux pieds les
délices de la vie, les rêves de l'orgueil, les séductions de la
gloire, et même les joies douces et pures de la famille, pour
se vouer de toute son àme.et de toutes ses forces à la prédi-
cation de l'Évangile, à la diffusion des vérités religieuses,
au soulagement des misères matérielles et morales de Thu-
manité : tel était aux yeux des Pères, tel est encore à nos
yeux l'idéal du chrétien parfait, du saint.
Mais les Pères, pas plus que les évêques du dix-neuvième
siècle, n'ont voulu faire de cet état de perfection une loi du
christianisme. Ils connaissaient trop bien, ils vénéraient
trop profondément le texte de l'Évangile pour se rendre
coupables de cette exagération. Au jeune homme qui lui
demandait : « Que faut-il faire pour mériter la vie éter-
» nelle? » Jésus avait répondu : « Vous ne tuerez point,
» vous ne commettrez point d'adultéré, vous ne déroberez
» point.... » Et ce ne fut que lorsque le jeune homme, allé-
- 37 -
guant qu'il observait ces préceptes depuis son enfance,
voulut savoir « ce qui lui manquait encore », que le Rédemp-
teur avait ajouté, comme conseil : « Si vous voulez être par-
» fait, vendez ce que vous possédez, donnez-le aux pauvres,
» et suivez moi (1). » Pas plus au temps des Apôtres qu'au
lendemain de la révolution française, l'Église, invariable-
ment fidèle à la parole de son divin fondateur, n'a fait de
Fabdication de la propriété, de la répudiation absolue des
richesses, la condition du salut éternel. Elle n'a jamais
songé à convertir un conseil en précepte, à rendre obliga-
toires pour tous des recommandations faites au nombre
toujours et nécessairement trës-restreint des parfaits.
Qu'on nous permette de citer un exemple.
Riche, heureux, entouré d'hommages, favorisé de tous les
dons dé l'intelligence et du cœur, un jeune homme renonce
à l'éclat d'une grande existence, embrasse la vie religieuse,
se revêt d'un froc de bure et va répandre le christianisme
et la civilisation sur des plages inhospitalières où le sang
des martyrs coule encore sous le glaive des bourreaux. Il
pratique à la fois les préceptes et les conseils de l'Évangile ;
il vise à la perfection ; il pousse l'abnégation, le dévouement
et la vertu jusqu'aux dernières limites de l'héroïsme. Ne
serait-on pas évidemment à côté de la logique et de la
vérité, ne s'écarterait-on pas des notions les plus simples du
bon sens et de la justice, si l'on plaçait ce jeune homme
parmi les ennemis de la propriété, parmi les niveleurs mar-
chant sous la bannière du communisme ? Et si le dévouement
du jeune missionnaire échappe à toute critique fondée, ne
doit-on pas en dire autant de la religion qui l'inspire et le
récompense (2)?
(1) Evang. s. Matth., XIX, 17—22.
(2) On pourrait tout aussi bien accuser l'Eglise de condamner le
l «.*
I
\
- 38 -
Rappelons-noQS aussi que la définition de ia propriété
admise par les jurisconsultes romains, à Tépoque où vivaient
les Pères de TÉgiise, n*était pas rigoureusement conforme
aux prescriptions du droit naturel, aux exigences de la jus-
tice, aux prétentions légitimes des déshérités de la grande
famille humaine. La propriété était le droit d'user et d'abuser
iju8 utendi et (dnUendi) ! Atteint d'un incurable égoïsme, dur,
hautain, ignorant jusqu'au nom de la charité, le propriétaire
romain était toujours préoccupé de ses droits et jamais de
ses devoirs. La principale, pour ne pas dire l'unique préoc-
cupation de sa vie était l'agrandissement incessant de ses
terres; et l'on sait que ce mélange d'avidité et d'orgueil, en
quelque sorte sanctifié par la loi, produisit des conséquences
monstrueuses. Sous le régime corrupteur de l'Empire, la
propriété immobilière fut entraînée dans un mouvement de
concentration sans exemple dans les annales des autres peu-
ples. Des districts entiers devinrent le domaine d'un seul
homme; des territoires qui avaient nourri tout un peuple
furent jugés trop étroits pour un seul possesseur, et l'on vit
un instant la riche et vaste province d'Afrique devenir la
proie de six patriciens romains (1)! « Jusqu'où, » disait
Sénèque aux riches de son temps, « jusqu'où étendrez-vous
» les limites de vos propriétés? Une terre qui contenait tout
)> un peuple ne suffit plus à l'ambitieuse avidité d'un seul
» possesseur? Jusqu'où pousserez- vous vos charrues, vous
» qui pensez que les limites d'une province sont trop
» étroites pour vos domaines? Des fleuves célèbres, qui
)) jadis servaient de frontière à de grandes nations/ vous
mariage, parce qu'elle voit dans la virginité un degré supérieur de
perfection !
(1) Sex domini semissem Africœ possidebatU,., Pllnius, HisL nat.,
h. XVllI, c. VU, no 3.
- i» -
» appartiennent depuis leur source jusqu'à leur embou-
» chure f Mais cela même ne vous suffit pas. Il faut que des
» mers soient enfermées dans vos terres ; il faut que vos
» fermiers régnent au delà de l'Adriatique, de la mer
» Ionienne et de la mer Egée; il faut que des tles, jadis
3 le séjour de chefs puissants, figurent au nombre de vos
» possessions les plus chétives (1). > Telle était la propriété,
et tels étaient les propriétaires que les Pères de l'Église
avaient sous les yeux dans les trois premiers siècles ! Il ne
faut donc pas s'étonner qu'ils aient fréquemment rappelé
aux riches de leur temps les malédictions prononcées contre ^ /
le « mauvais riche » de l'Évangile. Les adversaires du catho- ' .
lieisme commettent une exagération manifeste en appliquant Cx, Uj^
à la propriété, telle qu'elle existe dans la société chrétienne, L
les critiques et les anathèmes dirigés contre l'abus de la^H. V^it
propriété dans le monde romain, où les richesses étaient ^ f
devenues l'instrument des cruautés, des oppressions et des \ ^.
débauches du paganisme (3). /
Il suffit de se rendre compte de l'influence exercée par . ' / - '
ces faits incontestables, en d'autres termes, il suffit de se
(i) Seneca, Epist, LXXXIX.
(2) n est une autre remarque à faire pour les Pères qui ont écrit
avant le règne de Constantin. Les chrétiens, entourés d'innombrables
ennemis, étaient pour ainsi dire constamment en présence de la per-
sécution, des supplices et de la mort. On conçoit que la propriété fût
dédaignée et que la charité brillât de tout son éclat, dans une société
religieuse où le riche et le pauvre, enveloppés dans la même proscrip-
tion, pouv^ent à toute heure voir arriver les soldats chargés de les
traîner à la prison ou à Tamphithéâtre. QueUe valeur avaient alors
Targent, les pierres précieuses, les statues, les vases, les vêtements
d'or et de pourpre, dont il est si souvent parlé dans les écrits des
évoques et des prêtres du premier âge du christianisme? Les richesses
mobilières, de même que les maisons et les terres, étaient inutiles &
des hommes que menaçait sans cesse le glaive du bourreau ou la dent
du tigre.
- 30 -
placer au point de vue où se plaçaient les docteurs chrétiens»
pour apercevoir rinanité des objections qu'on va chercher
aujourd'hui dans les monuments religieux des quatre pre-
miers siècles.
Obéissant aux inspirations d'une charité ardente ; animés
de cette foi vive qui brave les obstacles et vole au devant du
sacrifice; profondément affligés du spectacle des misères
et des vices qu'ils avaient sous les yeux, les évoques ne
cessaient de rappeler aux fidèles l'obligation de venir en
aide à leurs frères souffrants et infirmes. Pour stimuler la
bienfaisance, pour provoquer des aumônes abondantes, ils
invoquaient non-seulement les paroles de Jésus-Christ et le
texte de l'Écriture, mais encore les principes du droit natu-
rel, les enseignements de l'histoire, les traditions des écoles
philosophiques, en un mot, toutes les considérations de jus-
tice et d'équité qu'ils jugeaient propres à agir sur l'esprit de
leurs contemporains (1). Parmi ces saints docteurs, il en est,
à la vérité en très-petit nombre, que leur zèle charitable a
parfois conduits à émettre des maximes qui, prises isolément
et à la lettre, seraient de nature à faire supposer qu'ils
avaient momentanément perdu de vue la rigueur du sep-
tième précepte du décalogue. Mais qu'on ne se hâte pas trop
de pousser un cri de triomphe ! Pour peu qu'on examine la
doctrine dans son ensemble et qu'on se souvienne des
besoins de l'époque où elle fut émise ; pour peu qu'on s'ef-
force de pénétrer le sens des maximes que ces apôtres de
la charité chrétienue invoquaient pour émouvoir leurs audi-
teurs, on ne tarde pas à s'apercevoir que toutes ces phrases
significatives ne sont au' fond que des précautions oratoires,
(i) Cette manière de procéder se fait surtout remarquer dans le traité
De officiis ministvch^im de S. Grégoire.
- 31 -
lesquelles, à leur tour, ne consistent que dans Texagération
de faits vrais et de principes inattaquables.
S. Jean Chrysostome, S. Jérôme et S. Ambroisè sont ordi-
nairement cités en première ligne. Nous suivrons le môme
ordre.
Constatons d'abord que l'illustre et éloquent évêque de
Constantinople, admettant le principe de la propriété avec
toutes ses suites naturelles, n'a jamais vu dans la coexistence
du riche et du pauvre un fait contraire au vœu *de la nature
et aux préceptes du christianisme. Son éloquence fougueuse
et puissante flétrissait les égoïstes, les avares, les usuriers,
les créanciers impitoyables; les maîtres sans entrailles, en
un mot, les mauvais riches ; mais il avait trop de science et
de génie pour ne pas savoir que l'inégalité des conditions
serait l'inévitable résultat de l'inégalité des facultés natives,
quand même les passions, les erreurs et les maladies ne
fourniraient pas leur triste et éternel contingent de décep-
tions et de ruines.
Dans ses Homélies sur la Genèse, nous trouvons, entre
autres, les passages suivants : « Je ne blâme pas les
» richesses, mais l'abus des richesses.... Abraham était
» riche. Job était riche ; et non-seulement les richesses ne
» leur ont causé aucun dommage, mais elles ont contribué
» à les rendre plus parfaits. Pourquoi ? Parce qu'ils ne s'en
» servaient pas exclusivement dans un but égoïste et qu'ils
» venaient en aide à ceux qui étaient dans l'indigence (1). »
— « En consacrant les richesses superflues au soulagement
» de la misère, nous donnons à tous un grand exemple de
» véritable sagesse (2). » — « Il ne faut pas dépenser ses
(1) Hom, LXVI, in c. XLVIII Gen. T. VI, p. 57i, édil. Migne.
(2) Hom, LIV, in c.'XXVlII Gen. T. IV, p. 479.
- 38 -
» richesses en vaines superfluftés (1). » Tel est le sens
des maximes qu*on rencontre pour ainsi dire à. toutes les
pages de la vaste collection de ses œuvres.
Nous avouons ne pas comprendre comment on est arrivé
à voir un adversaire de la propriété dans Torateur qui disait
aux fidèles d'Antiocbe et de Gonstantinople : « J*ai déclaré
que je ne blâmais pas le vin, mais Tivresse ; de môme, je
ne blâme pas les richesses, mais Tavarice et la cupi-
dité (3). » — a Je ne cesse de votis dire que je ne condamne
pas rhomme riche, mais l'homme rapace. Autre chose est
d'être riche, autre chose d'être rapace ; autre chose d'être
opulent, autre chose d'être avare (3). » — « Il ne faut pas
condamner les richesses, mais leur mauvais usage ; car
elles ne sont pas un mal, si nous en savons user comme
il convient, sans orgueil et sans arrogance.... Je n'accuse
pas les riches comme tels ; je ne veux pas vous faire haïr
l'argent, mais le mauvais usage de l'argent qu'on consacre
à la luxure (4). » — « Ce n'est pas un crime d'avoir des
trésors, des chevaux et des chars.... Quand Isaïe repro-
chait leurs richesses à ses contemporains (Is. II, 7), il les
blâmait seulement de ne pas en user avec l'esprit qui doit
présider à cet usage (8). » — « Dieu n'a rien créé de mau-
vais, et toutes ses œuvres sont excellentes. L'argent même
est donc bon, pourvu qu'il ne domine pas ceux qui le pos-
sèdent et qu'ils en consacrent une partie au soulagement
des misères du prochain (6). » Le célèbre fragment de
l'Homélie sur Lazare, tant de fois invoqué pour faire de
(1) Hom, XLVIII, in c. XXIV. Gen. T. IV, p. 440. Edit. Migne.
<2) II* Hom. an peuple d'Antioche; T. II, p. 40.
(3) Ham. De capto Eutropio; T. III, 2« p., p. 399.
(4) I* Hom. sur VInscripiion de Vautéi ; T. III, p. 69.
(5) In Isaiam, C. II. T. VI, p. 36.
(6) Ham, XIV, In episL ad Corinth, I. T. X, p, 113.
S. Jean Ghrysostome l'un des ppéourseurs de M. Proudhon,
ne s'éloigne en rien de la doctrine irréprochable qui.se ma-
nifeste dans tous les fragments que nous venons de trans-
crire. Parlant du précepte de l'aumône, le saint éyêque,
après avoir rappelé que le pauvre a droit aux secours du
riche, affirme que les riches qui ne font pas V aumône sont
aussi coupables que les voleurs : Dives miQuus /a/ro. (l'est en
parlant exclusivement des riches iniques qu'il s'écrie : « Ils
» sont en quelque sorte comme des voleurs qui assiègent les
» chemins, dévalisent les passants et transforment leurs
» demeures en cavernes oii ils enfouissent le bien d'autrui.»
L'image, trop vigoureu3e,:pëche peut-être par un peu d'exa-
gâration ; mais la pensée qu'elle recouvre ne porte aucune
atteinte aux droits de la propriété individuelle. La conclu-
sion du discours dissipe tous les doutes : <c Rappelons-nous
» donc, dit l'orateur, que si nous refusons de venir en aide
» à nos frères, nous serons punis tout comme ceux qui dé-
» robent le bien d'autrui (1). »
II est vrai que S. Jean Ghrysostome, parlant un jour de
la communauté de biens établie parmi les premiers chré-
tiens de Jérusalem, a proposé ce genre de vie, non-seule-
ment comme un exemple digne d'être imité, mais encore
comme un moyen efiicace de convertir tous les infidèles.
Dtans sa onzième homélie sur les Actes des Apôtres, il émet
ravis, que si tous les chrétiens de Gonstantinople mettaient
en commun leurs maisons, leurs terres, leur or, leurs pierres
précieuses, en un mot, toutes leurs richesses, ces trésors
aceumulés suffiraient amplement pour éteindre la misère et
fournir à tous le moyen de vivre dans l'abondance. Il cite
l'exemple des moines, « qui vivent dans leurs monastères,
(i> Cùnc: I de Lataro. T. I, p. 960^088.
- S4 -
» comme les premiers chrétiens vivaient à Jérusalem, et
» parmi lesquels cependant nul ne meurt de faim. » Il
affirme que le retour aux usages de TÉglise primitive pro-
duirait un bien-être immense pour le riche et pour le pauvre,
mais surtout pour le premier. Il fait remarquer que la divi-
sion diminue partout les ressources, tandis que la commu-
nauté réunit les forces et les décuple par la concorde : bref,
il engage ses auditeurs à se soumettre au régime écono-
mique adopté par les monastères du quatrième siècle. Mais
que prouvent ces conseils, ces calculs, ces hypothèses et ces
espérances? Trouve-t-on, dans cette longue homélie, une
seule phrase qui condamne la propriété, qui dénie aux riches
le droit de conserver la possession de leurs richesses ? En
aucune manière ! L'éloquent évéque de Gonstantinople, em-
porté par les élans d'une charité ardente, et jugeant tous les
cœurs d'après la pureté du sien, voyait dans le retour au
régime passager de Jérusalem une source de bonheur et de
prospérité; sortant du domaine invariable du dogme et de la
foi, il proposa l'adoption d'un genre de vie qui n'est point
prescrit par l'Évangile et que repoussent à la fois les leçons
de l'expérience et les principes fondamentaux de l'économie
politique; mais il n'a jamais, un seul instant, voulu révoquer
en doute la légitimité de la propriété. N'avait-il pas déjà
expressément déclaré que la communauté de Jérusalem était
une œuvre d'abnégation volontaire (1)?
C'est tout aussi inutilement qu'on s'empare de la LXXVIP
homélie du même Père sur l'Ëvangile de S. Mathieu. Dans
ce discours, S. Jean Ghrysostome disait aux riches : « Si
D vous êtes richesi ce n'est pas pour vous seuls, mais aussi
(i) Le fragment de la XI* Hom. que nous avons analysé forme les
p. 96 à 96 du T. IX, édit. Migne. ^ Voy. ci-dessus p. 17, Topinion de
S. Jean Ghrysostome sur le vrai caractère de la communauté de Jéru-
salem.
- 55 -
» pour les autres. Vous Têtes, non pour consacrer votre bien
» à de folles prodigalités qui ne servent que vos passions,
» mais pour le distribuer à des indigents dont il soulage les
» misères. Vous vous croyez les propriétaires de ce bien ;
» vous n'en êtes que les économes !... (1) » Il y a vingt ans,
les soi-disant réformateurs du monde moderne citaient ce
passage avec des cris de triomphe. Les riches ne sont pas les
propriétaires de leurs richesses, ils n'en sont que les économes :
voilà, s*écriaient-ils, la condamnation formelle du principe de
la propriété individuelle ; celle-ci n'est plus qu'un fait acci-
dentel, qu'un acte de jouissance précaire, qu'un économat !
Hais ce langage était, encore une fois, le produit d'une
erreur grossière, d'une illusion décevante. Dix lignes plus
bas, S. Jean Ghrysostome avait eu soin d'expliquer sa pensée
de manière à dissiper tous les doutes, a Quand même, dit-il,
» vous auriez reçu toutes vos richesses de vos pères, ces
» richesses n'en seraient pas moins celles de Dieu avant
» d'être les vôtres ; et Dieu vous les donne pour que vous
» assistiez l'indigent et que vous y trouviez l'occasion
» d'exercer la vertu (2). » C'est une pensée irréprochable à
tous égards, et que S. Jean Ghrysostome a maintes fois
développée avec sa vigueur ordinaire. Déjà dans sa dixième
homélie sur la première épître de S. Paul aux Corinthiens,
il s'était écrié : « Vous n'avez rien qui vous appartienne en
» propre : richesses, talent de la parole, votre existence
» eHe-même, vous les tenez de Dieu, tout appartient à Dieu.
» Il vous a fait riche, comme il pouvait vous faire pauvre.
» Il ne tient qu'à lui de vous plonger dans la misère. S'il ne
» le fait pas, c'est qu'il veut vous donner l'occasion de mériter
(1) T. VII, p. 707 et sqq.; édit. Migne. Analyse de Guillon (Biblioth.
des Pères, t. XIX, p. 25 et 36, édit. belge de 1828).
(2) T. VII, p. 707.
- 56 —
)> récompense. Ces richesses qu'il vous a données, il ne tient
» qu'à lui de vous les retirer. ïl vous les laisse pour vous
» associer au ministère de sa Providence. Prétendre qu'elles
» sont à vous avec le droit d'en user arbitrairement et d'une
» manière absolue, c'est manquer à la reconnaissance qui lui
» est due. La nature et la religion vous apprennent égale-
» ment dans quelle dépendance vous êtes à son égard.... Les
» richesses sont à la société humaine ce que les aliments
y> sont au corps : si l'un des membres voulait absorber à lui
» seul la nourriture qui appartient à tous, le corps tout
» entier dépérirait ; il ne s'entretient que par la distribution
» qui s'en fait dans les diverses parties. L'harmonie géné-
» raie ne se maintient que par l'échange des services entre
» les riches et les pauvres. Donner et recevoir, voilà la
» théorie de toute la société (1). » Voici donc toute la pensée
du Saint : « Les richesses, les talents naturels, la vie de
l'homme elle-même, tout appartient à Dieu ; l'homme n'a pas
le droit d'user arbitrairement des biens que la Providence
lui a départis ; il doit venir en aide à ses frères qui souffrent,
il doit tenir compte des exigences de la vie sociale : la pro-
priété n'est pas, aux yeux de Dieu, le droit d'user et d'abuser
des choses qui en sont l'objet ! »
Qu'y a-t-il à reprendre à cette doctrine salutaire? Les
jurisconsultes, les philosophes et les économistes ne sont-ils
pas aujourd'hui d'accord pour proclamer que la définition
romaine de la propriété (Jus utendi et abutendi) est loin d'être
conforme aux préceptes de la morale, aux exigences de la
Justice, aux principes du droit naturel? Oui, les riches sont
associés au ministère de la Providence, et la noble, la salutaire
(1) Analyse de l'Hom. X sur la lr« épit. aux Corinthiens (GuiUon,
l, XIX, p. 27).
- 37 -
pensée de Févéque ie Constanlinople se retrouve dans le
proverbe populaire : Richesse oblige ! Mais si le riche a des
obligations à remplir, il n'en résulte pas que la possession
des richesses soit contraire à la loi de Dieu; il ne s'ensuit
pas que la propriété soit illégitime ! Comment l'aumône
pourrait-elle mériter récompense, si celui qui la fait n'était
pas propriétaire légitime de la chose donnée? Quel sens
auraient ces mots sur les lèvres d'un évêque qui verrait dans
la propriété individuelle un vice, un crime, un fait attentoire
aux lois de Dieu et de la nature ? Et cet argument est d'au-
tant plus irréfutable que, dans le discours auquel nous avons
emprunté le dernier fragment, S. Jean Chrysostome avait
pris pour texte ces paroles de S. Paul : « Que chacun de
» vous mette à part chez soi le premier jour de la semaine
» ce quHl lui plaira pour les besoins du pauvre ! » Qu'on se
donne la peine de lire la XXV*' homélie sur l'Évangile de
S. Mathieu. Là S. Jean Chrysostome, plus explicite encore,
dit aux riches : « Vous vous défendez de faire l'aumône sous
a prétexte des charges publiques, des impôts énormes que
» vous avez à payer. Nous ne vous imposons points nous : ce
» que nous vous demandons est volontaire, et personne ne vou^
» contraint. Est-ce là une raison de ne rien donner? Que
» vos terres vous rendent ou non, vous n'êtes pas moins
» obligés de payer ; vous n'oseriez pas contrevenir à la loi.
» Et pour Jésus-Christ qui ne vous violente pas, qui ne vous
» demande qu'un peu de votre superflu, vous n'avez que des
» rebuts (1) ! »
Onne vous impose pas, on ne vous demande qu'un peu de
votre superflu, on ne votis contraint pas : est-ce le langage
d'un apôtre du communisme?
(1) Hom. LXVI in Evang. Matth, T. VII, p. 631. Edit. Migne. Anal,
de Guilion, t. XIX, p. 106.
- 58 -
Passons aux volumineux écrits de S. Jérôme.
On .sait que le rigide et pieux solitaire de Bethléhem mé-
rite à certains égards un reproche qui a été, quinze siècles
plus tard, bien des fois adressé au comte de Maistre. Une
âme ardente, une imagination fougueuse et féconde, accom-
pagnées d*une extrême sensibilité, se manifestent constam-
ment dans ses écrits, et, tout en restant toujours sur le ter-
rain de la vérité, il exprime souvent sa pensée avec une
incontestable exagération dans la forme. Ce fait, admis par
tous ceux qui ont étudié les œuvres de Tillustre anachorète,
ne doit pas être perdu de vue dans la matière qui nous
occupe. Si Ton veut connaître la véritable pensée de S. Jé-
rôme, il faut parfois la dégager de sa brillante enveloppe
pour Tenvisager froidement dans son essence.
Après cette réserve, demandons-nous s*il est vrai que le
solitaire de Bethléhem, condamnant en principe la propriété
individuelle, ait imposé aux chrétiens l'obligation de se dé-
pouiller de toutes leurs richesses au bénéfice des pauvres?
S'il est vrai que , suivant sa doctrine , toute propriété doive
être envisagée comme une œuvre d'iniquité, comme le pro-
duit d'un crime?
Nous n'hésitons pas à répondre négativement.
S. Jérôme a plusieurs fois commenté le célèbre verset de
S. Mathieu renfermant la réponse du Sauveur au jeune
homme qui désirait connaître les voies de la perfection :
(c Si vous voulez être parfait ^ vendez tout ce que vous pos-
» sédez et donnez-le aux pauvres...; puis venez et suivez-
» moi (1). » Or, chaque fois qu'il s'occupe de ce texte signi-
ficatif, il déclare, de la manière la plus nette, la plus déci-
sive, que la parole de Jésus-Christ, renfermant ici un
(1) s. Matth., XIX, 21.
- 39 -
conseil et non un précepte, est une simple recommandation
faite à ceux qui veulent atteindre à la perfection. II écrit à
Pammachius : <« Faites attention aux mots : si vous voulez
» être parfait. On ne vous impose pas une obligation ; on
» laisse à votre volonté une entière liberté, afin qu'elle puisse
» mériter la récompense promise aux parfaits. Si donc vous
» voulez être parfait; si vous voulez être ce que les pro-
» phètes, ce que les Apôtres ont été, ce qu'est Jésus-Christ lui-
» même..., vendez tout ce que vous possédez (1). » Parlant
du même sujet, il dit à Démétriade que le divin fondateur
du christianisme, s*abstenant de formuler une règle obliga-
toire, a abandonné ce point à la libre appréciation de chaque
fidèle : quoniam in hoc omni œtati, omnique personœ libertas
arbitra relicta sit; puis, arrivant à l'exemple d'Ananie, il rap-
pelle que celui-ci a été puni par le seul motif qu'il voulait
dérober une somme qui ne lui appartenait plus, à partir du
moment où il avait pris l'engagement de la donner à la com-
munauté (%). Toujours préoccupé du même texte, il écrit à
Julien : « Vendez vos biens.... et ne vous réservez rien par
» la crainte de l'indigence.... Voilà le parti que je vous
» engage à prendre, si vous voulez être parfait, si vous voulez
» atteindre à la suprême grandeur des Apôtres.,.. Sans doute,
» vous faites bien si, conservant vos biens, vous en consacrez
» une partie aux besoins des serviteurs de Dieu, à l'entre-
» tien des monastères et à l'ornement des temples; mais ce
» n'est là que le commencement de la perfection.... Puisque
» vous êtes parmi les premiers dans le siècle, p^rquoi ne
» voudriez-vous pas être parmi les premiers dans la famille
» du Christ (3)? » Reproduisant constamment le même
(1) Epist. LXVI ad Pamm. T. I, p. 643, éd. Migne.
(2) Epist. CXXX ad Demetriadeni, T. I, p. 1118.
(3) Epist. CXIX ad Jul. T. I, p. 963.
— 40 —
thème, il écrit à Hédibie : « On vous demande le renonce-
» ment aux choses de la terre, si vous voulez être parfaite ;
» mais on ne vous impose pas le joug de la nécessité ; on
» s'en réfère œmplétement à la libre manifestation de votre
» volonté.... Personne ne vous blâmera, si vous vous pro-
» noncez en faveur d*un genre de vie moins parfait (i). »
Nous ferions injure au bon sens de nos lecteurs, si nous
voulions leur prouver que la main qui a tracé ces lignes
n*était pas celle d*un communiste égalitaire, toujours prêt à
jeter Fanathëme aux défenseurs de la propriété individuelle.
S. Jérôme plaçait d*un côté le petit nombre des parfaits, de
Tautre la masse des fidèles. C'était aux premiers, et nulle-
ment aux seconds, qu'il donnait le conseil du renoncement
absolu aux choses de la terre.
Nous n'éprouvons pas plus d'embarras en présence du pas-
sage §i fréquemment cité où S. Jérôme, s'adressant à une
dame gauloise qui lui demande les règles de la perfection,
s'écrie, dans un de ces mouvements oratoires qui lui sont
familiers : « Le Sauveur a eu raison de dire (S. Luc, XVI, 9)
» que toutes les richesses sont le produit de l'iniquité (3). »
Deux réflexions suffisent pour écarter toutes les difficultés.
Si les richesses étaient toujours le produit de l'iniquité, il
est évident que tout chrétien devrait y renoncer sans aucun
retard et sans la moindre hésitation; tandis que, suivant
l'opinion cent fois manifestée par S. Jérôme, les chrétiens
ont incontestablement le droit de conserver leurs biens,
pourvu que, disposant sagement de leur superflu, ils soula-
(1) Epist. GXX ad Hedibiam. T. 1, p. 985. C'est dans le même sens
qu'il faut entendre les conseils qu'il donne à Furia (Epist. LIV, de
Viduitatc servanda. T. I, p. 550). Nous en dirons autant de la lettre LU
à Népotien, de Vita cleric. (T. I, p. 527).
(2) Epist. ad Hedib, CXX, T. 1, p. 984. Edit. Migne,
— « -
geni la misère de leurs frères. Il n*est donc pas possible de
lai supposer rintention d'interpréter à la lettre et dans un
sens rigoureux la maxime qu'il propose aux méditations de
la femme qui demande des conseils. D'un autre côté, le texte
de S. Luc ne dit pas ce que l'anachorète de Bethléhem lui
fait dire. L'évangéliste place les paroles suivantes sur les
lèvres de Jésus : « Facite vobis amicos de mammona iniquitatis
» (XVI, 9) ; » mais les mots mammona iniquitatis ne doivent
pas être traduits par richesses injustes; leur véritable sens est
celui-ci : richesses qui donnent lieu à l'iniquité, au péché (1).
Nous l'avons déjà dit : le Sauveur n'a pas envisagé les
richesses comme étant nécessairement le produit de l'ini-
quité. Au jeune homme qui lui demande ce qu'il faut faire
pour mériter la vie éternelle, il répond : « Gardez les com-
i> mandements. » Ce n'est qu'à la suite d'une nouvelle de-
mande de son interlocuteur qu'il ajoute, comme conseil :
« Si vous voulez être parfait^ vendez ce que vous avez et
» donnez-le aux pauvres. » — Nous sommes ici en présence
d'une de ces exagérations de langage qu'on a justement re-
prochées au solitaire de Bethléhem ; mais le reproche ne
doit pas aller au delà.
Nos adversaires n'ont pas plus de bonheur dans l'interpré-
tation des œuvres de S. Ambroise. Les tendances commu-
nistes qu'on signale dans ses nombreux écrits ne sont qu'un
appel à la bienfaisance des fidèles, une protestation eu faveur
des droits méconnus de la nature, un cri d'indignation con-
tre l'égolsme monstrueux de la plupart des propriétaires de
son temps.
(1) Le texte grec se sert du mot âdmoç^ et Ton sait que le mot âdtxia
désigne le péché dans son sens le plus étendu. Ce qui prouve que
cette interprétation est exacte, c'est que, dans le v. il du chap. XVI de
S. Luc, on trouve mofnmofi iniquus en antithèse avec qtwd verwn.
— iî —
Dans son traité De officns ministrorum, il écrit : i< Les phi-
» losophes ont affirmé que la forme de la justice consiste à
» user des choses communes avec tous et à disposer en
» propre de ce qui est à soi. Mais telle n'est pas la véritable
» loi de la nature, car celle-ci a tout produit pour Tusage de
» tous. Dieu a voulu que tout fût créé pour la nourriture
» commune et que la terre fût une sorte de possession indi-
» vise. La nature a donc produit un droit commun et Tusur-
» pation a engendré un droit privé : natura enim omnia om-
» nïbus in commune profudit. » Nous avouons que ce pas-
sage, entendu à la lettre, renferme une proposition qui va
directement à rencontre de la légitimité de la propriété in-
dividuelle. Mais, avant de conclure, la prudence, la raison
et réquité exigent qu'on se demande quelle est la portée que
S. Âmbroise a voulu donner à ces paroles , quelle est la
conclusion qu'il a déduite de ces prémisses. Or, en répon-
dant lui-même à ces deux questions, le saint et courageux
évéque de Milan a d'avance fermé la bouche aux étranges
commentateurs qu'il a rencontrés au dix-neuvième siècle.
Immédiatement après le passage que nous avons traduit, il
ajoute : « Telle était aussi l'opinion des stoïciens, quand ils
» disaient que tout ce que la terre produit est créé pour
» l'usage des hommes, tandis que les hommes sont créés
» les uns pour les autres, afin qu'ils puissent s'entr'aider
» les uns les autres. Où les stoïciens ont-ils pris cette doo-
» trine? Dans nos saintes Écritures. Moïse fait dire à Dieu :
» « Faisons l'homme à notre image, et qu'il dominé sur les
)> poissons de la mer, sur les oiseaux des cieux, sur le bétail
» et sur toute la terre (Gen. I, 26) ».... Et Moïse nous ap-
» prend aussi que l'homme a été créé pour l'homme, selon
» cette parole du Seigneur : « Il n'est pas bon que l'homme
» soit seul ; je lui ferai une aide semblable h lui (Gen. II,
— i3 -
B 18). 9 Certes, une telle conclusion n*a rien qui puisse
alarmer les défenseurs les plus scrupuleux de la propriété;
mais cette remarque s'applique surtout au fragment suivant,
dans lequel S. Âmbroise résume toute sa doctrine : « Ainsi
» donc, selon la volonté de Dieu et* le lien de la nature,
» nous devons nous aider les uns les autres ; nous devons
» rivaliser de bons offices (certare officiis), faire en quelque
» sorte un fonds commun de tous nos avantages, et, pour
» me servir des termes de l'Écriture, nous aider par les
» services, par les travaux, par l'argent, par les œuvres, en
» un mot, de toute manière, afin de resserrer les liens de
» la société.... Telle est la justice dans toute sa splendeur (1). »
Assurément ce n'est pas là le langage d'un communiste !
S. Ambroise ne voulait pas anéantir l'organisation sociale
basée sur la propriété ; il ne demandait pas, au nom de la
justice et du droit, le partage des trésors et des terres des
riches : il se bornait à proclamer le devoir sacré de s'aider
réciproquement dans les mille souffrances de la vie terres-
tre. Le seul reproche qu'on puisse adresser au saint doc-
teur, c'est de ne pas avoir distingué, avec assez de précision
et de clarté, entre la justice et la bienfaisance, entre la pro-
priété et la charité. Au surplus, le passage qui termine le
chapitre XXVIII, auquel nous avons emprunté les fragments
qui précèdent, dissipe tous les doutes : « Pendant que nous
» travaillons pour accumuler des richesses, pour entasser
» des trésors, pour accroître nos domaines, nous négligeons
» la pratique de la justice, nous perdons l'usage de la bien-
» faisance. Gomment peut-il être juste, celui qui s'ingénie à
» ravir à autrui ce qu'il ambitionne pour lui-même? L'amour
» du pouvoir énerve aussi la vigueur virile de la justice.
(i) L. I, c. XXVIU. n» 132-138. T. II, p. 62 et 63, édit. Migne.
- 44 -
» Gomment pourrait-on intervenir en faveur des autres,
» quand on cherche à les asservir? »
La doctrine de S. Ambroise, réduite à sa plus simple ex-
pression, n'est autre que celle-ci : « Le globe terrestre, sor-
tant des mains de Dieu, formait le domaine indivis de l'es-
pèce humaine; l'occupation et le travail ont plus tard donné
naissance à la propriété; les bornes et les clôtures ne se
sont montrées qu'après la perte de l'innocence primitive,
lorsque l'homme fut condamné à gagner son pain à la sueur
de son front. Mais l'homme n'en a pas moins été créé pour
l'homme, et la nature, expression de la volonté de Dieu,
veut qu'ils s'entr'aident les uns les autres. » — Interprétée
de la sorte, les défenseurs les plus ardents de la propriété
individuelle n'auront pas de peine à l'admettre (1).
Nous ne croyons pas que les communistes, si empressés
à se chercher des ancêtres parmi fes illustrations du passé,
aient jamais songé à ranger Cicéron parmi les adversaires
de la propriété individuelle. Et cependant, dans tous les pas-
sages que nous avons ciiéSy S. Ambroise suit pour ainsi dire
pas à pas les traces du grand orateur romain. Il est incon-
testable, évident, que le saint évêque de Milan, en écrivant
1*^ XXVIII® chapitre de son traité De officiis ministrorumy
avait sous les yeux le chapitre VII du premier livre du traité
De officiis composé par l'immortel adversaire de Catilina.
(i) D'ailleurs, ainsi que M. Troplong Ta fait observer dans un Mé>
moire présenté à l'Académie des sciences morales et politiques de
Paris, S. Ambroise, dans le même traité De Officiis, fait à l'homme
pieux un devoir formel de ne pas exercer la charité aux dépens d'autrui
(Non prohatur largitas, si qiuxi alteri largitur alteri quis extorqueat.
L. I, c. XXX, n. 145). « Il y a donc, dit M. Troplong, un droit privé
» appartenant à autrui, un droit qui n'est pas une usurpation, puisqu'on
» ne peut le ravir au prochain. ï Mémoire sur Vesprit détnocratique du
code civil, p. 65; Recueil de Vergé, 2« série, T. VIII).
■
^ ib -
Parlant des devoirs dérivant de la justice et de la bienfai-
sance, Gicéron avait dit : « Le devoir que prescrit la jus-
» tice.... est d'user en commun de tous les biens qui sont
» communs, et de n'user en propre que de ses biens parti-
y> culiers. Il n'y a point de biens particuliers de leur nature.
» Toute propriété dérive ou d'une ancienne occupation, ou
» d'une victoire, ou d'une loi, d'un pacte, d'une convention....
» Mais comme, suivant les belles paroles de Platon, nous
» ne sommes pas nés pour nous seuls...; comme, suivant
» les stoïciens, tout ce que la nature produit a été créé pour
» l'usage des hommes, et que les hommes eux-mêmes ont
» été créés pour leurs semblables, afm qu'ils puissent s'aider
» les uns les autres, nous devons dès lors, prenant la nature
» pour guide, mettre tous nos avantages en commun par un
» échange mutuel de bons offices, faire servir nos talents,
j> nos travaux, notre fortune, à resserrer les liens qui unis-
» sent les hommes entre eux dans la société (1). » Usage
commun des choses communes, usage individuel des choses
particulières, invocation des maximes des stoïciens, com-
munauté primitive des biens de la terre, obligation de s'aider
les uns les autres afm de resserrer les liens de la société :
c'est trait pour trait le langage de S. Ambroise. Gicéron a le
bonheur d'être païen. S'il était catholique, il serait inévita-
blement rangé parmi les ennemis de la propriété!
On invoque, il est vrai, un autre passage de S. Ambroise,
appartenant à sa dissertation sur Naboth, l'Israélite qu'Achab
voulait dépouiller de la vigne qu'il avait héritée de ses ancê-
tres. Après avoir énergiquement flétri les crimes d'un roi
homicide et avare, l'évêque de Milan, selon son habitude
constante, s'occupe de l'égoïsme des chrétiens du quatrième
(1) De OfficUs, L. I, c. VIL CoU. Leclerc, T. XXXIII, p. 34-37.
— i6 -
siècle, et leur dit : « Dieu vous crie : « Ne dites pas : je dan-
» nerai demain. {Prov. III, 28). » Celui qui ne vous permet
» pas de dire : « Je donnerai demain, » comment pourrait-il
» vous permettre de dire : m Je ne donnerai pas! » Ce n'est
» pas de votre bien, mais de leur propre bien que vous
» faites l'aumône aux pauvres. Vous usurpez, dans votre
» intérêt exclusif, ce qui a été créé à l'usage de tous. La
» terre appartient à tous, et non pas seulement aux riches....
» Vous donnez ce que vous devez et non pas ce que vous ne
» devez pas. Et c'est pour cela que l'Écriture dit : « Ouvrez
» votre âme au pauvre, et payez votre dette, et dites-lui des
» paroles de paix et de mansuétude (Eccl. IV, 8) (1). » Mais
de quels riches parlait ici S. Âmbroise? Il a eu soin de le
dire au début même de sa dissertation. Il parlait de ces
riches orgueilleux, iniques et avares, qui ne vivent que pour
joindre les maisons aux maisons et les campagnes aux cam-
pagnes ; qui veillent établir la solitude autour d'eux en étendant
sans cesse l'immensité de leurs domaines; qui, s'emparant de
provinces entières, chassent la population pour la remplacer
par des bêtes fauves; qui oublient qu'ils sont hommes et
qu'ils ont des devoirs à remplir à l'égard de leurs frères.
Voilà les riches qui, aux yeux de l'écrivain religieux, ne paient
pas leurs dettes (3). Et comment entend-il la communauté
naturelle des biens de la terre? Ici le doute est moins possi-
ble encore : « Nous ne naissons ni avec des vêtements, ni
» avec de l'or ou de l'argent. Nous naissons nus, et nous
» retournons nus dans le sein de la terre. La nature ne fait
» pas de distinction quand nous naissons, et elle n'en fait
» pas davantage quand nous mourons. Qui classera les
(1) De Nabulhe, c. XII, n. 53. T. I., p. 747, édit. Migne.
(2) Ihid. c. III, n. 12.
- 47 -
» diverses espèces de morts? Creusez la terre et distinguez,
» si vous le pouvez, le cadavre du riche du cadavre du
» pauvre (1). » S. Ambroise a si peu voulu condamner
Tusage légitime de la propriété que, dans le même traité, il
loue Naboth des soins qu'il prenait pour conserver dans sa
possession Théritage qu*il avait reçu de ses ancêtres (2).
S. Ambroise blâme ici les mauvais riches, comme il blâme
ailleurs les mauvais pauvres. Ainsi qu*il le dit énergiquement
dans son explication de TÉvangile de S. Luc : « Toute pau-
» vreté n*est pas sainte, comme toute richesse n*est pas cri-
» minelle (3). »
On le voit : ce n*est pas en se plaçant sur le terrain de la
raison et des faits, c'est en se jetant dans le domaine illimité
de l'imagination, qu'on s'efforce de ranger S. Ambroise,
S. Jérôme et S. Jean Ghrysostome parmi les promoteurs du
communisme.
Que signifie d'ailleurs, au point de vue de la science et de
la raison, un système dont tout le secret consiste à ramasser,
dans les écrits de trois ou quatre Pères de l'Église, un cer-
tain nombre de passages, lesquels, isolés de ce qui précède
et de ce qui suit, semblent renfermer une doctrine hostile à
la propriété. Quand même quelques-uns de ces saints doc-
teurs, ignorant les notions élémentaires de l'économie poli-
tique, auraient eu le tort de voir un article de foi dans le
communisme égalitaire ; quand même ils n'auraient pas su
que le dépouillement incessant de tous au profit de tous
serait l'anéantissement des forces productives, la mort du
travail, le signal de la misère et de la famine» le suicide des
(1) Ibid, c. I. n. 2.
(ï) Ibid. c. III, n. 13.
(3) Expo9. Evang. sec» Lucam, L. VIII, n. 13. T. I, p. i769; édit Migne.
- 48 -
individus et des peuples : ces erreurs sufflraient-'elles pour
faire du christianisme rennemi de la propriété, le principe
générateur des cupidités et des haines qui fermentent dans
les bas-fonds de la société moderne? Ne devrait-on pas,
surtout dans cette hypothèse, étudier le christianisme en
lui-même, afin de voir si ses interprètes, quelque véné-
rables qu'ils soient, ont convenablement exposé les lois
économiques qui découlent de ses dogmes et de sa mo-
rale? Mais h&tons-nous de le dire, il n*est pas un seul
Père à qui de telles erreurs puissent être raisonnablement
imputées ! Rappelons-nous que la propriété romaine n'était
•pas la propriété telle qu'elle a ses racines dans le droit
naturel, et ne donnons pas à des protestations contre
Tabus du droit le caractère d'une protestation contre son
usage légitime. C'est en vain que des sectaires opiniâtres
ont lu et relu les œuvres des docteurs chrétiens des pre-
miers siècles : nulle part ils n'ont trouvé la trace d'une doc-
trine ayant pour but de faire de la renonciation aux biens
légitimement acquis une loi du christianisme. L'opinion dia-
métralement opposée se manifeste pour ainsi dire à toutes
les pages. S'il était nécessaire de réunir tous les fragments
où la propriété est défendue, où la résignation et le respect
des droits d'autrui sont recommandés aux pauvres, où la con-
voitise du bien du prochain est frappée d'anathème, dix
volumes ne suffiraient pas à la reproduction de ces irrécu-
sables témoignages.
Contentons-nous de citer quelques exemples.
Dans son traité contre Marcion, Tertuliien examine la
portée du texte de l'Évangile où il est dit : « Malheur aux
» riches {Math. V, 42) ! » Or, loin d'en déduire un argument
hostile à la propriété et favorable au communisme, il prouve,
— par rinterprétation des termes employés, par le raison-
- i9 -
uemeût, par la citation de plusieurs passages de l'ancien et
du nouveau testament, — que les paroles du Sauveur ne
comportent en aucune manière ni la malédiction du riche,
ni la malédiction des richesses. « Celles-ci, dit-il, sont une
D source de consolation pour le riche, un puissant moyen
» de favoriser les œuvres de justice et de miséricorde, et
» le Rédempteur ne condamne que la vaine gloire qu'on y
» attache, les abus qui en résultent, l'orgueil et les vices
y* auxquels elles servent d'aliment (1). » Ailleurs il ajoute :
« Je ferai l'aumône à celui qui demande, non à celui qui a
» recours à la violence ; car celui qui a recours à la vio-
» lence ne demande pas (Math, V, 42). Celui qui. profère des
» menaces ne supplie pas, mais extorque. U^n'attend pas une
s> aumône celui qui vient non pour se faire plaindre, mais
» pour se faire craindre. Je donnerai donc guidé par un
» sentiment de miséricorde, mais non pour obéir à un sen-
» timent de terreur. Je donnerai là où celui qui reçoit rend
» grâces à Dieu et me bénit, mais non là où celui qui reçoit
» le bienfait se croit en droit de l'exiger et, regardant son
» butin, me crie : « Cest le rachat d'une iniquité (2) ! »
Développant la même thèse que S. Ambroise, S. Grégoire
de Nazianze rappelle que les terres, les mers, les bois, les
fontaines et tous les produits du globe ont été créés pour
l'usage commun des créatures ; il ajoute que le sol, au jour
de la création, ne portait aucune trace de partage, aucun
vestige de clôtures et de bornes. A côté de ce fait incontes-
table, il place les préceptes et les conseils de l'Évangile qui
se rapportent à l'exercice de la bienfaisance; et de cette
(i) L. IV, c. XV, p. 393 et 394, édit Migne.
(2) De fuga in persecuiiane, c. XIII, édit. Migné, p, 118. Est-ce que
déjà du temps de TertuUien on se serait écrié : la propriété c'est le vol f
4
- 80 -
combinaison pleine de grandeur et d'harmonie des lois du
christianisme et des lois de la nature, il déduit la coi^clusion
suivante : « Riches, nous devons, ou renoncer à tout pour
» Tamour de Jésus-Christ, afin que, prenant sa croix sur
x> nos épaules, nous le suivions en toute sincérité, dégagés
» du poids des intérêts de la terre, et affranchis de tout ce
» qui pourrait nous engager à faire un pas en arrière...; ou
» bien nous devons rendre Jésus-Christ participant à nos
» richesses dans la personne des pauvres, afin que ces
» richesses, honnêtement possédées, soient en quelque sorte
» sanctifiées par des œuvres de miséricorde (1). »
Au troisième siècle. Clément d'Alexandrie écrivit un livre
spécial sur la question de savoir quel est le riche qui peut être
sauvé. On avouera que si, dans le christianisme primitif, la
possession des richesses était envisagée comme une viola-
tion des lois divines, c'est ici qu'on de\Tait en trouver des
traces évidentes. Or que dit l'illustre auteur des Stromates
à l'égard du texte tant de fois cité du ch. XIX de S. Mathieu?
Voici son langage : « Il ne faut pas se dépouiller à la lettre
» de ce que l'on a; l'indigence elle-même a des écueils,
)) aussi bien que l'opulence. Le précepte est rempli quand
» on a fait de ses richesses l'instrument et la matière des
» bonnes œuvres. Indifférentes de leur nature, il ne faut les
» blâmer ni les décrier mal à propos. Tout dépend du bon
» ou du mauvais usage que l'on en fait. Ce n'est donc pas
» aux richesses elles-mêmes qu'il faut s'en prendre des
» maux qu'elles causent, mais aux passions et aux inclina-
» tions vicieuses, qui dénaturent les dons "du créateur et en
» intervertissent l'usage, en transportant à des emplois illi-
(1) OraHo XIV, De pauperum amore, c. XVlll et XXV. T. I. p. 879
ei890;édit. Migne.
- 51 -
» cites, et souvent criminels, des biens qui peuvent être
» pour nous et pour les autres des sources de mérite. C'est
» le renoncement de cœur, c'est la pauvreté d'esprit qui
» sont recommandés par Jésus-Christ, et c'est là ce qui
» coûte bien plus que le sacrifice même de ces trésors pé-
» rissables, dont mille accidents divers et quelquefois les
» seuls efforts d'une sagesse mondaine et philosophique
» peuvent nous détacher (1). »
Certes, voilà d'étranges communistes !
Mais ce n'est pas tout. Voici qu'au commencement du qua-
trième siècle Lactance, qui connaissait assurément les tradi-
tions apostoliques aussi bien que les rationalistes et les
communistes qui devaient naître quinze siècles plus tard,
consacre trois chapitres de ses œuvres à démontrer l'in-
justice de la communauté universelle et de l'égalité absolue
rêvées par Platon. Il ne se contente pas de combattre le
prince des philosophes dans ses théories licencieuses sur
la communauté des femmes ; il parle en termes formels du
communisme appliqué aux richesses, et il repousse celui-ci
presqu'aussi énergiquement que l'autre. C'est à ses yeux un
système à la fois injuste et impraticable. Il se moque de Pla-
ton qui voulait confier aux philosophes la direction et le
gouvernement des peuples, et qui, gi'and philosophe lui-
même, ne trouve rien de mieux que de dépouiller les uns
pour enrichir les autres. « Si vous voulez, dit-il, établir une
» véritable égalité entre les hommes, il n'est pas nécessaire
» de les dépouiller de leurs richesses ; il suffît que les riches
» se dépouillent de leur arrogance, de l'orgueil, de la soif
» de la domination, et qu'ils sachent qu'aux yeux de Dieu le
(1) Liber quis dives satvetur, c. ^I et sq(|. (T. It, p. 615 et 9., édit»
Migne). Trad. de GuiUon, Ouv. cit. T. I, p. 383,
- K« -.
» riche et le puissant se trouvent sur la même ligne que le
» mendiant.... Platon croyait avoir trouvé la justice, et il
» commence par la renverser (1) ! »
Est-ce assez clair , assez formel, assez explicite?
Il est inutile, croyons-nous, de pousser plus loin nos
recherches sur le prétendu communisme des Pères de
l'Église. Nous nous bornerons à y ajouter quelques réflexions
sur une autre série d'arguments qu'on va puiser dans les
usages disciplinaires suivis par le clergé de quelques dio-
cèses des quatre premiers siècles.
On sait qu'un grand nombre de prêtres, renonçant à leurs
biens au moment de recevoir les Ordres, vivaient ensuite en
communauté avec leurs collègues, à la manière des
moines (2). Pour ne citer qu'un exemple, S. Augustin, qui
pratiquait la vie commune avec ses clercs, exigeait que
ceux-ci renonçassent à toute propriété et n'attendissent leur
subsistance que des dons librement fournis par les fidèles (3).
Mais, encore une fois, que prouve cet usage, qui, disons-le
en passant, ne fut jamais généralement observé, même dans
l'Église primitive ? Il prouve que certains évoques voulaient
que leurs prêtres pratiquassent, indépendamment des pré-
ceptes obligatoires pour tous, les conseils évangéliques des-
tinés au petit nombre des parfaits ; mais il n'en résulte, sous
aucun rapport, que les clercs qui se dépouillaient volontai-
rement de leurs richesses vissent dans la propriété un mal.
(i) Divin inat., L. III, c. XXI et XXII ; p. 417 et s. édit. Migne. Epit.
divin, inat., c. XXXVIII ; p. 1045.
(2) Voy. Rich. Simon (J. à Costa), Hiat. de Vorigine et dea progrèa dea
revenua eccléaiaatiquea ; édit. cit., p. 29. Thomassin, Vetua et nova Eccle-
aiœ diaciplina, pars III, L. III, c. 2, 35 et 36, pp. 326, 398 et sqq. Edit.
de Venise, 1766.
(3) Sermon. CCCLV et CCCLVI, de vita et moribua clericorum. T. V,
pp. 1568, 1574 et s., édit. Migne.
- »5 —
un vice, un crime. S. Augustin, qui approuvait cet usage et
qui Tavait même imposé à son clergé, combat et réfute le
communisme dans plusieurs parties de ses écrits. Quand
Pelage, enseignant précisément les doctrines qu*on attribue
aujourd'hui à TËglise du quatrième siècle, vint prétendre
que l'existence des riches est un fait contraire aux lois de
Dieu et aux vœux de la nature, ce fut S. Augustin qui monta
sur la brèche pour défendre Tordre social attaqué dans Tune
de ses bases ; ce fut Fillustre docteur d'Hippone qui se fit le
défenseur éloquent et convaincu de la propriété. De même
que Clément d'Alexandrie, il rappela que Jésus-Christ, ré-
pondant au riche qui lui demandait ce qu'il fallait faire pour
être sauvé, ne dit pas : « Vendez tout ce que vous possédez »,
mais seulement : « Gardez les commandements ». Il ajouta
que le Sauveur, en disant qu'il est difiicile à un riche d'en-
trer dans le royaume de Dieu, ne condamne pas les richesses,
mais seulement les vices qui en découlent et l'attachement
immodéré qu'on pourrait y avoir. Il soutint et prouva que le
christianisme autorise et sanctionne la possession des biens
légitimement acquis (1). Et ce n'était pas là une déclaration
isolée, un mouvement oratoire, une réponse provoquée par
les besoins et les périls du moment : c'était une doctrine
longuement mûrie et qui se manifeste en même temps dans
ses sermons, dans ses écrits théoriques et dans sa corres-
pondance. En veut-on les preuves? Dans ses conférences
sur l'Évangile de S. Mathieu, il dit aux pauvres : « Il n'y a
» point de communauté debiens entre vous et les riches :
» Communem habetis cum divitibus mundum ; non communem
» habetis cum divitibus domum, sed habetis communem cœlum.
(1) EpUt. CLVII, ad Hilarium, c. IV. Œuvres de S. Augustin, T. II,
p. 686, édit. Migne.
- Ki -
» communem liicem (1).... Que vous importe votre pauvreté,
» si vous brûlez du désir d*être riche? Quel profit retirerez-
» vous de votre misère, si elle devient pour vous une cause
» d'orgueil et non une occasion d'humilité? Ou en quoi les
)> richesses nuiront-elles au riche, quand celui-ci ne met
» pas ses trésors au service de la luxure?... De même que
» rÉcriture ne condamne que les riches qui sont orgueil-
» leux, elle ne loue que les pauvres qui sont humbles (2). »
Dans son commentaire sur le Ps. LI, il dit dans le mémo
sens : « Il y a des pauvres qui, quoique dépourvus de res-
» sources, sont avares et cupides. Qu'ils écoutent ce que je
» vais leur dire : Ce n'est pas la richesse, mais l'avarice qui
» sera condamnée chez le riche! Qu'ils regardent ce riche
» debout à côté d'eux : peut-être que dans sa richesse il
» n'est pas avare, tandis qu'ils sont avares dans leur pau-
» vreté (3)! » Richard Simon caractérise très-bien la vie
commune des prêtres séculiers, quand il écrit : « S. Augus-
» tin voulait que ses clercs fussent véritablement pauvres à
w l'imitation des Apôtres, et qu'ils vécussent tous en com-
» muii des revenus ecclésiastiques. On remarquera néan-
» moins, qu'il n'exigeait cela d'eux que comme une plus
» grande perfection et qu'il n'a jamais cru quHl fût nécessaire
{[) So.nno LXXXV, De rtrhis Enuxj. Matth. cap. XIX, l7-^2i. T. V,
p. T)22\ éd. Mii^ne. ♦
Cl) Sermo GGXCVl. T. V. (Appeiulix), p. 2311. Voy. duns le même
sens Scnno LXXV. T. V. (Appondix), p. 1891.
(3) Enarr. in Psalni. Ll, ï. IV, p. 609. — On a cependant cherché à
placer S. .Vufrustin parmi les adversaires de la propriété. On cite notam-
ment un passage de son VI» traité sur l'Evangile de S. Jean. « Unde
» quisque possidet quod pos.sidet? Nonne jure humano? Nam jure
» divino. Doraini est terra et plenitudo ejus (Ps. XXXMI, 1). Pauperes
» et divites Deus de uno limo fecit, et pauperes et divites una terra
» supportât. » (T. III, p. 1437, édit. Migne). C'est tout bonnement la
doctrine de S. Grpjroire de Nazianze que nous avons expos/»e p. 40.
— 85 -
» pour entrer dans l'Église et jouir des revenus ecclésiastiques,
y> dene posséder rien du tout. Autrement il se serait opposé
» aux anciens canons, qui laissaient la liberté aux ecclésias-
» tiques de conserver les biens qu'ils avaient en propre
)> (Gaus. ii, quœst. 3) (1). »
Nous en avons dit assez pour faire apprécier à sa valeur
réelle le nouvel et étrange procès qu'on intente au catholi-
cisme. Au dix-huitième siècle, on avait recours à l'ironie, au
dédain, au sarcasme, à l'outrage. Au dix-neuvième, on scrute
les doctrines, on discute les dogmes, on étudie les institu-
tions, on interroge les annales de l'histoire. On demande
aujourd'hui à la science ce qu'on demandait, il y a cent ans,
à l'esprit moqueur qui régnait dans les rangs supérieurs de
la société française.
L'Église triomphera dans cette guerre nouvelle, comme
elle a triomphé dans toutes les autres. La science et la vérité
doivent nécessairement finir par se donner la main. « La
» vérité catholique a jusqu'ici lutté contre tous les obstacles,
» vaincu toutes les hérésies, combattu avec succès toutes
» les opinions les plus hostiles de la philosophie, triomphé
» de toutes les passions les plus haineuses; elle s'est
» trouvée aux prises avec toutes les sciences soulevées
» contre elle, et les sciences ont été forcées de venir suc-
» cessivement s'agenouiller devant elle et reconnaître sa
)> divinité (2) ! »
L'histoire de l'avenir confirmera les leçons et les exemples
fournis par l'histoire du passé (3).
(i) Loc. cit. p. 29 et 30.
(2) Pensée de Mgr Heudu, citée pai* le comte de Montalembert {Les
intér'êts catholiques au dix-neuvièrne siècle, p. 100 ; édit. belge).
C3) Revue catholique de Louvain (1861).
I
il
LA GUERRE
ET
LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE
LA GUERRE
ET
LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE
I.
Dans les nombreux et remarquables travaux sur la philo-
sophie de l'histoire, publiés dans la première moitié du
XIX*' siècle, Torigine, la nature, le rôle, le but, les résultats,
en un mot, la mission de la guerre occupe invariablement
une large place.
Les causes de cette préoccupation constante des historiens
et des philosophes ne sont pas difficiles à saisir. Envisagée
des hauteurs où doit se placer Thomme qui s'impose la rude
tâche d'étudier et de juger le mouvement progressif d'une
longue-série de siècles, la guerre est à la fois l'un des faits
les plus grandioses et l'un des phénomènes les plus étranges
de nos annales.
L'homme aime la paix, et il a besoin de la paix. La guerre
est en opposition avec les instincts les plus élevés de son
âme, avec les affections les plus pures de son cœur, avec les
enseignements les plus manifestes de sa raison. La guerre
renverse les villes, dévaste les récoltes, épuise les richesses,
— 60 —
anéantit en un jour le travail de tout un siècle. La guerre
réclame des torrents de sang, décime les peuples et jette
le deuil dans d'innombrables familles. Quelle est l'époque où
l'homme ne se soit pas écrié : La paix est un bienfait, la
guerre est un fléau'i
Et cependant, jusqu'à la fin du dernier siècle, la paix
qu'on aime a été l'exception, la guerre qu'on abhorre a été
la règle dans la vie de l'humanité ! A toutes les époques,
sous toutes les latitudes, au sein des civilisations les plus
diverses, nous trouvons les peuples sur les champs de ba-
taille. Le long des fleuves, au fond des vallées, sur les
rivages des mers, dans les gorges des montagnes, au milieu
des solitudes du désert, partout où l'homme a rencontré
l'homme, la terre est pour ainsi dire imbibée de sang (1).
Gomment expliquer la permanence et l'intensité de ces
luttes fratricides? Pourquoi la grande voix du christianisme,
assez puissante pour faire tomber les chaînes des esclaves,
n'a-t-elle pas réussi à mettre un terme à cette effroyable
effusion de sang chrétien? Pourquoi la civilisation occiden-
tale, après avoir renversé tous les monuments de la barbarie
païenne et de la barbarie féodale, n'a-t-elle pas établi le règne
de l'ordre, du droit et de la justice dans les relations inter-
nationales? Pourquoi n'a-t-elle pas fait pour les peuples ce
qu'elle a fait pour les individus, les cités et les provinces?
Pourquoi les guerres nationales sont-elles restées en bon-
heur après la proscription des guerres privées ?
(1) Dans un de ses premiers ouvrages , le comte de Maistre s'est
donné la peine de compter les années de guerre et les années de paix,
depuis le déclin de la répubUque romaine. C'est avec une pénible sur-
prise qu'on y voit la permanence de la guerre et les rares apparitions
de la paix. (V. Considérations sur la France, p. 35 à 40; éd. belge,
1852).
- 64 -
Od vante les bienfaits et les charmes de la paix ; on aime
les joies douces et pures de la concorde ; on exalte l'in-
fluence féconde des travaux immenses qui s'accomplissent
partout où la guerre cesse d'exercer ses ravages. Mais, aux
yeux de l'immense majorité du peuple le plus civilisé ,
qu'est-ce que la gloire paisible du philosophe, du savant, du
littérateur et de l'artiste, à côté de la gloire retentissante du
général qui fait avancer les drapeaux de ses régiments sur
des monceaux de cadavres ? On accorde une estime silen-
cieuse au penseur dont les longues et pénibles veilles agran-
dissent les idées, étendent le domaine et augmentent les
forces de l'humanité. On élève des arcs de triomphe, on jette
des couronnes au soldat heureux qui réussit à faire couler
à flots le sang le plus généreux des nations étrangères !
Les poètes maudissent le carnage et les dévastations que
la guerre entraine à sa suite ; ils poussent des cris d'indi-
gnation quand ils voient l'homme convertir en arme meur-
trière le fer que la nature lui a, donné pour en faire l'instru-
ment le plus précieux de son industrie. Et cependant, qui
pourrait compter les cordes de la lyre usées sous les doigts
des bardes chantant la guerre et les conquêtes ? Quelle série
de volumes ne pourrait-on pas publier à l'aide des strophes
composées, dans toutes les langues anciennes et modernes,
à la gloire des destructeurs des villes, des dominateurs des
peuples, des fléaux de Dieu qui furent l'épouvante de leur
siècle? Que d'épopées guerrières depuis l'Iliade d'Homère
jusqu'à la Tunisiade de Pyrker ! Mais où sont les épopées du
travail et de la science 7
En présence de cet amour contradictoire de Tordre et du
carnage, du travail et de la destruction, de la paix et de la
guerre, un philosophe catholique se permit une hypothèse
ingénieuse, que ses contemporains ont persifflée parce qu'ils
— 6â —
n*eii comprenaient pas la portée réelle. Il suppose qu'une in-
telligence supérieure, étrangère à notre globe,y est venue avec
la permission de Dieu pour s'entretenir avec l'un de nous
sur Tordre qui règne dans les sociétés humaines. Parmi les
choses curieuses qu'on lut raconte, on lui dit que la corrup-
tion et les vices répandus sur la planète exigent que, dans
certaines circonstances, l'homme meure par la main de
l'homme ; on ajoute que ce droit de tuer sans crime n'est
confié qu'à deux représentants de la puissance publique, le
soldat et le bourreau. « L'un, ajoute-t-on, donne la mort aux
» coupables, convaincus et condamnés ; et ces exécutions
» sont heureusement si rares, qu'un seul de ces ministres
» de mort suffit dans une province. Quant aux soldats , il
» n'y en a jamais assez ; car ils doivent tuer sans mesure,
» et toujours d'honnêtes gens. De ces deux tueurs de profes-
» sion, le soldat et l'exécuteur, l'un est fort honoré, et l'a
» toujours été parmi toutes les nations...; l'autre, au con-
» traire, est tout aussi généralement déclaré infâme. Devinez,
» je vous prie, sur qui tombe l'anathème? » L'habitant des
astres, ignorant le charme magique attaché à la gloire mili-
taire, donne la préférence au bourreau (1).
Nous ne partageons pas l'avis de cette intelligence sidé-
rale. Nous estimons le soldat ; nous prouverons que l'estime
lui est due, et qu'il y aurait une injustice révoltante à le
placer sur la même ligne que le bourreau. Mais nous n'en
avons pas moins le droit de nous demander pourquoi l'Eu-
rope, après avoir extirpé la gueiTe entre les individus,
n'éprouve aucune répugnance à ériger la force brutale en
arbitre suprême et permanent des contestations qui sur-
gissent entre les peuples. Est-ce une conséquence inévitable
(i) Soirées de Saint-Pétersbourgf p. 9; éd. Goemaere; 1853.
- 65 -
des infirmités de la nature humaine ? Sommes-nous ici eu
présence d*une inexorable nécessité contre laquelle toutes
les lumières de la raison seront à jamais impuissantes, tous
les sentiments du cœur à jamais inefficaces?
II.
Aujourd'hui, comme à l'origine des temps historiques, il
est permis de dire avec le comte de Maistre : « Expliquez
» pourquoi ce qu'il y a de plus honorable dans le monde, au
» jugement de tout le genre humain sans exception, est le
» droit de verser innocemment le sang innocent (1). »
Faut-il en conclure que, dans le cours de trente à qua-
rante siècles, les idées des peuples sur la nature et les con-
séquences de la guerre soient restées invariablement les
mêmes?
En aucune manière. Les modifications radicales que ces
idées ont subies, dans l'opinion irréfléchie des masses aussi
bien que dans les théories raffinées des savants, doivent
occuper une place considérable dans la philosophie de l'his-
toire.
Citons quelques exemples.
Voici un Grec qui s'écrie, au milieu des splendeurs artis-
tiques et littéraires du siècle de Périclès : « Il y a entre tous
» les États une guerre toujours subsistante.... Ce qu'on ap-
» pelle ordinairement la paix n'est tel que de nom, et dans
» le fait, sans qu'il y ait aucune déclaration de guerre,
» chaque État est naturellement (y^arà. cpuatv) toujours armé
» contre ceux qui l'environnent. »
(1) Soirées de Suint- Pétei*8bourg, p. 14.
- 6i -
Quel est aujourd'hui le publiciste occupant uûe position
élevée dans le monde littéraire ; quel est le gouvernement
ou le tribun qui oserait prétendre que le désordre, le car-
nage, la dévastation, remploi de la force brutale, en un mot,
la guerre sous tous ses aspects, forme la condition normale,
Yétat naturel des peuples dans leurs rapports avec les na-
tions voisines? Et cependant le Grec dont nous avons trans-
crit les paroles est l'un des génies les plus grands, les plus
lumineux et les plus purs de l'antiquité : c'est Platon (1) !
Voici un autre Grec qui esquisse le portrait d'un général
digne de commander les armées d'un peuple libre. « Un bon
» général, dit-il, doit être rusé, voleur et rapace. Plus il fait
» de mal à la nation ennemie, plus il mérite de louanges.
» Il se conforme aux exigences de la justice en réduisant
» les populations vaincues à la dégradation de l'esclavage. »
Qu'on formule en ces termes le rôle et les devoirs des gé-
néraux d'une armée moderne ; qu'on place le vol et la rapine
au nombre de leurs qualités supérieures ; qu'on leur impose
la mission de détruire pour toujours le bonheur des femmes,
des enfants, de toute la partie désarmée de la nation enne-
mie. Ils briseront leurs épées pour ne pas se charger de ce
rôle infâme! Et cependant, encore une fois, l'homme qui
professait ces désolantes maximes était grand entre tous, et
son nom, consacré par les hommages des siècles, rayonnera
toujours dans les annales de l'esprit humain. C'était So-
crate (2) !
Et quel langage tenait-on au soldat vainqueur, le lende-
(i) Lois, 1. 1; édit. Schneider (Didot), T. 11, p. Î64.
(2) Les propositions que j'attribue à Socrate découlent directement
des passages suivants des 'A7ro|JLvy]fxoveufxara de Xénophon (V. 1. II,
c. 2, § 2, et c. 3, § 14 ; 1. III, c. 1, § 6 ; 1. IV, c. 2, § 45 ; pp. 123, 139, 200
«t 322. Édit, WeUs, Utrecht, 1797).
maiu de la victoire? Lui recommandait-on le respect de la
faiblesse, le maintien de Tordre, Tamour de la discipline, le
mépris du pillage? De telles idées n'étaient pas Tapanage des
siècles les plus brillants de l'antiquité ! Loin d'imposer un
frein aux convoitises brutales du soldat, on excitait sa cupi-
dité, son orgueil, sa luxure, toutes ses passions et tous ses
vices ; on lui disait : « Nous possédons un pays vaste et fer-
» tile ; nous serons nourris par ceux qui le cultivent ; nous
» avons des maisons, et, dans ces maisons, tous les meubles
» qu'il faut. Que nul de nous donc ne considère ces biens
» comme n'étant pas à lui ; car c'est une maxime étemelle
» chez tous les hommes que, quand on prend une ville, tout
» ce qui se trouve dans la ville, corps et biensy appartient aux
» vainqueurs. Loin donc que vous détruisiez injustement les
» biens que vous avez, ce sera une concession de votre phi-
» lanthropie d'en laisser quelque chose aux vaincus. » C'est
mot pour mot le discours que l'esprit droit, ferme et pratique
de Xénophon place sur les lèvres d'un roi dont il voulait
faire le type idéal du conquérant et du prince (1) !
Vingt-trois siècles se sont écoulés depuis le jour où l'au-
teur de la Gyropédie traçait les lignes que nous venons de
transcrire. Du haut de ses chaires, élevées par milliers, le
christianisme a prêché le dogme de l'origine commune et de
la fraternité des hommes. La religion et la philosophie ont
adouci les mœurs, rectifié les idées, répandu les lumières.
Une longue et coûteuse expérience nous a prouvé que, dans
leurs joies et dans leurs douleurs, dans leurs profits et dans
leurs pertes, les nations sont toujours plus ou moins soli-
daires. Et cependant, qui pourrait énumérer les cruautés,
les débauches et les crimes qui souilleraient le drapeau mo-
(i) Cyropédie, 1. VIÏ, c. 5; trad. de M. TaU)Ot.
' - «6 —
derne, si le chef d'un grand empire, au moment d'entrei*
dans la capitale du peuple vaincu, adressait aux soldats,
aigris par les privations et exaltés par la victoire, les pa-
roles que Xénophon met dans la bouche de son prince
idéal ?
Aussi les déplorables conséquences des guerres anciennes
ne sont-elles que trop connues. Les villes réduites en cen-
dres ; les autels renversés ; les soldats, c'est-à-dire l'élite du
peuple, vendus à l'encan ; des populations entières arrachées
à leurs foyers, privées de leurs richesses, abreuvées de tous
les outrages et parquées, comme un vil bétail, dans les pro-
vinces éloignées du vainqueur ; les fontaines comblées et les
arbres abattus, pour que les vents et les sables du désert ne
rencontrent plus de résistance : tels étaient souvent le prix et
le résultat de la victoire, les honneurs et l'éclat du triom-
phe (1) !
Ces horreurs devaient nécessairement devenir plus rares
et plus odieuses après la prédication de la doctrine de paix,
de fraternité, de concorde et d'amour qui forme l'essence de
la morale évangélique ; mais, — il importe de ne pas l'ou-
blier, — même depuis l'admission incontestée du christia-
nisme en Europe, les idées des rois et des peuples sur les
droits de la guerre ont successivement subi des modifica-
tions profondes.
Citons encore un exemple, et, pour en rendre la significa-
tion plus saisissante, renfermons-nous cette fois dans les
limites étroites de la Belgique.
(i) Le vainqueur n'exerçait pas toujours ses prétendus droits dans
toute leur rigueur. Les Romains, entre autres, firent souvent preuve
de modération ; mais ces exceptions ne portaient aucune atteinte à la
règle. En droit , le vainqueur, ainsi que le dit Xénophon . disposait à
son gré des corps et des biens des vaincus.
— 67 -
Un prince puissant a mis le siège devant une ville de
420)000 âmes. La plupart des défenseurs de la cité sont
morts au pied des remparts, et les survivants ont pris la fuite
pour se soustraire à l'atteinte de l'ennemi victorieux. Celui-ci
franchit la brèche dans le redoutable appareil de la force et
du triomphe. Les prêtres, les moines, les femmes, les vieil-
lards, les enfants se pressent dans les rues et implorent à
genoux la clémence du vainqueur ; mais, l'œil enflammé par
la haine, les traits contractés par la colère, le prince traverse
cette foule suppliante sans daigner la regarder, et se dirige
lentement vers la place de l'hôtel de ville. Arrivé devant
l'édifice où, la veille encore, siégeaient les magistrats qui
avaient bravé ses ordres, il s'arrête, tire son épée et pousse
un cri de triomphe. C'est le signal du massacre d'un peuple
désarmé ! Quarante mille bourreaux, dignes soldats d'un tel
maître, se dispersent dans toutes les directions. Le meurtre,
le viol, le pillage, tous les crimes s'accomplissent impuné-
ment à la lumière du soleil. Un immense cri de détresse
s'élève des maisons, des monastères, des églises, de tous
les lieux où les familles des vaincus ont vainement cherché
un asile. Des ruisseaux de sang inondent les rues, et bientôt
trente mille cadavres attestent l'éclatante vengeance du vain-
queur. Mais cette vengeance n'est pas satisfaite encore ! On
réunit les survivants par dizaines, par vingtaines. On lie
les enfants aux mères, les époux aux épouses, les vieillards
aux derniers représentants de leur race, et, du haut des
ponts, on précipite ces fardeaux vivants dans le fleuve qui
traverse la ville infortunée. Est-ce assez d'horreur, assez de
crimes? Non, la cité rebelle est encore debout, et elle doit par-
tager le sort de ses habitants. On dépouille les sanctuaires,
on enlève les cloches des temples, on aiTache le plomb des
édifices, on brise les marbres des tombeaux pour s'emparer
- 68 —
des métaux dont ils sont ornés ; puis, quand il n*y a plus de
richesses à prendre, quand de longues files de chariots ont
emporté jusqu'aux poutres des toits, quatre mille soldats
reçoivent des torches et deviennent les exécuteurs d'une
dernière vengeance. Le tigre couronné se retire alors ; il se
place sur une colline pour jouir de la vue des flammes qui
s'élèvent, comme une montagne de feu, du sein de cette
immense fournaise !
Quel est ce prince? Charles le Téméraire. 0(i se sont ac-
complies ces horreurs? A^ Liège. A quelle époque? A la fin
du XV® siècle de l'ère chrétienne ! « Qu'on ne parle pas de
» pardon, disait le Bourguignon. Maître, par le droit de la
» guerre, de la vie et des biens de cette race de rebelles , je
» puis les châtier à plaisir (1). »
N'est-il pas évident que le prince qui, à la suite de toutes
les révolutions du XIX''^^ siècle, oserait commettre ces atro-
cités et proclamer ces doctrines sauvages, serait mis immé-
diatement au ban de toutes les nations civilisées?
La guerre existe encore et la victoire distribue toujours
des lauriers enviés. Mais la guerre n'est plus ce qu'elle était
dans la civilisation gréco-romaine, pas même ce qu'elle était
au XV"* siècle. Les idées chrétiennes ont adouci ses hor-
reurs, circonscrit ses droits et limité ses ravages. Montes-
quieu a parfaitement résumé les tendances du droit des
gens de l'Europe moderne, quand il a dit : « Les diverses
» nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et,
» dans la guerre, le moins de mal qu'il est possible, sans
» nuire à leurs véritables intérêts (2). »
(1) On trouve les détails de cet épisode de nos annales dans ïHiS"
toire de Liège du baron de Gerlache. Œuv, comp., t. IV, pp. 284 et suiv.
(1) Esprit des Lois, 1. I, ch. III. — On comprendra que j'ai dû me
borner à r indication de quelques traits saillants. Pour discuter ce
— 69 —
IlL
Mais le progrès a-t-il dit son dernier mot? Les conflits
internationaux seront-ils éternellement réglés par le droit de
la guerre, tel qu'il se trouve aujourd'hui admis et déterminer
dans les usages diplomatiques de l'Europe ?
Des philosophes, des savants, des jurisconsultes, un roi
même, ont cru que l'extinction de la guerre et le maintien
d'une paix perpétuelle entre les peuples civilisés n'avaient
rien d'impossible. Ils se sont efforcés de prouver que le pro<
grès des lumières aura la puissance d'amener l'établissement
d'une (c cité des nations, » d'une « république chrétienne
universelle (1). »
Nous nous contenterons de jeter un rapide coup d'oeil sur
les systèmes imaginés par trois hommes de nature et de po«
sition trèft-diverses : l'abbé de Saint-Pierre en Frajiee, Jé-
rémie Bentham en Angleterre, Emmanuel Kant en Alle-
magne.
Le projet de paix perpétuelle de l'abbé de Saint-Pierre,
publié en 1714, consiste dans les cinq articles suivants :
sujet d'une manière approfondie, il faudrait passer en revue toute
l'histoire du droit des gens.
(i) Le roi auquel je viens de faire aUusion est Henri IV. SuUy, dans
ses Mémoires (Écorwmies royales), lui attribue le projet de partager
l'Europe entre un certain nombre de puissances n*ayant rien à envier
les unes aux autres du côté de Tégalité^ ni rien à craindre du côté de
l'équilibre. Un conseil général, représentant tous les États de TEurope,
eût été chargé de se prononcer sur les quereUes internationales , les
intérêts fédéraux, etc. Sully ajoute que ce projet fut accueilli avec
empressement par la reine Elisabeth, par Jacques V'^ et par plusieurs
autres souverains de l'Europe. {Mémoires de SuUy, t. VI, pp. 97 à 154.
Ledoux, Paris, 4827).
On sait que la véracité du récit de SuUy, dans la matière qui nous
occupe, a été sérieusement révoquée en doute.
- 70 —
ce I. Il y aura désormais entre les souverains qui auront
» signé les articles suivants une alliance perpétuelle.... Ils
» sont convenus de prendre pour point fondamental la pos-
» session actuelle et l'exécution des derniers traités, ^t se
» sont réciproquement promis, à la garantie les uns des
» autres, que chaque souverain qui aura signé ce traité fon-
» damental sera toujours conservé, lui et sa famille, dans
» tout le territoire qu'il possède actuellement.... Et afin de
» rendre la grande alliance plus solide en la rendant plus
» nombreuse, les grands alliés sont convenus que tous les
» souverains chrétiens seront invités d'y entrer par la signa-
)) ture de ce traité fondamental.
» 11. Chaque allié contribuera, à proportion des revenus
» actuels et des charges de l'État, à la sûreté et aux de-
» penses communes de la grande alliance. Cette contribu-
» tiôn sera réglée chaque mois, par les plénipotentiaires des
)) grands alliés, dans le lieu de leur assemblée perpétuelle, à la
» pluralité des voix pour la provision, et aux trois quarts
» des voix pour la décision définitive.
» III. Les grands alliés, pour terminer entre eux leurs
» différends présents et à venir, ont renoncé et renoncent
» pour jamais, pour eux et pour leurs successeurs, à la voie
» des armes, et sont convenus de prendre toujours doréna-
» vaut la voie de conciliation par la médiation du reste des
» grands alliés, dans le lieu de l'assemblée générale. Et, en
» cas que cette médiation n'ait pas de succès, ils sont con.-
» venus de^ s'en rapporter au jugement qui sera rendu par
» les plénipotentiaires des autres alliés, perpétuellement as-
» semblés, et à la pluralité des voix pour la décision défini-
» tive, cinq ans après le jugement provisoire.
» IV. Si quelqu'un d'entre les grands alliés refuse d'exé-
» cuter les jugements et les règlements de la grande al-
— 71 -
» liatice, négocie des traités contraires, fait des préparatifs
» de guerre, la grande alliance armera et agira contre lui
» offeosivement, jusqu'à ce qu'il ait exécuté lesdits juge-
» ments ou règlements, ou donné sûreté de réparer les torts
» causés par ses hostilités et de rembourser les frais de la
» guerre, suivant l'estimation qui en sera faite par les corn-
» missaires de la grande alliance.
» V. Les alliés sont convenus que les plénipotentiaires, à
» la pluralité des voix pour la décision définitive, régleront
)) dans leur assemblée perpétuelle tous les articles qui seront
» jugés nécessaires et importants pour procurer à la grande
» alliance plus de solidité, plus de sûreté, et tous les autres
» avantages possibles; mais l'on ne pourra jamais rien chan-
» ger à ces cinq articles fondamentaux que du consentement
» unanime de tous les alliés (1). »
On sait qu'un immense éclat de rire accueillit la publica-
tion de ces idées généreuses, dictées cependant par l'amour
le plus pur et le plus désintéressé de l'humanité. Dédains des
hommes d'État, ricanements des hommes de guerre, moque-
ries des courtisans, épigrammes des poètes, toutes les dé-
ceptions arrivèrent à la fois, et, de l'aveu des amis mêmes
de l'auteur, le Projet de paix perpétuelle fut placé à quelques
degrés au-dessous de l'Utopie de Morus. L'auteur, il est
[i) Le Projet de paix perpétuelle fut pubUé en 3 vol. in- 12, dont le
premier parut en 1714 et le dernier en 1716. L'auteur en fit un abrégé
en 1728 sous ce titre : Abrégé du projet de paix perpétuelle, inventé par
k roi Henri le Grand ; approuvé par la reine Elisabeth, par le roi Jacques
son successeur et par divers autres potentats; approprié à Vétat présent
des affaires générales de V Europe ; démontré infiniment avantageux
pour tous les hommes nés et à naître en général, et en particulier pour
tous les souverains et pour les maisons souveraines. Cet abrégé , auquel
nous renvoyons dans les notes, forme le premier volume et les quatre-
vingt premières pages du deuxième volume des ouvrages politiques de
I abbé de Saint-Pierre. publi«^s k Amsterdam, chez D. Beman, en 1733
- 72 —
vrai, procédant avec une inconcevable naïveté, s'était singu-
lièrement trompé sur le caractère pratique de son œuvre de
prédilection. Il avait dédié un abrégé de son livre à Louis XV,
en pressant vivement ce prince de ne pas laisser échapper
« l'honneur d'exécuter ce magnifique projet. » Il s'était flatté
d'obtenir l'assentiment immédiat de tous les monarques de
l'Europe, en proposant d'ajouter au traité d'alliance un arti-
cle supplémentaire, portant « que les souverains pourraient
» disposer pour leur dépense particulière et domestique de
» la moitié du revenu que leur produirait le retranchement
» de la dépense militaire (1). » Il avait poussé les précau-
tions au point de promettre k tous les ministres de la guerre
une pension considérable, pour eux et leurs enfants, afin de
les dédommager de la perte de leur emploi (2). Il avait
commis l'étrange inconséquence de vouloir inaugurer l'ère
de la paix perpétuelle par une guerre acharnée, faite à tous
ceux, peuples ou rois, qui refuseraient d'entrer dans la
grande alliance (3). Enfin, par sa prétention de vouloir ga-
rantir les princes en même temps contre les attaques du
dehors et contre les révolutions du dedans, il avait plus que
doublé les difficultés déjà si considérables de sa tâche (4).
Mais les cris et les rires d'une génération frivole, qui ne
soupçonnait pas même la grandeur du problème, n'en étaient
pas moins aussi injustes que déplacés. Au milieu de ses illu-
sions et de ses erreurs, l'abbé de Saint-Pierre avait émis une
foule d'idées saines et fécondes qui lui vaudront, dans un
avenir peu éloigné, l'approbation et la reconnaissance de la
postérité. La pensée d'établir un rapport harmonique et con-
(1) T. I, p. 77.
(2) T. Il, p. 34.
(3) T. I, p. 140.
,4) T. ï, pp. 21, 51, 60, 84, Wï ot suiv.
- 75 -
slaot entre la vie séparée des peuples et la vie collective de
rhumanité; rinstitution d'un tribunal européen, entretenu à
frais communs, siégeant en permanence et pourvu d'une
force fédérale assez puissante pour faire respecter ses déci-
sions; le projet de prévenir l'envahissement du bien d'autrui,
eri^mettant l'envahisseur, quel qu'il soit, en présence de tous
les autres États réunis ; la prétention hautement manifestée
de rendre le commerce entre toutes les nations chrétiennes
parfaitement sûr, libre et inaltérable (1) ; le noble et généreux
conseil de préférer aux agrandissements de territoire, ob-
tenus par la violence et la ruse, ces autres agrandissements
qu'on peut conquérir « à l'intérieur, » par l'amélioration des
lois, la diffusion des lumières et le développement pacifique
des ressources du pays (2) : tout cela, entremêlé de la pein-
ture vive et saisissante des maux de la guerre et des bien-
faits de la paix, ne méritait pas les dédains d'une société in-
souciante qui marchait gaiement vers l'abîme.
Soixante-dix-huit ans plus tard, en 1795, au milieu des
guerres et des troubles qui suivirent la révolution française,
l'abbé de Saint-Pierre et ses œuvres étaient complètement
oubliés, lorsque la thèse de la paix perpétuelle attira l'atten-
tion du génie lucide et vigoureux du philosophe de Kœnigs-
berg{3).
De même que le philanthrope français, Kant, invoquant
les leçons de l'histoire, commence par rappeler que les
traités de paix n'ont été que des trêves; d'où il conclut,
comme son prédécesseur, que les rapports des peuples civi-
(i)T. I, p. 61.
(2) T. I, pp. 122, 152 et suiv.
(3) L'opuscule de Kant, intitulé Zum cwUjcn Frieclen, FAn philoso-
phischer Entivurff forme les pp. 229 à 291 du t. VII des Œuv. compl.
(édil. Rosenkranz et Schubert, Leipzig, 183H).
~ 7i -
lises doivent être établis sur des bases nouvelles, si l'on veut
mettre un terme aux effroyables calamités qui, depuis les
âges primitifs jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, ont con-
stamment affligé notre race. Lui aussi envisage la paix per-
pétuelle comme possible ; mais, loin de partager l'optimisme
de l'abbé de Saint-Pierre, il la voit à une incommensurable
distance, que les progrès successifs et constants de l'huma-
nité pourront seuls abréger (i)._
On remarque une différence non moins sensible dans les
arguments qu'il invoque à l'appui de son système. L'abbé de
Saint-Pierre se fonde principalement sur les avantages qu'une
paix non interrompue procurerait aux souverains et aux peu-
ples. Kant, sans méconnaître la valeur de ces profits natio-
naux, s'appuie exclusivement sur les exigences de la nature,
du droit et de la raison. Il voit dans la guerre un défaut de
civilisation, une source d'avilissement pour l'humanité. Les
individus ayant renoncé à la liberté anarchique des sauvages,
il veut que les peuples forment de même une alliance paci-
fique (fœdus pacificiim) et organisent, en se soumettant à des
lois communes, l'État des États, la cité des nations (civitas
gentiutn). Il pi'ouve que la guerre, expression de la force
brutale, ne saurait être admise comme voie de droit; et,
puisque l'humanité s'avance lentement mais visiblement vers
le règne du droit, il espère que l'avenir verra se former une
grande confédération d'États libres, dont tous les membres
se garantiront réciproquement contre le retour des barbaries
du passé (2).
Le projet de Kant se compose de six articles préliminaires
et de trois articles définitifs. On commencera par faire en-
(I) l\ -un in fin.
Cl) Pp. 2i7 et siiiv.
- 7Î) —
trer les premiers dans le droit des gens de TEurope ; puis on
adoptera les seconds comme autant de bases de la paix per-
pétuelle. ,
Les articles préliminaires sont :
« I. On ne regardera pas comme valide le traité de paix,
» cil les parties se réserveraient tacitement la matière d'une
» guerre nouvelle.
» II. Aucun État indépendant, grand ou petit, ne pourra
» passer sous la domination d'un autre État, ni par succes-
» sion, ni par échange, ni par achat, ni par donation.
» m. Les armées régulières et permanentes (miles pei^)e-
» tutis) doivent être entièrement supprimées avec le temps.
» IV. On ne contractera aucune dette nationale en vue de
» se procurer de» ressources pour défendre les intérêts de
» l'État au dehors.
» v. Aucun État n'iiiterviendra de force dans la constitu-
» lion ou le gouvernement d'un autre État.
» VI, Aucun État en guerre avec un autre ne se permettra
» des hostilités qui auraient pour conséquence de rendre
» impossible la confiance réciproque à l'heure où l'on son-
» géra à la paix : telles que l'emploi d'assassins ou d'empoi-
» sonneurs, la violation d'une capitulation, l'encouragement
» à la trahison dans l'État envahi (1). »
Les articles définitifs sont rédigés de la manière suivante :
« I. La constitution de chaque État doit être représeiUa-
» tive (2).
(4) Pp. 232 et suiv.
(2) Kant se sert du mot ri'publivainp (rt^publicanischj ; mais cette
épithète ne rend que très-imparfaitement sa pensée. U considère comme
républicaine toute constitution dans laquelle le pouvoir législatif est
séparé du pouvoir exécutif. Il dit, en termes formels, qu'on ne doit pas
i.'onfondre la constitution républicaine avec la constitution démocra-
tique (pp. 2i3 et 24i). Je crois avoir exactement traduit sa pensée eu
- 76 -
» II. Il faut que le droit des gens (VôlkerreclU) soit fondé
» sur une fédération d'États libres.
» ni. Le droit cosmopolitique (Weltbûrgenecht) se bornera
» aux conditions d'une hospitalité universelle (1). »
Rien n'était moins pacifique que la situation de l'Europe,
au moment où Kant se livrait à ces spéculations philosophi-
ques sur la possibilité d'une paix perpétuelle. Les guerres
de ta République avaient fait couler des torrents de sang ;
mille symptômes annonçaient le voisinage de la crise uni-
verselle d'où devaient sortir, quelques années plus tard, à la
suite du bouleversement de tous les rapports internationaux,
les guerres plus sanglantes encore de TEmpire. Et cependant,
vers la même époque, l'idée de la paix perpétuelle avait
préoccupé un homme que personne n'accusera de sacrifier à
l'imagination ; un jurisconsulte profond, qui cherchait avant
tout le côté positif et pratique des choses; un philosophe
qui voyait dans le profit personnel la source de nos opi-
nions et le mobile de tous nos actes ; en un mot, Jérémie
Bentham.
Après avoir recherché les causes des guerres et les moyens
de les prévenir, le restaurateur de l'école utilitaire fait abou-
tir son système à l'institution d'une diète générale, laquelle,
sauf quelques changements sans importance, n'est autre
chose que le tribunal fédéral imaginé par l'abbé de Saint-
Pierre. La diète représenterait tous les États civilisés, et
me servant de l'expression constitution rejjrêsentative. Quant aux motifs
pour lesquels Kant donne la préférence à ce régime^ ils sont on ne peut
plus simples. Il est , dit-il , de l'essence de ce gouvernement que la
guerre ne puisse se faire sans Tassentiment des citoyens; ceux-ci
doivent donc s'attirer volontairement toutes les calamités de la guerre,
etc. (P. 243).
(1) Kant entend ici par droit d'hospitalité celui de ne pas être traité
en ennemi dans le pays où l'on arrive. (P. 253).
- 77 —
chacun d'eux y enverrait deux députés. Elle aurait pour mis-
sion de vider les conflits qui surgiraient entre les peuples
confédérés, en prenant pour base de ses décisions un code
international perfectionné, consacrant dans son texte tous
les usages que les progrès de la civilisation ont fait admettre
dans la diplomatie européenne. La sentence rendue recevrait
la publicité la plus étendue et la plus solennelle ; et si, mal-
gré cet appel à la conscience publique, le prince ou le peu-
ple condamné refusait de se soumettre, des contingents
fournis par les autres États seraient chargés d'amener, par
l'emploi de la force, l'exécution du jugement prononcé par
l'aréopage européen (1). x
Tel était l'état du problème, à la fin du dix-huitième siècle.
IV.
Ainsi qu'on devait s'y attendre, l'abbé de Saint-Pierre, Kant
et Bentham ont trouvé de nombreux contradicteurs parmi
les philosophes, les historiens et les jurisconsultes du siècle
actuel. Les uns repoussent la paix perpétuelle comme incom-
patible avec les dogmes et les traditions du christianisme;
les autres, laissant de côté la question religieuse, se préva-
lent des malheurs interminables du passé, des luttes meur-
trières du présent, des orages menaçants qui s'amassent à
l'horizon de l'avenir, pour déclarer l'extirpation de la guerre
à jamais impossible
Les publicistes qui repoussent la paix perpétuelle au nom
(i) Works of Jeremy Bentham, now firat coUected under the super-»
intendence of his executor John Botoring, t. VIII, pp. 538 et suiv.
(London ; 1839).
- 7« -
des idées chrétiennes trouvent leur personnification la plus
brillante et la plus énergique dans Tilluslre auteur des Soirées
de Saint-Pétersbourg,
« Lhomme étant donné avec sa raison, ses sentiments et ses
» affections, il n'y a pas moyen, dit le comte de Maistre, d'ex-
» pliqtier comment la guerre est possible humainement.,,. Pour-
» quoi toutes les nations sont-elles demeurées respective-
» ment dans Fétat de nature, sans avoir fait jamais un seul
» essai, une seule tentative pour en sortir?... Comment la
» raisonnante Europe n'a-t-elle jamais rien tenté en ce
» genre?... Pourquoi les nations n'ont-elles pas eu autant
» d'esprit ou autant de bonheur que les individus; et com-
» ment ne sont-elles jamais convenues d'une société géné-
» raie pour terminer les querellQ3 des nations, comme elles
» sont convenues d'une souveraineté nationale pour ter-
» miner celles des particuliers? » Il ajoute : « Toutes les
» raisons imaginables, pour établir que cette société des
» nations est impossible, militeront de même contre la
» société des individus. L'argument qu'on tirerait de l'im-
» praticable universalité qu'il faudrait donner à la grande
» souveraineté n'aurait point de force ; car il est faux qu'elle
» dût embrasser l'univers. Les nations sont suffisamment
» classées et divisées par les fleuves, par les mers, par les
» montagnes, par les religions et par les langues surtout qui
» ont plus ou moins d'affinité. Et quand un certain nombre
» de nations conviendraient seules de passer à Vétat de civi-
» lisation, ce serait déjà un grand pas de fait en faveur de
» l'humanité (1)! »
(1) Soirées de Saint-Pétersbourcj, septième entretien, t. II, pp. 7, 14, 16
(édit. belge de 1853). I-e comte de Maistre ne se conforme pas rigou-
reusement à la vérité historique, quand il dit que TEurope n'a jamais
rien tenté cnt^e genre Elle a tenté, mais elle n'a pas réiissi. Pour ne
— 70 -
Pourquoi donc les peuples ne se sont-ils pas constamment
préoccupés de l'extinction définitive de la guerre, puisque
cette œuvre, malgré ses proportions colossales, n'offre rien
d'impossible en soi? Le comte de Maistre répond : « Les
» fonctions du soldat tiennent à une grande loi du tnonde spi-
» rituel... La guerre résulte d'une loi occulte et terrible qui
» a besoin du sang humain.... Partout, dans le vaste domaine
» de la nature, il règne une violence manifeste, une sorte
» de rage prescrite qui arme tous les êtres in mutua funera.
» Une force, à la fois cachée et palpable, se montre conti-
» iiuellement occupée à mettre à découvert le principe de la
» vie par des moyens violents.... Mais cette loi s'arrétera-t-
» elle à l'homme? Non sans doute. Cependant quel être
«exterminera celui qui les exterminera tous? Lui. Cest
» rhomme qui est chargé d'égorger Vhomme. Mais comment
» pourra-t-il accomplir la loi , lui qui est un être moral et
» miséricordieux ; lui qui est né pour aimer ; lui qui pleure
» sur les autres comme sur lui-même?... C'est la guerre qui
» accomplira le décret. N'entendez-vous pas la terre qui crie
» et demande du sang? Le sang des animaux ne lui suffit pas,
» ni même celui des coupables versé par le glaive des lois...
» La terre entière, continuellement imbibée de sang, n'est
» qu'un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé
» sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu'à la consomma-
» tion des siècles, jusqu'à l'extinction du mal, jusqu'à la mort
» de la mort?... La guerre est divine en ellc-mêoie , puis-
» qu'elle est une des grandes lois du monde. La guerre est
» divine par ses conséquences d'un ordre surnaturel tant
» générales que particulières... La guerre est divine dans la
pas sortir des temps modernes, n'était-ce rien que l'Empire ger-
maniqi^e? Ce qui est vrai, c'est que les essais n*ont été que partiels et
insuffisants.
— 80 —
» gloire mystérieuse qui l'environne, et dans l'attrait non
» moins inexplicable qui' nous y porte... Dieu aime à s'ap-
» peler le Dieu des armées, le Dieu de la guerre (1). »
Il nous sera facile de prouver que rien n'est moins chrétien
que cette théorie soi-disant chrétienne de la guerre ; mais il
importe de rappeler d'abord les arguments des publicistes
qui, mieux avisés, placent le débat sur le terrain des faits ,
des intérêts et des passions qu'on rencontre inévitablement
dans la vie des peuples.
Évidemment le problème n'est pas même discutable aux
yeux des hommes d'État qui nient le progrès général et gra-
duel de l'humanité. Ils disent que le XVIIP siècle, qui vit
paraître le projet philanthropique de l'abbé de Saint-Pierre ,
subit quarante-huit années de guerres acharnées. Ils ajoutent
que les spéculations pacifiques de Kant et de Bentham furent
suivies de vingt-cinq années de révolutions et de batailles,
depuis le Nil jusqu'à la Baltique , depuis Lisbonne jusqu'à
Moscou. Ils croient avoir tout dit quand ils ont cité les im-
menses déceptions qu'éprouvèrent les membres de tous ces
Congrès de la paix, annonçant le terme du règne de la force
au début de la crise européenne de 1848, à la veille des
guerres d'Italie, de Crimée et de tant d'autres. Pour eux,
nous le répétons, la discussion n'est pas possible ; car, niant
la grande loi historique du progrès, ils voient dans le passé
le type invariable et éternel de l'avenir.
Mais il est une autre classe d'hommes qui, tout en admet-
tant le perfectionnement graduel de l'humanité, n'en croient
pas moins à l'éternelle durée de la guerre et rangent , eux
aussi, au nombre des rêves des gens de bien , tous les moyens
imaginés pour restreindre ses ravages* Ils n'admettent ni la
(1) Soirées de Sainl-Pêterfibourg, t. II, pp. 10, 22, 23 et 34.
~ Si "
possibilité ni refficacité de l'établissement d*un tribunal sou*
verain des peuples. Ils soutiennent que les intérêts et les
passions opposés de ses membres amèneraient des débats,
des luttes, des tiraillements et des coalitions au sein même
de cet aréopage européen, et par suite sa dissolution et le
recours à la force, c'est-à-dire, la situation actuelle et la
guerre. Us ne nient pas entièrement la valeur des espérances
que Kant a fondées sur la généralisation des gouvernements
représentatifs ; mais ils répondent que les peuples ont leurs
ambitions, leurs haines, leurs colères et leurs caprices,
aussi bien que les rois, alors surtout que les luttes inévitables
des partis ont pour résultat ordinaire de faire envisager, de
points de vue tout à fait opposés, l'honneur, les intérêts et
la sécurité de la nation. Ils ont aperçu l'influence sans cesse
croissante de la morale et de la raison dans les rapports
internationaux ; mais ils persistent à dire que , malgré
tous les progrès qu'on réalisera dans cette sphère, la force
physique sera toujours l'arbitre suprême des querellés qui
suivissent entre les peuples voisins. « Ce ne seront jamais,
» disent-ils, les idées qui gouverneront le monde , car
» l'homme n'est pas une intelligence pure; ce seront tou-
» jours, plus ou moins, les besoins, les penchants et les
» passions; les passions sont immortelles, parce qu'elles
» renaissent avec les générations qui les éprouvent et les
» objets qui les inspirent et les nouiTissent. » Confondant
ici leurs objections avec celles des partisans annérés de
l'immobilité sociale, ils font remarquer que la logique inexo-
rable des faits a toujours triomphé des lamentations des
philosophes et des tendances naturellement miséricordieuses
du cœur humain; puis, pour compléter leur tâche, ils s'éten-
dent avec complaisance sur les avantages moraux que la
guerre procure aux peuples, en compensation des malheurs
6
-^ 85» -
dont elle les accable dans le domaine des intérêts matériels.
Frédéric Ancillon, qui a brillamment développé le système,
termine sa dissertation par les paroles suivantes, qui ne
seraient pas déplacées dans une apologie des batailles :
<c La paix amène Topulence, Topulence multiplie les plaisirs
» des sens, et Thabitude de ces plaisirs produit la mollesse
» et régoïsme. Acquérir et jouir devient la devise de tout le
» monde ; les âmes s'énervent et les caractères se dégradent.
» La guerre et les malheurs qu'elle entraîne à sa suite déve-
» loppent des vertus mâles et fortes : sans elle le courage,
» la patience, la fermeté, le dévouement, le mépris de la
» mort disparaîtraient de dessus la terre. Les classes mêmes
» qui ne prennent aucune part aux combats apprennent à
» s'imposer des privations et à faire des sacrifices. Ces sacri-
» fices sont forcés, sans doute; mais, en les faisant, l'âme
» acquiert de la vigueur, apprend à vouloir, et vient à en
» faire de volontaires ; l'existence et les biens devenant pré-
» caires, on sait mépriser ce qu'on peut perdre d'un moment
» à l'autre. Chez un peuple civilisé jusqu'à la corruption, il
» faut quelquefois que l'État entier périclite pour que l'esprit
» public se réveille, et c'est le cas de dire ce que Thémis*
» tocle disait aux Athéniens : Nous périssions, si nous
» n'eussions péri (1). »
V.
Qu'y a-t-il de vrai dans ces systèmes contradictoires.^
Quels sont les faits et les idées qu'il faut admettre pour ne
<1) Voy. Tableau deê révolutions du systhne politique de V Europe.
Discours préliminaire, t. I, pp. 15 et 2i; édit. belge de 1839.
^ 8S —
pas aboutir à la négation de la loi du progrès historique !
Quelles sont les doctrines et les espérances qu*il faut rejeter
pour ne pas se placer sous la bannière des utopistes mo-
dernes ?
Écartons d'abord la théorie prétendument chrétienne du
comte de Maistre.
Quand on réduit le système à sa dernière expression, on
s'aperçoit que le célèbre philosophe catholique se fonde sur
trois aliments principaux : le texte de l'Écriture sainte, le
dogme de l'expiation par le sang, la gloire mystérieuse qui
entoure la profession des armes.
On s'étonne vraiment de voir invoquer ici le texte de
rÉcriture. S'il est une vérité à l'abri de toute controverse,
c'est que la Bible, depuis son premier jusqu'à son dernier
chapitre, manifeste partout l'horreur de l'effusion du sang
humain. Lorsque la famille du patriarche, à la suite de la
catastrophe universelle du déluge, reçut la mission de
repeupler la terre délivrée de ses peuples sacrilèges, Dieu
lui dit : «c Vous ne répandrez pas le sang de l'homme ; car
9 j'ai fait l'homme à mon image. Je redemanderai jusqu'à la
9 dernière goutte le sang de l'homme versé par la main de .
» son frère (1). » Lorsque Moïse, au milieu de la manifesta-
tion solennelle de toutes les puissances de la nature, reçut
le Décalogue au sommet du Sinai, il y lut ce commandement
suprême : Vous ne tuerez point (2)! Quand David, ayant
triomphé de ses ennemis, voulut réaliser le vœu le plus cher
de son peuple, en construisant un temple somptueux sur la
montagne de Sion, cet honneur et cette consolation lui furent
refusés « parce qu'il avait versé trop de sang et fait trop de
(i) Gen., IX, 5 et G.
(2) Exod., XX, 13.
— 8i —
y> guerres (1). » Quand Isaïe, ravi par l'esprit prophétique,
aperçut dans le lointain des siècles la régénération univer *
selle qui devait sortir de rhumble grotte de Bethléhem, il
s'écria : <c Un Enfant nous est né, un Fils nous a été donné ;
)> et l'Empire a été posé sur ses épaules ; et on rappellera
w l'Admirable, le Dieu fort et puissant, le Prince de la
» Paix (â). » Il n'est pas nécessaire d'ajouter que les mêmes
préceptes et les mêmes aspirations se révèlent à toutes les
pages de l'Évangile.
On objectera peut-être que la Bible donne continuellement
à Jéhovah le titre sublime de Dieu des années. Nous répon-
drons que le fait n'est rien moins que certain. Des hommes
profondément versés dans l'étude des langues orientales
prétendent que les mots Tseba, Tsebaoth^ qui reviennent si
souvent dans le texte des Psaumes et des Prophètes, dési-
gnent, non les armées de la terre, mais les phalanges qui se
meuvent dans l'espace, les tourbillons célestes, l'armée des
astres : image grandiose et admirablement choisie pour don-
ner au peuple la notion la plus élevée de la puissance, de la
gloire et de l'incomparable grandeur de l'Etre des êtres (3).
Mais quand même ces mots devraient recevoir l'interpréta-
tion que leur donne le comte de Maistre, il ne serait pas per-
mis d'en conclure que Dieu fasse de la guerre, des batailles,
de ïe/fusion incessante du sang humain, la condition du pardon
accordé à l'humanité coupable. Ils prouveraient uniquement
que les sociétés humaines, dans tout l'appareil de leurs
forces et de leurs colères, ne sont que de faibles instruments
que le Tout-Puissant fait mouvoir au gré des décrets de son
(1) 1 Paralip., XXII, 8 ; XXVIII, 3.
(2) Isaïa8, IX, 5.
(3) Telle est notamment l'opinion de Téminent orientaliste de Louvain,
Mgr Beelen.
- 85 -
éternelle et universelle providence. Déclarer la guerre indis-
pensable, parce que Dieu est le maître souverain de la
guerre, comme il est le maître souverain de toutes les forces
répandues dans l'univers, c'est commettre un étrange oubli
de toutes les règles d'une interprétation saine et rationnelle.
Sans doute la guerre, de même que les maladies et toutes
les misères qui nous environnent, est la conséquence de la
déchéance originelle de l'humanité, et à ce point de vue les
souffrances de la guerre sont une expiation. Sans doute
encore, Dieu peut se servir et s'est servi de la guerre pour
châtier les peuples et les ramener dans les voies où il veut
les faire marcher. Mais la guerre n'a rien de plus divin que
les épidémies, les inondations, les incendies, la famine et
tous les autres fléaux qui ont tant de fois désolé le monde.
Quel moraliste oserait affirmer que l'homme qui cherche et
trouve un remède contre la peste ou la lèpre est allé se
heurter contre une loi générale du monde spirituel? Que
répondrait-on au philosophe qui dirait : « N'entendez-vous
» pas la terre qui crie et demande la peste et la lèpre .^ » Et
cependant, à part l'éclat de l'image et la vigueur du style, le
comte de Maistre ne dit rien de plus quand il écrit : « N'en-
» tendez-vous pas la terre qui crie et demande du sang? »
L'illustre auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg n'est pas
plus heureux dans les considérations qu'il déduit du dogme
éminemment chrétien de l'expiation. Un savant et célèbre
jurisconsulte lui a répondu avec autant d'éloquence que de
raison : « Sans doute, le salut par le sang^ ou VexpiatUm du
ï> péché au prix d'un sacrifice sanglant, est le fondement de la
» foi chrétienne ; mais ce n'est ni le sang des animaux, ni
» le sang des hommes qui doit couler ; ce ne sont pas des
» victimes mortelles qui doivent être immolées : c'est une
» victime sans tache. C'est un médiateur divin qui opère, par
» son généreux sacrifice, la réhabilitation du genre humain
1» déchu. Selon la révélation, une personne divine pouvait
» seule égaler la réparation à Toffense, et offrir à la misé-
» ricorde de Dieu une satisfaction capable de tempérer la
» rigueur suprême de ses jugements (1). » Telle est en eflfet
réconomie divine de la révélation. Partout le philosophe
chrétien rencontre les preuves et les conséquences de la
déchéance de Thumanité ; mais partout aussi il trouve une
promesse de miséricorde et une garantie de réhabilitation
dans le dévouement sublime du Rédempteur. Nulle part Dieu
n'a dit à l'homme : « Tu verseras éternellement le sang de
» tes frères ! » La guerre est légitime quand elle est indis-
pensable à la défense des droits des peuples, tout comme
l'emploi de la force est légitime quand celle-ci devient
l'unique moyen de sauvegarder les droits de l'individu ; mais,
en dehors de cette situation exceptionnelle, la guerre est un
crime de lèse-humanité, une violation flagrante des lois fon-
damentales du christianisme.
Aussi n'y a-t-il rien de divin ni de mystérieux dans la gloire
qui environne la profession des armes. La guerre étant ad-
mise comme l'arbitre suprême et permanent des destinées
de l'Europe, le soldat doit nécessairement occuper la pre-
mière place dans la hiérarchie sociale. Il se sépare de la
foule, il se soumet à une discipline sévère, il méprise la
mort, il place sa poitrine entre les canons des envahisseurs
et la frontière menacée de la patrie. Plaisirs, richesses, hon-
neurs, joies et intérêts de la famille, tout ce que les hommes
aiment et désirent est sacrifié par le soldat au premier appel
(1) Paroles du comte Portalis. Voy. Séances et Travaux de V Académie,
des scietu:es morales et politiques. (Compte rendu par Ch. Vergé, 3»* série,
t. XVm, p. 17).
~ 87 -
de ses chefs. Ce n'est qu'à ce prix qu'il procure à ses con-
citoyens la sécurité, l'honneur, l'indépendance et l'intégrité
du territoire! Enumérez et placez, d'un côté les vertus
héroïques que réclame la vie militaire, de l'autre les services
immenses rendus par les armées qui donnent la victoire au
drapeau national, et vous ne serez plus surpris de l'éclat qui
entoure les vainqueurs. Vous êtes dans le vrai en disant que
les préjugés populaires ont exagéré la gloire du soldat aux
dépens de toutes les autres professions qui requièrent le
dévouement et le sacrifice ; mais vous blessez les suscep-
tibilités légitimes de la conscience humaine, vous mécon-
naissez les exigences de la justice et de la raison, quand
vous placez sur la même ligne le guerrier et le bourreau.
L'un et l'autre sont les exécuteurs de la volonté natio-
nale ; mais le bourreau tue sans gloire, parce qu'il tue sans
péril (1).
Nous croyons avoir suflSsamment prouvé que les dogmes
chrétiens sont ici hors de cause. II est temps de placer le
débat sur le terrain des faits.
La science, la diffusion des lumières, le travail et l'in-
fluence souveraine des idées chrétiennes ont extirpé d'in-
nombrables misères qui pesaient lourdement sur la majorité
du genre humain. Le même phénomène se produira-t-il à
l'égard du mal quarante fois séculaire de la guerre? C'est là
le seul problème à résoudre. Réduit à ces termes, il n'en est
pas qui soit plus digne d'occuper les méditations des hommes
d'État, des économistes et des philosophes.
A notre avis, les divers systèmes que nous avons passés
(1) Nous avons passé sous silence Targument que le comte deMaistre
a puisé dans Teffusion incessante du sang des animaux. Ce phénomène
de la nature n'a rien de commun avec la guerre. Assurément, si les
animaux se mandent les uns les autres . ce n'est pas à titre de peine.
- 88 --
en revue ont tous le défaut d'être trop absolus. Il n*est pas
possible d'arriver à des combinaisons politiques assez puis-
santes pour garantir l'existence d'une paix perpétuelle ; mais,
par contre, il n'est pas permis d'affirmer que la guerre sera,
comme par le passé, la règle et non pas l'exception dans les
relations internationales.
Il ne suffit pas, en effet, de hausser les épaules, de crier
à l'utopie, de prononcer solennellement le mot impossible.
Les hommes d'État de la Grèce ancienne prenaient cette
attitude et tenaient ce langage, quand les utopistes de leur
«
temps protestaient contre ce crime universel, cette iniquité
des iniquités, qu'on nommait Yesclavage. Malgré la rectitude
de ses idées et la force de son génie, Aristote disait : « L'es-
» clave n'est, par sa nature, qu'un instrument plus parfait et
» susceptible de manier d'autres instruments.... Si un outil
» pouvait pressentir l'ordre de l'artiste et l'exécuter, si la
» navette courait d'elle-même sur la trame, si le plectrum
ï> tirait spontanément des sons de la cithare, l'art n'aurait
» pas besoin d'ouvriers, ni les maîtres d'esclaves (1). » Aris-
tote croyait avoir à jamais réduit au silence les adversaires
les plus déterminés de l'esclavage. Mais le temps et le pro-
grès se sont chargés de lui répondre ! L'outil reçoit aujour-
d'hui l'ordre de l'ouvrier ; des forces naturelles asservies par
la science obéissent à l'impulsion de l'artiste; la navette
court sur la trame sans que l'homme ait besoin de lui prêter
la vigueur de ses muscles, et l'esclavage a disparu de l'Eu-
rope chrétienne ! Tout n'est pas dit quand on répond en rica-
nant comme Voltaire : « La paix est une chimère qui ne
» subsistera pas plus entre les princes qu'entre les rhino-
» céros et les éléphants, entre les loups et les chiens : les
(i) Politiquey l. i, c. 111.
- 89 -
» animaux carnassiers se déchirent toujours à la première
» occasion (1). »
Il ne suffit pas davantage d*invoqner sans cesse l'expé-
rience du passé. Le passé ne ressemble pas au présent, et
ravenir sera plus dissemblable encore. Sans mériter en
aucune manière le titre d*utopiste, on peut affirmer hardi-
ment qu'il est possible de faire aujourd'hui bien des choses
qu'il n'était pas possible de faire à d'autres époques. Qu'on
se souvienne des siècles où l'unité de l'espèce humaine
n'était connue que dans un coin de l'Asie, où les peuples
étaient naturellement en guerre et toujours armés les uns
contre les autres, où le droit de la guerre rendait le vain-
queur propriétaire et maître des corps et des biens des
vaincus, où le massacre d'une population désarmée était
envisagé comme la conséquence naturelle d'une bataille
malheureuse. Qu'on se rappelle que, malgré ces mœurs
barbares et ces innombrables obstacles, le progrès a con-
tinuellement manifesté sa puissance dans la sphère des
idées guerrières; et qu'on nous dise ensuite pourquoi
le progrès devrait brusquement s'arrêter au milieu du dix-
neuvième siècle!
En vertu de cette loi mystérieuse qui fait soilir le bien du
mal et la régénération de la souffrance, la guerre a plus
d'une fois rendu des services immenses à l'humanité. Elle a
rapproché les peuples, détrôné la barbarie et disséminé les
idées fécondes ; elle a facilité la prédication du christianisme
en réunissant les peuples dans l'unité majestueuse de la
domination romaine ; et l'on conçoit sans peine que, depuis
S. Augustin jusqu'à Bossuet, depuis Lessing jusqu'à M. Mi-
Ci) De la paix pe»'pt}iticlle , Œuv. compl.. t. XXIX, p. 35. édit. de l«
Soc. Typ. (1784).
— 90 —
chelet, des intelligences vigoureuses, tout en se plaçant à
des points de vue très-différents, se soient préoccupées de
la mission de la guerre dans le développement de la civili-
sation générale. Mais où sont les services que, sous ce rap-
port, elle puisse rendre aujourd'hui aux peuples civilisés de
l'Europe? Les idées, les doctrines, les inventions, tous les
produits de l'esprit humain, toutes les merveilles de la
science se répandent avec la rapidité de l'éclair, au point
que nous voyons souvent plusieurs nations se disputer la
priorité de la même découverte !
Mais il est une réflexion bien plus importante encore et
sur Inquelle on ne saurait trop appeler l'attention de tous
ceux qui s'occupent des destinées futures de l'humanité.
La guerre trouvera dans le développement du travail et l'exten-
sion du commerce des obstacles de plus en plus considérables.
L'industrie, marchant à pas de géant, étend chaque jour son
domaine, ses richesses et son influence. Les capitaux qu'elle
féconde se comptent par milliards; les bras qu'elle emploie,
les familles qu'elle nourrit se comptent par centaines de
mille. C'est un pouvoir nouveau avec lequel les princes et
leurs ministres auront désormais à compter ; et ce pouvoir^
qui vit et se développe à l'aide du crédit, autre puissance
que l'antiquité n'a point connue, est l'ennemi naturel de la
guerre. Ce n'est pas tout ! Grâce à la solidarité que les pro-
grès de la civilisation ont établie entre les intérêts de tous
les peuples, la guerre ne peut plus éclater sur un point de
l'Europe, sans que l'Europe entière souffre et se plaigne. A
l'époque où les communications étaient rares et difficiles,
où le commerce extérieur était dénué d'importance, où
chaque peuple vivait de sa vie et de son travail propres, les
luttes armées dépassaient rarement les proportions d'une
querelle locale. Il n'en est plus de même au dix-neuvième
- m -
siècle. Quand deux nations tirent aujourd'hui Tépée et des-
cendent sur les champs de bataille, toutes les autres s*alar-
ment}et doivent inévitablement s'imposer de pénibles sacri-
fices. Malgré les torrents de sang qui viennent de couler
encore, la proposition que nous venons d'émettre ne dépasse
en aucune manière les limites d'une espérance raisonna-
ble (1).
Ainsi, d'un côté, la guerre a perdu les seuls avantages
qu'elle pût offrir avant la diffusion des idées chrétiennes;
de l'autre, elle rencontre et rencontrera des obstacles cha-
que jour plus formidables dans les intérêts les plus impor-
tants des peuples modernes. Et c'est alors qu'on ne craint
pas d'affirmer que la guerre sera, dans les siècles de l'avenir,
ce qu'elle a été dans les siècles du passé !
Aux yeux de tout homme qui sait réfléchir, un grand tra-
vail se manifeste dans le monde. Ce travail amènera des
complications, des tiraillements et probablement des guerres;
mais le résultat flnal n'en sera pas moins un grand progrès
dans la vie de l'humanité. Partout se montre une tendance
visible vers l'alliance, vers le rapprochement, vers l'harmonie
des intérêts et des institutions des peuples civilisés. Les
distances disparaissent, les communications deviennent
chaque jour plus faciles, les préjugés nationaux s'affaiblis-
sent, la grande et puissante communauté du travail s'étend
sans cesse et dans toutes les directions.
Si ce mouvement se propage et se développe, — et tout
semble prouver qu'il acquerra chaque jour une force nou-
(1) Qu'on consulte à ce sujet les faits et les preuves réunies par M. de
Bfolinari, dans Fintroduction placée à la tête de son intéressant ou-
vrage : Uabbé de Saint-Pierre et ses Œuvres (Paris, 4857). — On peut
y ajouter la sentence arbitrale récemment rendue (1872), par le tribunal
international de Genève, entre TÂngleterre et les États-Unis d* Amérique.
velle, — il est évident que nous approchons, lentement il
est vrai, du temps où les peuples, à défaut de leurs chefs,
songeront sérieusement à se prémunir contre le fléau de
la guerre. Aux époques où la grande voix de Topinion pu-
blique domine toutes les autres, les besoins universelle-
ment sentis ne peuvent longtemps tarder à recevoir lenr
satisfaction.
Est-ce à dire que la paix sera perpétuelle, ainsi que l'es-
pérait l'abbé de Saint-Pierre ? Non ; et, sous ce rapport, les
nombreux adversaires qu'il a rencontrés ont eu raison de le
placer parmi les utopistes. Quelles que soient les combinai-
sons qu'on adopte, les luttes politiques au dedans et les
coalitions au dehors pourront toujours déranger les plans le
plus ingénieusement combinés.
On se contentera de prendre contre la guerre des précau-
tions qu'on n'a pas prises dans les siècles passés.
Mais en quoi consisteront ces précautions? Quelle sera la
forme de cette assurance d'une nouvelle espèce?
Les leçons du passé, les besoins du présent et les tendan-
ces visibles de l'avenir fournissent la réponse.
On n.'arrivera pas à l'unité monstrueuse et impossible rêvée
par les despotes sous le nom de monarchie universelle.
L'existence des peuples, avec leur vie propre et leur activité
particulière, est évidemment réclamée par les vœux de la
nature , les décrets de la Providence et les besoins les plus
essentiels de l'humanité. Altissimus.,. constituit terminos po-
pulorum, dit la Bible (1).
On n'arrivera pas non plus à une confédération universelle.
Les différences de race, de langue, de civilisation, d'intérêts
et de besoins la rendront toujours impraticable.
(1) Deiilerononie. XXXll. 8,
- 93 -
Oa devra maintenir la variété dans l'unité, les différences
partielles dans l'harmonie générale, et dès lors il ne reste
qu'un seul système susceptible d'être traduit en fait. C'est la
fédération de groupes plus ou moins nombreux de peuples
placés dans des conditions plus ou moins identiques.
Quand cette Sainte-Allmnce , plus vaste, plus forte et sur-
tout plus démocratique que la première, sera conclue aux
applaudissements du monde ; quand l'Europe , éclairée par
ses longues souffrances , entrera dans cette ère nouvelle , la
gloire des armes cessera de primer toutes les autres, et
Thistorien-philosophe ne trouvera plus, dans les sentiments
et les vœux des peuples, ces contradictions incessantes qui
déroutaient le génie puissant du comte de Maistre. La guerre,
sans doute, sera toujours possible; mais, à la différence de
ce qui s'est passé jusqu'à nos jours, la paix sera la règle et la
guerre une rare exception dans la vie des nations civilisées.
On dira que l'heure est mal choisie pour manifester ces
espérances. Mais que sont les perturbations passagères dans
la vie générale de l'humanité? Les orages politiques ne dé-
rangent pas plus les lois de l'histoire que les orages de
l'atmosphère ne dérangent les lois de la nature. Que de temps,
que d'efforts, que de peines n'a-t-îl pas fallu pour arriver à
rétablissement de tribunaux permanents, investis du droit
de punir et chargés de régler les conflits qui surgissent entre
les individus ! Pourquoi donc Tintelligence et le cœur se
troubleraient-ils à l'aspect des obstacles que rencontre l'éta-
blissement d'une justice internationale ?
Cest surtout aux époques d'agitation et de découragemeu
qu'il importe de s'écrier avec le poète :
Inter speni curamque, tùnores inter et iras,
Grata superveniet, quœ non speirabitur, hora'
(Extrait des Bull, de l'Acad. royale de Bruxelles. 1860).
III
UNE BIBLIOTHÈQUE BELGE
DE L'AN MGV
UNE
BIBLIOTHÈQUE BELGE M L'AN MCY
Dans les dernières années du onzième siècle, deux moines
de l'abbaye de Stavelol, Goderan et Erneston, recurent de
Tabbé Rodulphe l'ordre de faire une copie complète et con-
tinue de tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament.
Ils se mirent aussitôt à l'œuvre, travaillèrent avec courage.
et, après quatre années d'un labeur persévérant, ils termi-
lièrent leur tâche « l'an de l'Incarnation MXCVII, indiction v%
» sous le règne de l'empereur Henri IV, Obert étant évêque
» de Liège et Rodulfe abbé de Stavelot, l'année même du
» départ de plusieurs nations pour Jérusalem. »
Cette mention, trop pompeuse peut-être, prouve déjà que
Goderan et Erneston avaient la conscience de la valeur du
sei'vice qu'ils venaient de rendre à leur abbaye ; mais ils al-
lèrent beaucoup plus loin. Suivant Fusage de quelques
copistes de leur siècle, ils mirent le manuscrit sous la pro-
tection de Dieu et formulèrent une malédiction terrible
contre ceux qui tenteraient de le dérober ou de le maltrai-
ter Sewirnli ciiilibet et hos codkea hene tractanti et (liytitf
i
sevvanti pevennis proveinai benedietio ; pevverso autem alieui per
malivoleiUiam aut per invidiam lios mak Iractanti, sive de ecck-
sia per fraudetn et nialam concupiscentiam subiipienti^ œterna
damnatio! Peu soucieux des ravages du temps, mais redou-
tant à bon droit la malice et l'ignorance des hommes, ils
abritèrent le fruit de leur travail sous l'égide des idées reli-
gieuses, qui seules étaient alors capables de triompher de la
violence. Les deux énormes volumes, lentement tracés par
leurs mains habiles, étaient des chefs-d'œuvre de calligra-
pliie religieuse , où les miniatures , les arabesques , les
emblèmes, les images des saints, ornés avec une richesse
(éblouissante, exécutés avec une délicatesse infinie, cou-
vraient des pages entières. Humbles et pieux cénobites,
animés du double enthousiasme de la religion et de l'art, ils
désiraient que leur manuscrit fût à jamais l'un des ornements
du monastère de saint Remacle (4).
Un jour, examinant pour la troisième fois cette magnifique
bible de Stavelot, appartenant aujourd'hui au Musée britan-
nique de Londres, nous remarquâmes, à la fin du second vo-
lume, un feuillet divisé en trois colonnes remplies de carac-
tères nets et fermes, mais visiblement tracés par une autre
main. Grande fut notre surprise, disons même notre joie, en
lisant, à la première ligne, les mots suivants : Anno Incarna-
thmis uni mill/ CV, samtato aimario S. Remacliy hi lihi
inventi et hk annotati sunt. Nous wions sous les yeux le
(I) Par un diplôme de (iôO, Sigebcrl, roi des Francs, autorisa In fon-
dation des monastères de Malmédy et de Stavelot, par saint Remacle,
et leur concéda une étendue de terrain de douze lieues en tous sens ,
tians la foret d'Ardenne. (Voy. Liste chi'onolotjhjne drs êdits et onion-
iiancps (te la pt'hicipaulê de Stavelot et de MaUm'Uif, p. 1 . Bruxelles, 185*2).
Martone et Durand parlent de la Bible manuscrite de Stavelol . dans
leiu" second Voyage littéraire, t. 11, pp. litMr>()
- 09 —
catalogue de la bibliothèque d'un monastère belge du com-
meucement du douzième siècle ! Il n'est pas nécessaire
d'ajouter que nous nous hâtâmes de parcourir ce catalogue
avec un empressement avide, qui n'était pas le produit d'une
vaine et stérile curiosité. La description authentique d'un
dépôt littéraire du douzième siècle doit incontestablement
être considérée comme un document précieux pour l'histoire
intellectuelle de la Belgique du moyen âge.
Nous commençâmes par constater l'existence d'une double
lacune.
On sait que, déjà sous le règne glorieux de Gharleraagne,
les moines et les prêtres d'Austrasie lisaient avec délices les
auteurs latins du siècle d'Auguste. Dans le palais d'Aix-la-
Chapelle, à quelques lieues de Stavelot, le glorieux fils de
Pépin présidait lui-même une sorte d'aréopage académique,
où chaque clerc honoré de sa bienveillance se parait de l'un
des grands noms littéraires de l'antiquité païenne. Les poètes
surtout étaient devenus l'objet d'un engouement universel,
au point qu'Alcuin, malgré tout son enthousiasme de réno-
vateur, fut forcé de blâmer quelques-uns de ses disciples
qui se montraient « trop virgiliens (1). » Or, à notre grande
surprise, le catalogue constatait que, trois siècles plus tard,
dans la riche et puissante abbaye de Stavelot, la grande lit-
térature romaine n'était représentée que par l'abrégé histo-
rique de Justin, le Songe de Scipion et les Saturnales de
Macrobe! Tous les écrivains illustres du dernier âge de la
République et des premiers temps de l'Empire, Virgile,
Horace, Ovide, Cicéron, Tacite, Pline, Sénèque, faisaient
complètement défaut.
(1) Voy. la vie anonyme irMcuin, insérée par MabiHon dans les
At:t(i Siiurloruin (n'ilitih S. fhnintUcH, saer. IV, ])îm*s I. ]>. ir»li.
- 100 -
Au premier abord, cotlo disette exirême nous paiMit didi-
eile à expliquer. On lie saurait admettre que les bt^nédicliiis
de Stavelot eussent complètement ëebappé îï ce jçénéreux
enthousiasme, à celte pasr.ion ardente pour les vieilles
études, qui, sous l'impulsion féconde du grand empereur,
avaient fait brillamment fleurir les lettres sur les bords de
la Meuse et du Rhin. Il serait peu raisonnable de supposer
que la bibliothèque de leur monastère n'eût pas reçu quel-
ques-uns de ces chefs-d'œuvre que les Grecs de Gonstanti-
nople, les Italiens et même les Arabes fournissaient alors,
au poids de l'or, à des hommes d'autant plus avides d'in-
struction qu'ils en avaient été plus longtemps sevrés. Après
y avoir réfléchi, nous finîmes par croire que plus d'un
manuscrit avait disparu, comme beaucoup d'autres trésors,
dans la tempête suscitée par la redoutable invasion des
Normands, qui, en 881, dispersèrent les moines et mirent
le feu aux bâtiments de l'abbaye, après avoir couvert de sang
et de ruines la majeure partie des diocèses de Gologne et.de
Liège (1).
Une autre lacune nous sembla plus étrange encore. Le
catalogue ne faisait aucune mention d'un texte continu de
l'Ancien et du Nouveau Testament. Les saintes écritures n'y
figuraient que par livres détachés, et ceux-ci même ne s'y
trouvaient pas au complet. Nous rencontrâmes plus d'une
fois les évangiles, les épîtres, les actes des apôtres, les livres
d'Esther, de Judith, de Tobie, des Parai ipomènes et des
Machabées; mais nous y cherchâmes en vain les Proverbes,
rEcclésiaste, le Cantique des cantiques, le livre de la Sa-
gesse et le livre d'Esdras. Les deux volumes que nous
(I) Voy. V. neUuck. Arta Sayict., l. XI ï octobris, pp. 7 Mi pJ sqq. ;
Do Noue, Ktudnti sur Vmicim paiji^ do Stavplot, p. VM.
- lui -
venions d'admirer étaient donc le seul ouvrage de ce genre
(jue Fabbaye de Slavelot possédait en 1105.
Heureusement, nous remarquâmes bientôt que cette pau-
vreté n'existait pas pour toutes les branches des connais-
sances humaines cultivées au moyen ùge.
En égard à la rareté et au prix élevé des livres au com-
mencement du douzième siècle, la bibliothèque était très-
convenablement fournie en écrits de Pères de TÉglise.
Outre les œuvres complètes de saint Grégoire de Nazianze
et les œuvres les plus importantes de saint Jérôme, de saint
Augustin et de saint Grégoire le Grand, le catalogue men-
tionnait des traités de saint Ambroise, de saint Hilaire et de
saint Cyprien. Assurément la collection était bien loin d'être
complète; mais le nombre des manuscrits s'élevait h qua-
rante, et, sous le rapport de leur valeur intrinsèque, ils
suflisaient pour fournir aux moines de Stavelot des notions
très-étendues sur les traditions, les pratiques et la discipline
des premiers temps du christianisme.
Pour les études historiques, le catalogue étîiit plus riche
encore. Indépendamment de quatre exemplaires d'une His-
toire de l'Ancien et du Nouveau Testament, nous y aper-
rumes le livre déjà cité de Justin, les œuvres complètes de
Josèphe, la Guerre des Juifs et des Romains attribuée à
Hégésippe, l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe, uiïc nombreuse
collection de Vies de saints, une Vie d'Alexandre le Gmnd,
une autre d'Apollonius, les Chroniques de Bède le Vénérable
et d'Isidore de Séville, plus toute une série de ces recueils
de Gestes qui, malgré leur forme naïve et leurs détails sou-
vent apocryphes, sont restés Tune des sources les plus pré-
cieuses de l'histoire politique et morale de l'Europe.
Nous constatâmes ensuite, avec une vive satisfaction, que,
dans d'autres sphères d'études, Bède le Vénérable et Isidore
I
- 10î2 —
de Séville, doiil nous venons de citer les noms, avaient
fourni un large contingent à la bibliothèque de Tabbaye. Le
catalogue énumérait plusieurs écrits de Bède, et, parmi ceux
d'Isidore, figurait cet admirable livre des Origines (Etymolo-
giarum libvi XX)y l'un des monuments les plus précieux pour
l'histoire intellectuelle des races chrétiennes, véritable ency-
clopédie des connaissances humaines qui avaient survécu à
la chute de l'empire d'Occident. Il mentionnait encore ce
beau traité De differentm me propiietate verbamm, où tous
les grammairiens modernes, sans en excepter les plus célè-
bres, ont puisé, en grande partie, la science qu'ils déploient
dans la distinction des synonymes latins. En somme, les
deux nobles et vigoureux champions des lettres dans les
trois premiers siècles du moyen âge étaient dignement
représentés dans le trésor littéraire de Stavelot.
Continuant à parcourir le catalogue, nous y découvrîmes
le philosophe Xystus, le voyageur Arculfe, le géographe
Solinus, les grammairiens Priscien et Diomède, l'agronome
Pallade, l'auteur anonyme d'un traité d'arithmétique, l'astro-
nome Helperic, accompagnés d'une foule de théologiens
célèbres et d'interprètes éminents de l'Écriture : Rufin, Cas-
siodore, Martin de Brague, Halitgaire, Paschase Radbert,
Àlcuin, Hincmar, Raban Maur, Haïmon, Johei, Braulion,
Julien de Tolède, Wala, Druthmar, Smaragde. Le reste se
composait de recueils d'homélies, de missels, d'hymnaires,
d'antiphonaires et d'autres livres liturgiques, formant proba-
blement une réserve destinée à remplacer successivement
les volumes déposés dans les stalles du chœur.
Il nous parut, en dernier résultat, que, dès la fin du
onzième siècle, les moines de Stavelot possédaient assez de
richesses intellectuelles pour n'avoir plus rien à craindre
lies atteintes de la barbarie, jusqu'au jour où devaient jaillir,
— ior> —
au seuil du Vatican, les clartés victorieuses de la Reuais-
sance.
Qu'on nous permette de justilier cet avis, avant de piocé-
der ù la transcription du catalogue.
Avec le texte de l'Écriture, les canons de plusieurs con-
ciles, les vies des saints, les écrits des Pères et ceux de
nombreux théologiens appartenant à diverses époques, les
habitants de l'abbaye possédaient incontestablement le moyen
d'acquérir, comme nous l'avons déjà dit, une connaissance
approfondie des dogmes, de la morale et des pratiques du
catholicisme. La théologie, cette reine des sciences au
moyen âge, leur offrait largement ses richesses.
Ils étaient également en mesure de connaître, au moins
dans leurs détails essentiels, la plupart des grands événe-
ments accomplis, avant le douzième siècle, dans la double
sphère de l'histoire ecclésiastique et de l'histoire profane.
A côté des œuvres de Justin, d'Eusèbe, de Josèphe et de
aombreuses vies de saints datant de tous les siècles chré-
tiens, ils possédaient la célèbre Chronique d'Isidore, qui
commence à la création du monde pour finir au règne d'Hé-
raclius, la Chronique et le Traité des temps de Bède, qui
œlatent les faits les plus mémorables survenus depuis l'ori-
gine des temps historiques jusfju'à l'aimée 731; puis les Gestes
des papes, des rois et des empereurs, avec ceux des Angles,
des Normands et des Lombards. Ils avaient, en outre, dans
tes Saturnales de Macrobe, mais surtout dans la cité de Dieu
de saint Augustin, cet immortel chef-d'œuvre de génie et de
science, d'innombrables détails sur la vie, les mœurs et le
culte des peuples de l'antiquité. Assurément, à l'époque où
l'ut dressé le catalogue qui nous occupe, l'homme, possédant
la connaissance de toutes les traditions consignées dans ces
livres, pouvait, à juste tilrc, vanter sa science liislori(|ue.
- loi -
D'autres ressources se trouvaient à la disposition des
moines pour les éludes grammaticales. Priscien, dans ses
Commentarii, Diomède, dans son livre De Oratione, mais
surtout Isidore de Séville, dans les deux ouvrages que nous
avons cités, plaçaient à leur portée une science considéra-
blement supérieure à celle que révèlent, en général, les
écrits du douzième siècle qui sont pan^enus jusqu'à nous.
Bien plus, malgré la disette d'auteurs classiques, ils avaient,
pour Fart d'écrire, de précieux modèles dans les ouvrages
de quelques Pères de l'Église, notamment dans ceux de
saint Grégoire de Nazianze, où les idées chrétiennes se
montrent parées de toutes les grâces d'une poésie pleine do
mesure, de tendresse et de charme. Évidemment, ici encore,
les sources d'une saine et solide instruction ne leur faisaient
pas défaut.
Après la théologie, l'histoire et la grammaire, venait la
géographie, à la vérité avec des proportions plus modestes.
Aux deux chapitres qu'Isidore de Séville lui avait consacrés,
dans son livre des Origines, les supérieurs du monastère
avaient ajouté la Cosmogonie de Bède, le Traité de Solinus
et le Voyage d'Arculfe. A coup sûr, c'était assez pour ne pas
demeurer complètement étranger aux connaissances géogra-
phiques répandues dans les écoles et dans les écrits du
temps.
On avouera déjà que les moines de Stavelot, pouvant
apprendre l'Écriture sainte, la théologie, l'histoire ecclésias-
tique, l'histoire profane, la grammaire et même la géogra-
phie, n'avaient qu'à se livrer à l'étude pour acquérir une
place distinguée parmi les érudits de leur siècle. Mais les
remarquables écrits d'Isidore et de Bède leur permettaient
d'aller beaucoup plus loin. La rhétorique, la dialectique,
rarilhmétique, la géométrie, l'astronomie, la nmsique, l'an-
i
I
thropologie, ragriculture, les lois, la zoologie et même Fart
du lapidaire, se trouvaient expliqués dans ces œuvres vrai-
ment encyclopédiques. Sans doute, tout cela n'était pas la
science moderne, nous nous empressons de l'avouer; ce
n'était pas même, à beaucoup près, toute la science dissé-
minée dans les écrits antérieurs au gouvernement de l'abbé
Rodulphe. Mais tout cela était moins encore la barbarie et
les ténèbres dont on se plaît si souvent à gratifier les monas-
tères du moyen âge. Ainsi que nous l'avons dit, les bénédic-
tins de Stavelot pouvaient, avec une confiance calme et
sereine, attendre l'éclosion prochaine de la civilisation
moderne. N'oublions pas qu'il s'agit ici d'hommes qui vivaient
en l'an 1108!
Quant au nombre des livres possédés par l'abbaye, il est
insignifiant, si on le compare aux immenses dépôts litté-
raires de nos grandes villes; mais il acquiert une importance
réelle, quand on tient compte des faits qui se passaient trois
siècles avant l'incomparable découverte de rimprimeric. Les
manuscrits étaient tellement précieux, qu'on les consacrait
à Dieu, en les plaidant sur l'autel avant de les déposer dans
les bibliothèques (1). Cinquante ans avant la rédaction du
catalogue de Stavelot, Grécie, comtesse d'Anjou, donna deux ,
cents brebis, un certain nombre de peaux de martre et plu-
sieurs muids de céréales, pour un seul exemplaire des ho-
mélies d'Haïmon ("2). Trois cents ans plus tard, toute la
richesse littéraire transmise à Charles V, comme héritier du
trône de France, consistait en dix volumes, et le nombre des
manuscrits que ce prince éclairé réussit à y joindre, après
(I) Voy. Gallia cfirhtiana nora, t. 11, p. 693; Mabnion, Opit^culvt( ,
l. 11. p. 2*2 ; Acta Sauctontm itrcHnia S. Bcnedicti, t. 1, p. 5i>8, ir 'S.
\"i) MabiUon. Amialcs ordivu .V. Bcttcdictl, lib. LXl, c. 0; t. IV. p. 574.
~ loi» -
vingt aimées d'efl'orts et de sacritices énormes, iiatteif^iùt
pas le chiffre de neuf cents (i). La bibliothèque des comtes
de Namur, mise eu vente en 1429, se composait de huit
volumes (3) !
Qf*oi qu'il en soit, nous allons procéder à la transcription
littérale du catalogue de Slavelot, en y ajoutant un petit
nombre de notes explicatives. Si celles-ci renferment quel-
ques erreurs, nos nombreux et savants bibliophiles sauront
l'acilement les redresser.
Anno Incahnationis Dmi mill. GV, sckltato akmario Sti Rkmacli,
hl libri inventi et hic annotati slnt (3).
Historiar. libri duo veteres Veteris et Novi Testamcnli.
Item duo novi.
Quinq. libri Moysi. in uno volumine.
(h UaiTois, Uihliolh. prohjitoiji'aphiqiw, préf.. p. m. — Sur le Utn* k\\\
calaloj^ue de la Hibliothèquc du Louvre, dressé par Gilles Malet, on lit :
« Inveiitoire des livres du roi, nostre sire, estans en son cliai^lcl du
Louvre. » U; stîcond feuillet porte la mention suivante : « C'y après en
^ ce papier sont escrits les Hvn»s dti très-souverain et très-excellent.
» prince Charles h» Quint de ce nom, par la «îràcc; de. Dieu roi île Krane.
w estans en sou chastel du I^uvre en Irois chambres, Tune sur Taiilre.
^ l'an de iîrAce MGGCLXXlil, enrejçistrés de son conunandement par
» moi, Gilles Malet, son varlet de chambre, m l^ première de ces
chambres contenait *26î) volumes , la seconde 2(iO et la troisième 370
( Manuscrits de la Bibliothèque nationale de Paris, Tonds Colbert). Le
catalogue a été publié par Barrois ; ouvr. cité, pp. 49 et suiv.
(2) Mnnoive historùjiw sur ht liiUiothi'que de Bourgogne, par Laseriia
Santander, p. 23.
(3) Dans les anciennes abbayes, toutes les salles portaient le nom du
saint dont on y voyait Timage. A Stavelot, saint RemacKî, fondateur du
monastère, avait ainsi donné son nom a la salle qui renfennait la
bibUolhèque. — Les collections de li\res étaient appelées Annariu et
leur gardien portait le titre dMniiarif?», de Srrinarius, etc. (.1. Barrois.
UiOliothiyuc prolijiKHjruphufuCf préf., pp. M et iii).
- 107 -
Libri regu. in uiio volumine.
Lib. pplietarm. in uno volum.
Job. Tobias. Judith. Hester i. uno volum.
Lib. Paralippomenon et Machab. in 1 vol.
Liber Machabeoru. et Judith in 1 volum.
Judith. Hest. Tobias. Paralipp. Âct. aptol. in i vol.
Liber Machabeo. in 1 vol.
Actus Apto. in uno vol. Epie Pauli in uno.
Textus evangelio. romane scriptur.
Dialog. Gregorii. Pastoral. Greg. duo.
Quadraginta omeliaru. Greg, libri duo.
Gregorius in pma. secdam tertia. quarta. sexta. parle,
moral. Job (1). Libri singuli.
Gi^egorius Sententiarum. Greg. eptaru.
Gregorius in pma. parte. lezechielis.
Gregorius in extrema. parte, ipsius. Gregorius sup. can-
lîca cant.
Gregorius nazanzenus.
Exameron Ambrosii (2).
Augustinus cfession. Augustin, super Johem.
Augustinus de karilate.
Augustinus de omeliis Pasche, in q" Pascasius de lide
cathoiica (3).
{{) Fragments des MonUimn libri y sivc Ej-ponUio in libntm Jt)lt
(M-ignc, S. Grefjimi opéra, t. 1, pp. 527 et suiv.).
(2) licxa*meron libri so.v (S. (ircfjoni Magui o)H*ra; ôdit. Migiio, t. I,
pp. 123 et suiv.).
(3) Nous n*avons pas trouvé ce dernier ouvrage dans les catalogues
des productions des écrivains ecclésiastiques. Dom Ceillier {Histoire
ffènêntle des auteurs nacrés, t. XV, p. 352), et Dupin , [Bibliothèque des
auteurs ccctcsiastUiurs ^ l. IIK p. 273, et t. V, p. 80) parlent de deux
auteurs ayant porté ce nom, l un diacre à Rome au cinquième siècle.
Taulrc diacre en Espagne dans le siècle suivant. Peut-être le rédacteur
- 108 -
Auguslinus de doctriiia chrisliaiia. Ejusde. liber 5>olilo-
quioru. In eode. Augusl : sup. qd. gloriaris.
Âugust. sup. : Dtic exaudi. Eiichiridiou Augustiiii.
Augusli. de iiatura cl origine anime.
Augusli. de civitate Di. August. ad Demeliiu. (1)
August. ad Armentariu. et Paulina. (2).
August. sup. Genesim. August. sermonu.
August. sermo. de adventu domini.
August. liber questionu. et locutionu.
Hieronymus sup. eplas Pauli.
Hieronym. super Hiezechiele. Hier. sup. Hiereniia.
Hieronim. sup. Isaïa.
Hieroiiiiïi. sup. Daniele. Liber ejusde. illuslriu. viror. et
Beda super vu™ canonicam epistolam in uno.
Hieronim. de connexionib. litteraru.
Hieronim. eptaru. Hier. sup. ecclesiastcu.
Beda super naturam (3). Beda sup. actus apostol.
Beda super libru. regu. Beda sup. Genesim.
Beda de mundi formalione. Helpcus in eodem (l).
Ile. Beda de mundi format. Beda de temporib.
Ile. Beda de temporib. Item Beda de temporib. cl Cronica
Isidori in code. Cronica Bedc.
Ile. Cronica Bede cl Isidori in uno vol.
Beda de metrica arte. Ile. de eade. rc.
du catalogue a-t-ii désigné sous ce titre le livre de saint Pascliasc
Radbert, De fide, spe et chmHtale.
(\) Peut-être était-ce la lettre de Pelage à Démétriade, si longtemps
attribuée à saint Augustin (Voy. S. Augiistini opei^a, édit. Migne, t. 11,
p. 1099).
(2) Epist, CXXVII (Opéra S. Awjtislini, édit. Migne, t. 11, p. 485).
(IJ) C'est incontestablement l'ouvrage de iJèdc, intitulé : De ret-um
)ialiira. O^y- ffcdœ opéra; édit. Migne, t. I, p. 187.)
(i) Voy. ci-uprés lu note 7 de la page lU.
- 1 01» -
Cassiodorus sup. prima, parte. Psaliiioru.
Cassiodorus sup. tertia. parle. Psalm. (i).
Chrotmarus sup. prima, parle. Psalmor. {i).
Braulion sup. Psalteriu. (3).
Isidorus sententiaru. Isidorus Ethimologiaru.
Cronica Isidori et liber sententiaru. in eode.
Diflerentie Isidori junioris Hispaniensis.
Haimo sup. Isaïa. (4). Haimo sup. Àpokalipsin (5).
Haimo a Pascha usq. ad Advenlu. Dni.
Haimo ab Adventu usq. in Pascha (6).
< l) Voy. Dupin. liibliot fwt/ue des auleurs t'vdésiasliqiies, t. V, p. C\\.
(2) Nous avons vainement cherché le nom de Chrotmanis pai*mi ceux
lies auteurs ecclésiastiques. Peut-être s'agit-il de Chromatius d'Àqui-
lée, à qui Sixte de Sienne, dans sa hibliotheca sancta (L IV, p. 2îW;
Francfort, 'iri75). attribue des commentaires sur saint Matthieu. (Voy.
aussi Dupin, Bibîiolh. dfs auteurs ecvlêsinst., t. IIÏ, p. 83-8i, et Lelonpr,
liihlioihecn sacra, t II, p. 075.)
(3) Braulion, évèque de Saragosse, au septième siècle, avait acquis
une grande célébrité parmi ses contemporains ; mais ni les Bollandistes
(Mart., t. II, p. 635), ni Dom GeiUier f Histoire des auteurs sacrés,
t. XVII, p. 652), ni Dupin (Bibliothèqtie des auteurs ecclêsiaslUjiies, t. VI,
p. 5), ne lui attribuent un commentaire sur les Psaumes.
(4) Imprimé pour la première fois à Paris, chez Âmbroise Giraud, en
1531, in-8o. Haïmon, évèque d'Halberstat, était un des prélats les plus
distingués du neuvième siècle.
(5) Quelques critiques prétendent que cet ouvrage, faussement attri-
bué à Haïmon, a été composé par Rémi d'Auxerre. (Voy. Hist. litt. de
la France, t. Y, p. 121.)
(6) En 1.531, Godefroid Hittorp fit imprimer à Cologne, cliez Euchaire
Ger\'icorne, les Homélies d' Haïmon pour les dimanches et les fêtes,
depuis l'Avent jusqu'à Pâques, sous ce titre : I), Hahnonis episcopi
ifalberstatensis fwnteliarum , sim inagis, sermonum ad plebeni opus
prœclarunif super Evarnjelia totius anni dominicarum, sauctaruni fei^a-
rumque omnium , tam quatuor tempoiHbus, quam totius quadragesitne, etc.
Pars hiemalis, Hittorp et son imprimeur cherchèrent vainement la suite
de ces homélies, pour les dimanches et les fêtes, depuis Pftques jus-
qu'à FAvent. Notre catalogue atteste que la collection complète se trou-
vait à l'abbaye de Stavelot (Voy. Haimoms n^icfui omnia ; f)^\i. Migne,
— 440 -
Omoliare novu. Omel. a pascha usq. ad advent.
Omel. al) adveiUu usq. in pas.
Omel. ab advêntu usq. : eu. descendisset Ilio.
Passionalis novus magnus. Passional. velust.
Passional. minor. Passio Lambti.
Passio Pétri apli à Lino cmposita (1).
Passio XI mill virg. Passîo S. Dionisii ariopag.
Passio S. Eustachii versifiée.
Vila S. Remacli nova. Ile. vita abbis Popp.
Liber miraculor, ejus eu. vita abbis Popponis (2).
Vite patru. Ite. vite patru. Ile. vite palru.
Vita Anlonii monaelii. Vila Hilarii.
Vita S. Willibrordi. Ite. vita Willibrordi.
Vila Sti Martini. Vita Sti Germani versifiée.
Vita Sti Gengulfi et Adelberti. Vita Mauri.
Vita Berengisii abbis. Vita S. Begge.
Vila S. Servatii. Vita Fursei (3). Vita Ste Gertrudis,
Vita Goiumbani abbis. Vita Walterii.
Vita Alexandri magni. Vita Apollonii.
Expositio sup. eplam Pauli ad Bomanos.
l. m, p. 11 ot siiiv.). — Ou ne doit pas confondre les homélies d'Haï-
mon, évèque d'Halberstat , avec celles du moine Haïmon, prieur de
l'abbaye d'Hirsauge, en 1091. (Voy. Hisl. lut. de la Frnna*, t. V, p. 119).
(1) Ouvrage faussement attribué au pape saint Lin. (Voy. Dupin.
bibliothèque des auteurs ecclésiast., t. I, p. 18.)
(2) Saint Poppon, abbé de Stavelot, mourut en 1048. Suivant les
auteurs de VHist. liti. de la France (t. VII, p. 598), la vie de saint Pop-
pon a été écrite par son neveu Everhelme, abbé d'Haumont. BoUandus
l'a réimprimée dans son vaste recueil (XXV Jan., t. Il, pp. (338-C52), et
Mabillon en a donné une nouvelle édition dans ses Acta Sanctonan
os'dinis S. Benedicti, t. VÏII, pp. 5()9-596. (Voy. aussi V. Andréas, Bihlio-
theca Belgieay p. 213, et Sweertius, Athenœ helgicœ, p. 234.)
(3) Vie de saint Fursy, premier abbé de Lagny, au diocè.'^e de Pari.«5.
(Voy. BoUandus, Acta Sanctonwi, Wljanuur., t. H, pp. 3G-H.^
Kxposilio sup. régula. S. Benedicti.
Ile. expositio iu eade. Queslioiies in Genesini (1).
Régula S. Benedicti nova.
Ile. régula ejusde. cottidiana. Reg. cenobiar.
Régula Basilii et vite patru. Liber collationu.
Régula canonicor. Lib. miraculor.
Libellus de lide catholica. Lib. officior.
Ite. liber officior. Liber confessionu.
Libri sex orationu. Liber de virtutib.
Epia Ludivici ad Hilduinu. abbem.
Liber donationu. Lib. exhortatorius.
Lib. de diversis questiunculis in Daniele cuni Psciano et
Diomede (2).
Liber sermonu. de natalibus sanctor. Lib. de cnHiclu vitior.
et virtutu. (3).
Liber de laudi. sctor. patru. versifiée.
Gesta dni. Gesta pontificu. romanor.
O) Était-ce le célèbre recueil de 281 questions sur la Cfenèse, dédié
par Alcuin à son disciple Sigulfe? (Voy. flinl. lUi. ch* la Frunco, t. IV,
p. 301.)
(2) Priscien et Diomède^ qui se trouvent ici réunis, sont les deux
grammairiens latins du cinquième siècle. Le livre de Priscien : Coin-
mentanonwi graminaticotmm lib. XVil, a servi de base à l'enseigne-
ment du latin jusqu'au quinzième siècle. Diomède, moins célèbre, avait
écrit un traité : De oraiione et partibtis oratiotiis et vario génère et métro-
rum libri III. Cet ouvrage fut imprimé, pour la première fois, dans la
collection de granunairiens latins publiée à Venise, en 1476, par Nico-
las Jenson.
Le manuscrit de Stavelot, réputé l'un des plus anciens de ces deux
grammairiens, a été vendu à Gand, le 26 avril 1847, au prix de 2.700 fr.
iVoy Bulletin du Bibliophile belge, t. IV, p. 237.)
Ci) Opuscule d'un auteur incertain , qu'on a imprimé parmi les
ceuvres du pape saint Léon (Paris, 1511), dans celles de saint Ambroise
(Rome, 1585), dans celles d'Isidore de Séville (Madrid, 1599) et, avant
tout cela, dans la première édition des oeuvres de saint Augrustin.
Gesia regu. romanor. Gesta Angloni.
Gesta Longobardoru. Gesla Bregniauuor. (1).
Gosla regu. ot pncipu. partis Europe.
Gesta Pasiiucii et Syraphoriani eu. reg. S. Bened.
Canones Nicei ccilii. Can. eu. vita Basilii magni.
Canon, apostol. Septe. libri eanonu.
Hilarius de Sca Trinitate.
Ebo de octo prineipalibus vitiis (2).
Gyprianus de dnica oratione.
Rufinus sup. Origine. (3). Eff're. de beatitudine anime (4).
Johel elemosinar. Hiaemar ad Rarolum (5).
Johel de cpunct. (compunctione) et reparatione lapsi (6).
Liber Martini q. dr. formula vita honesto (7).
(1) Le mot Hreijniauiioi'um est évjdeiiinient le produit iVune erreur.
Peut-être le rédacteur du catalogue a-t-il voulu désigner ainsi les (iesta
Xormaiuwrum. (Voy. Pottast, \Vo(jvH*is(*r dnrch ifii* (ieschichlKwrrkectt x
ouropâischen MUlelalterHf p iî39.) Peut-être aussi est-il ici question
d'un ouvrage souvent attribué à saint Ambroise : De locls, doctrhm ri
mo}ifms Brachmanum, que Bissaeus a publié à Londres, en lOliT).
(2) C'est le Pénitcntiel que Halitgaire, évoque de CSambrai, composa
à la demande d'Ebbon, archevêque de Reims. (Voy. D. GeilUer, Hixi,
lies aiit. sacrés, t. XVIII, p. 533; Hist. litt. de la France, t. V, p. 1<)2;
Henrici Canisii Antkjuai lect Urnes, k J. Basnage reçusse sub hoc titulo :
Thesaurna monnmentorum ecclesiasticonpn, t. Il, pars 2, p. R8.)
(3) Voy. Dupin, Biblioth. des auteurs ecclés., t. III, p. 141.
{}) Probablement un des nombreux ouvrages qu'on attribuait au
moyen âge à saint Kphrem.
(5) C'est, à noti'e avis, le livre de Hincmar : De régis persona et regio
uiitnstei^o, dédié à Charles le Chauve. (Voy. llinchmaii. oi^^ra : édit.
Migne, t. I, p. 834.)
(()) S'agit-il de Johel, abbé de la Coutm'e, dont il est parlé au t. VI 11
de VHist. litt. d^i la France, p. 444? Les bénédictins ne lui attribuent
pas les deu.v ouvrages dont nous venons de transcrire les titres.
(7) Ouvrage de Martin de Drague, évéque espagnol du sixième siècle.
(Voy. Dupin, Biblioth. des auteurs ecclés., t. V, p. 88; Dom Ceillier, Hitt-
toiredes aut. sacrés, t. XVL p. tVli). Bdtliotheca PatrumA. X, p. :W2.)
— il3 —
iEmilian. de agricultura (1). Christian, super Mattheu. (2).
Clemens sup. gesta Pétri apli (3). Sonn. de situ loedr. (4).
Arcolfus de situ Hieriem (5). Maurus ad Lothariu. (6).
Alchuinus ad Karolu. de Sca. Trinitate.
V^ala de pncipalib. insciis (7). Justin, historiaru.
Egesippus. Josephus ex integro novus.
Josephi antiquitatu. libri sedec. in uno vol. (8).
(1) Émilien, plus connu sous le nom de Pallade, auteur d'un ouvrage
de Re rtigtica, dont les treize premiers livres sont en prose et le qua-
torzième en vers élégiaques. Ce traité fut imprimé pour la première fois
à Bologne, en 1504, avec les commentaires de Philippe Beroalde.
(2) Chrétien Druthmar, religieux de Corbie au neuvième siècle, fit un
assez long séjour à l'abbaye de Stavelot, où il enseigna l'Écriture sainte
aux novices. Son commentaire sur saint Matthieu était le fruit de cet
enseignement. (Voy. HUt. litt. de la France, t. V, p. 84 et suiv.; et V. de
Buck, Acia Sancl., t. Xll, octobris, p. 715.)
(3) Ouvrage apocryphe, faussement attribué à saint Clément Romain
(Voy. la Patrologie grecque de Migne, t. Il, p. 469 et suiv.).
(4) Le livre de Solinus fut imprimé à Venise, dès 1473, chez Jenson,
sous ce titre : De situ orbis terranim et memarabilibus qxiœ mundi am-
bitu continenlur liber (in-4o).
(5) Le récit d*Ârculfe, rédigé par saint Âdamnan, abbé d*un monas-
tère irlandais de Tile de Hy, a été inséré par Mabillon dans les Actes
des saints de l'ordre de Saint-BenoU, sous ce titre : Adamnanni, abba^
iis huensis, libri ires de locis sanctis, ex relatione Arculfii, episcopi galli
(Secul. III, p. 2a, pp. 502 et sqq.).
(6) Probablement le Tractatus de Anima, que Raban Maur, arche-
vêque de Mayence au neuvième siècle, avait dédié à l'empereur Lo-
thaire. (Voy. Hist. lia. de la France, t. V. p. 173. Mauri Rabani Opéra
omnia; édit. Migne, t. IV, p. 1109 et suiv.)
(7) Il est peu probable qu'il s'agit ici de Wala, abbé de Corbie, mort
en 835, dont MabiUon a publié une vie très-détaillée, qu'il attribue avec
raison à Paschase Radbert. {Act. S. Ordin, S. Benedicti, seculi IV,
parsl*, pp. 453-522.)
(8) Martène et Durand, qui visitèrent l'abbaye de Stavelot en 1724,
disent que le manuscrit de Josèphe n'était pas moins beau que celui de
la Bible (Second voyage littéraire de deux bénédictins, p. 150), Il fut ad-
jugé à Gand, en vente publique, le 26 avril 1847, au prix de 2,035 francs.
(Voy. Bulletin du BiUiophile belge, t. IV, p. 235. >
8
Joseph! belli judaîci libri quatuor in uno vol.
Amalarius (1). Rabanus sup. régula. (2).
Eusebius in ecclesiastica. historia. Smaragdi diadema
monachor. (3).
Enchiridion Sixti pp. (4). Prognosticon Juliani (5).
Karolus de modo abstinentie. Sinod. remenses.
Epia Gunzonis ad Augienses (6). Helpricus (7). Helpcus.
(1) Deux écrivains du neuvième siècle ont porté ce nom ; l'un était
archevêque de Trêves et l'autre prêtre à Metz. On peut présumer qu'il
s'agit ici de la célèbre réponse faite par le premier à la circulaire de
Charlemagne sur les cérémonies du baptême, réponse que Canisius a
eu le tort d'attribuer à Alcuin. O^^Y- /^'«'- ^''^ d^ ^« France, t. IV,
p. 340; Canisius et Basnage, Tfhesaurtis niontimentorum ecclesiastico-
rum, t. II, pars 1, pp. 542-548.)
(2) Les auteurs de VHist. litt. de la France ont prouvé que le pré-
tendu commentaire de Raban sur la r^le de Saint-Benoît est l'œuvre
de Smaragde, abbé de Saint-Mihel, au diocèse de Verdun. (Voy. t. IV,
p. 445, et t. V, p. 194).
(3) Cet écrit de Smaragde, l'un des savants les plus célèbres, du neu-
vième siècle, parut pour la première fois à Paris, en 1532, chez Jean
Petit. (Voy. Hist, litt. de la France, t. IV, p. 442, et la Bxblioih. des aut.
ecclésiastiques j de Dupin, t. VII, p. 170.)
(4) Le rédacteur du catalogue s'est trompé en faisant de VEnchiri-
dion Fœuvre d'un pape. Il s'agit ici de Xyxtus, Sixtus ou Sextus, philo-
sophe du troisième siècle, auteur de sentences que Ruffin a traduites
en latin. C'est cette traduction que R. Rhenanus fit paraître à Râle, en
1516, sous ce titre : Jiisti philosophi EnchhHdion sive sententiœ piœ et
chrislianœ. Déjà en 1500, Symphorien Champier avait publié ces sen-
tences à Lyon, dans son Liber de quadruplici vita, etc., en leur donnant
le titre suivant : Sixti philosophi pxjthagorici Enchiridion. Le comte de
Lasteyrie en a fait paraître une traduction française (Paris, 1843, in-12).
(5) Ouvrage de Julien de Tolède, écrivain du septième siècle, qu'on
a quelquefois attribué à Pomère, abbé d'Arles au cinquième siècle (Voy.
Histoire litt. de la Fra'nce, t. II, p. 674, Dupin, Bibliothèque des aMtcw^
ecclésiastiques, t. IV, p. 37).
(6) Publiée par Martène et Durand, dans leur Ampli^ma collectio,
t. I*"", pp. 294-314.
(7) Ce nom, que nous avons déjà rencontré et que nous retrouvons
ici trois fois de suite, désigne, suivant toutes les probabilités, Helperic.
Helpcus eu. arithmetica et Somnio Scipionis et Macrobio.
Missaiis fabricat. (?). Missales episcopales duo.
Missalis cottidianus. Missaiis Radobonis. Missaiis Roth-
berti (l).
Missalis Idesbaldi. Missal. Stephani. Missai. Rogeri.
Missal. Eugonis. Missal. Guntheri reclusi*
Hissai. Alberti. Ite. Missalis Widrici inst. plen.
Ite. missales collectanei duo. Agenda (2) abbis Rodulfl.
Ite. agenda. Agenda impfecta.
Collectarius fabricat. Gollectarius cottidian.
CoUectarius Stephani epi.
Textus evangelii fabricat (?). Ite. text. evangelii.
Ite. text. evangelii fabricatu (?). Ite, evglm. Ite. evglm.
Evglm eu. eplis eottidiani. Evglm eu. eplis Odelardi.
Evglm eu. eplis Idesbaldi. Evglm eu. eplis.
Eplar. duo. Eplarius cottidian.
Antiphonarii diurnales duo eottidiani.
Antiphonarius abbis. Antiphonarius metensis.
Antiphonarius Merzonis. Antiphonarius trevirens.
Antiphonarius Rieheri. Antiphonarius Ratbodon.
Antiphonarius Rogeri. Antiphonarius Geldulfl.
écolâtre de Granfel, que les auteurs de V Histoire littéraire de la France
appellent le plus habile calculateur des temps qu'ait produit le dixième
siècle (t. VI, p. 397). L'ouvrage le plus célèbre d'Helperic est un traité
de la supputation des temps, surtout par rapport au calendrier^ecclé-
siastique, que D. Pez a publié dans son Anecdotortim thésaurus novissi-
mus (t. II, pars 2, pp. 181-222), sous ce titre : HelpetHci rnonachi
Sancto^Galletisis, ord, S. Bened., liber de computo ecclesiastico,
(1) Nous allons voir plusieurs fois figurer des noms propres à la suite
des missels, des antiphonaires, etc. Sont-ce les noms des copistes ?
Sont-ce, au contraire, les noms des religieux qui avaient apporté les
manuscrits au monastère pour leur usage personnel? Cette dernière
hypothèse nous semble la plus probable.
(2) Voy. ce mot dans le Glossarium de Ducange.
Antiphonarius Regiiieri eu. tropario.
Antiphonarius diurnal. et nocturn. innot.
AQtiph. diurnal. et nocturau. in cboro.
Antiph. nocturn. Antiph. Nortbti noct.
Antiph. noctumid. cottidian.
Antiph. nocturn. duo impfecti.
Troparii duo eu. versib. xi troparu.
Oômuiiis liber (1) Hugonis. Gomuais Ub. Benaoïii^.
Gomunis liber ab adventu usq. ad Pasca.
Comunes libri duo* Giroulu. anni de dorno iaftrwbor.
Lectionarius in natalibus scor. Imnarii duo novi. IiBiuiriîu&
eu. agenda.
Imntrius Brnestonis. Imnarii très.
Psalterîu. tn:^a$» Psalteriu. glossatu.
PsaUeriu scottum. Psalteriu. duplex.
Psalteriu. novu. Psalteriu. vetestu.
(1) Le livre des offices communs.
IV
DE LÀ CERTITUDE
DANS
LES 1»RÉVISI0NS POLITIQUES
DE LA CERTITUDE
DANS LES PRÉVISIONS POLITIQUES
DEUX EXEMPLES EMPRUNTÉS A L*illST01RE NATIOI^ALE
On sait que Machiavel, dans ses remarquables discours
sur la première décade de Tite-Live , consacre tout un
chapitre à prouver que les* peuples ont toujours eu la pres-
cience des glands événements qui sont venus modifier leurs
destinées politiques. « D*où provient ce fait étrange? dit-il.
» Je rignore; mais mille exemples anciens et modernes
» prouvent qu'il n'arrive aucun grand changement dans
» un État qui n'ait été annoncé, ou par des devins, des
r> révélations, des prodiges, ou par des signes célestes. »« Il
« se pourrait, ajoule-t-il, que Tair, d'après l'opinion de
» certains philosophes, fût peuplé d'intelligences qui, douées
» d'assez de lumières pour prédire l'avenir, et touchées de
» compassion pour les hommes, les avertissent de se mettre
» en garde contre les périls qui les menacent. Quoi qu'il en
» soit, la vérité du fait existe... (1). »
Le fait existe , en effet ; mais , pour en avoir l'explication
ii) Livre W, chap. LXl.
- 120 -
rationnelle , il u*est aucunement nécessaire de recourir aux
devins, aux révélations, aux prodiges, ni surtout aux intel-
ligences supérieures dont un philosophe de TAttique avait
peuplé les régions sereines de Tatmosphère.
Ainsi que Machiavel lui-même Ta dit, dans une autre partie
de son livre , « toutes les choses de la terre sont en mouve-
» ment perpétuel et ne peuvent demeurer fixes (1). » Quels
que soient Torganisation intérieure ou les rapports extérieurs
d'un État, des changements variés à l'infini, — surtout lors-
qu'il s'agit d'une nation peu puissante, — sont toujours pos-
sibles. L'esprit humain le sait, et, avec cette noble et
incessante activité qui est l'une de ses gloires, il s'occupe à
la fois des projels, des sollicitudes et des douleurs du pré-
sent, des périls et des espérances de l'avenir. Rien n'ar-
rête la vigueur de son essor dans le champ illimité des con-
jectures. Les plans les plus divers, les conceptions les plus
hardies, les combinaisons les plus étranges se pressent,
pour ainsi dire, dans l'intelligence de l'observateur qui,
apercevant les causes des événements, cherche à entrevoir
leurs dernières conséquences dans les lueurs mystérieuses
du « siècle futur. »
Qu'on attribue à cet observateur une connaissance appro-
fondie de l'histoire ; qu'on lui suppose l'habitude de méditer
cette grande loi de la responsabilité des antécédents, qui se
manifeste aussi bien dans la longue vie des peuples que
dans Texistence passagère des individus ; qu'on le doue de
cette sagacité supérieure qui saisit aisément les mobiles
cachés des actions humaines, qui sait démêler les événe-
ments dans leurs causes, leur enchaînement et leurs consé-
quences ; qu'on le gratifie enfui d'une imagination plus ou
(i) Livr. 1«', chap. VI.
ffloius vigoureuse, et tout motif de surprise disparaîtra si,
parmi les mille conjonctures qui peuvent se présenter, on
le voit annoncer comme inévitables des faits qui viennent,
en réalité, se manifester dans une période déterminée.
Du reste, quelle que soit l'explication à laquelle on s'ar-
rête, Machiavel avait incontestablement raison quand il
affirmait que , depuis Forigine des temps historiques jusqu'à
répoque où il vivait, on avait toujours rencontré des hommes
possédant la prescience des bouleversements politiques qui
devaient atteindre leur patrie.
Des recherches assez étendues nous permettent d'affirmer
à notre tour que , depuis la mort du rude auteur du Prince
jusqu'au milieu du siècle actuel, les mêmes pressenti-
ments ont toujours précédé tous les faits offrant une im-
portance de premier ordre. Qu'il nous soit permis de déta-
cher aujourd'hui de ces recherches, encore incomplètes,
une page relatant deux exemples empruntés aux annales
de la Belgique. Il ne s'agit pas ici de satisfaire une futile et
vaine curiosité. S'il est vrai que l'étude attentive des événe-
ments et des luttes du passé, des besoins et des passions
du présent, a très-souvent conduit à la connaissance anti-
cipée de l'avenir, l'histoire devra, plus que jamais, être
envisagée comme le fanal conducteur des gouvernements et
des peuples.
Personne n'ignore les destinées que les vainqueurs de
Napoléon P', dans l'ivresse d'une victoire longtemps ines-
pérée, assignèrent à notre patrie , par le traité définitif du
31 mai 1815.
La Belgique et la Hollande furent réunies sous le sceptre
de la maison d'Orange-Nassau. On y ajouta la principauté
de Liège , jadis partie intégrante de l'empire d'Allemagne ;
mais, par contre, on nous enleva le Luxembourg, poui*
— 122 ^
en faire un grand-duché de la confédération germanique.
Or, la génération actuelle ne sait pas que cette grande
combinaison politique, qui inspirait tant d'orgueil au vicomte
Castlereagh, avait été annoncée et, pour ainsi dire, décrite,
au moins pour tous ses détails essentiels, dans un ouvrage
anonyme publié en 1789 et 1790 (1).
L'auteur de ce livre bizarre propose nettement la fonda-
tion d'une République belgique, composée des provinces hol-
landaises et belges, réunies sous le gouvernement des
chefs de la famille du Taciturne, lesquels, dit-il, « par
» leur modération personnelle, assureront la tranquillité
» intérieure, tandis que leurs grandes et nombreuses
» alliances procureront au dehors de puissants amis. » II
veut que la principauté de Liège soit incorporée^ aux Pays-
Bas méridionaux , ce dans lesquels elle se trouve tout à fait
» enclavée, au grand détriment de son commerce et de son
» industrie. » Il assigne le Luxembourg à l'Allemagne , en
compensation du dommage que des traités conclus sur ces
bases causeraient au cercle de Westphalie par la perte du
territoire liégeois. Il demande, en un mot, la formation
du royaume des Pays-Bas, avec les éléments, les fron-
tières et la dynastie que lui assignèrent, vingt-cinq années
(1) La République belgique, Rome, chez les frères Gracques, impri-
meurs de la liberté et libraires de la république, 3 vol. in-8, 1789-1790.
— Une lettre placée à la fin du premier volume permet de supposer que
l'ouvrage a été imprimé à Gand, et d'autres indications tendent à faire
croire que l'auteur était d'origine française. La publication a eu lieu par
livraisons, et un avertissement de l'éditeur, qui termine le troisième
volume, constate que, malgré tous ses efforts, il n'avait trouvé qu'un
très-petit nombre d'abonnés. Selon le rédacteur de VEspfnt des ga-
zettes, l'auteur était un ministre protestant, moine défroqué, du nom
de Briatte. (.\n. 1790, t. I, p. 222).
après, les traités de Paris, de Londres et de Vienne (1).
Mais il ne se contente pas d'émettre un vœu : il indique
lés motifs qui, tôt ou tard, devront Taire accueillir ses plans
par les arbitres de l'Europe. Il se prévaut de la configuration
géographique du sol , ainsi que de la communauté d'origine
et de mœurs , qui militent en faveur de la réunion de tous
les habitants des Pays-Bas sous une administration com-
mune. Il fait valoir l'intérêt évident de l'Angleterre, de la
Prusse et de l'Empire , à voir s'élever, au nord de la France,
un État assez puissant pour défendre sa propre nationalité ,
sans posséder assez de forces pour inspirer des inquiétudes
h ses voisins. Il fait luire aux yeux de toutes les puissances
les avantages d'un repos solide et durable , amené par
l'extinction d'une source intarissable de guerres ruineuses.
S'adressant à la France elle-même, il l'engage à chercher
désormais sa gloire dans le développement de ses ressources
intérieures, en se débarrassant d'un éternel sujet de conflits
et de batailles (2).
Ne pouvant aborder ici des détails qui nous conduiraient
trop loin , nous nous contenterons de transcrire deux pas-
sages où l'auteur répond h des objections qu'il place sur les
lèvres de quelques Hollandais récalcitrants, et où il cherche
(1) Voy. la Dédicace aiw êtatu généi'aïu.', placée à la tète du prcsinier
volume, surtout les pages xxxvi à xli. 11 est vrai que, pour le Luxem-
bourg, les idées de Fauteur anonyme n'étaient pas entièrement arrêtées.
Tout en proposant de réunir cette province à l'Allemagne, il dit, en
passant (page xix), qu'elle pourrait aussi être cédée, au besoin, à la
France, si celle-ci voulait rendre en échange les parties du Hainaut et
de TÂrtois détachées de la Belgique; éventualité qu'il regarde, du
reste, comme très-peu probable.
(2) Voy., outre la Dédicace déjà citée, t. l", pp. 3, 4, 132, 133, 184 à
195; t. II, pp. XLiu à Lxxii du Dialogue placé à la tète du volume, puis
les pp. 188 et sutv., 300 et suiv.; t. IlL pp. 264 et suiv.
à rappeler ceux-ci à la modération et à la raison : «... Les
» Belges, » dit-il, « placés comme vous sur TOcéan, se livre-
» ront un jour au négoce, avec d'autant plus de succès qu'ils
» ont sur vous l'avantage de productions territoriales en
» abondance. Voyant rouler dans le sein de leurs provinces
» les flots de l'Escaut, ils vous forceront d'en ouvrir l'em*
» bouchure.... Ils vous demanderont la i*estitution des por-
» tions de la Flandre et du Brabant que vos ancêtres ont
» conquises sur les Espagnols. Ils voudront ravoir Maes-
» tricht, le pays de Yroenhove, les pays d'outre-Meuse»
» Venloo, Stevensweert,..., Huist, Yzendyck, Sas-de-Gand
» et leurs dépendances (1). » Ne croirait-on pas lire l'ana-
lyse dès nombreuses dépêches que nos agents diplomatiques
adressèrent, en 1831 et en 1833, aux plénipotentiaires des
cinq puissances réunis en Conférence à Londres ?
Complètement inféodé à son système politique, fauteur
ne se borne pas même à en présenter la réalisation comme
probable. A ses yeux, la réunion de la Belgique et de la
Hollande est tellement inévitable dans un avenir plus ou
moins prochain, qu'il ne craint pas de dédier son œuvre
aux membres des futurs états généraux des Pays-Bas unis,
rapréseutant à la fois les provinces septentrionales et les
provinces méridionales. « Quoique , dit-il , vos Hautes et
» Souveraines Puissances ne soient pas encore sensibles
» aux yeux du public , par la réunion , en assemblée géné-
» raie, des différents Ëtats des provinces qui doivent bientôt
» former votre auguste corps , Elles eœistefit cependant déjà
» par ks arrêts du destin et dans les vœux des natimis belge et
)» batave,.. Je me félicite. Hauts et Puissants Seigneurs, de
(i) Tome 1*', pp. ISSet 189,
3> VOUS avoir, le premier, salués par un nom et des titres
» que les gens de bien vous décernent dans leur cœur,
» et qtte Tunivers ratifiera dans peu par ses appkuidtsse-
» aeols {1). D
Il célèbre par anticipation le bonheur et la richesse des
générations qui vivront sous ce nouveau régime : « Dans
» "Cette superbe enceinte (des Pays-Bas), s'écrie-t-il, que
» d'heureuses et fécondes communications seront ouvertes
» aux denrées, aux marchandises, aux richesses, et par Ib
» mime au bonheur de six millions d'hommes libres ! Je
» vois l'industrie se développer sans gènes, sans obstacles,
» avec énergie, à l'ombre de la paix ; je vois le commerce
» reprendre une nouvelle activité, circuler librement, porter
» en tous lieux l'abondance et la prospérité! Gomme les
» vues rétrécies disparaissent avec les lumières de la raison !
s> Comme les institutions religieuses et sociales se perfec-
» tionnent (2) ! » 11 prend pour frontispice du premier vo-
lume le lion national, entouré des écussons de toutes nos
provinces jadis soumises à la maison de Bourgogne ; il ne
laisse de côté que l'écusson du Luxembourg, parce que ce
pays doit passer à rAUemagne. Poursuivant la même idée
sous une autre forme, il place, au commencement du troi-
sième volume, une vignette représentant les Pays-Bas sous
les traits d'une nymphe, armée de la pique symbolique et
montrant le chapeau de la liberté au milieu des branches
d'un oranger chargé de fVuits, avec la devise Je maintieii-
drai : emblème expressif qui fait songer à quelques vers
(1) Dédicace déjà citée, pp. ii fit XLV.
(2> Jbld., p, xxxiK.
— 126 -
du brave et malheureux Jeiineval, glorieusement tombé à
Berchem, à côté de Frédéric de Mérode (1).
On avouera qu'il serait difficile d'annoncer les événements
futurs avec plus de précision et d'exactitude. Si le livre
est rempli d'illusions au sujet de la durée et des consé-
quences de la réunion de toutes les provinces des Pays-
Bas, on n'en doit pas moins admettre que l'une des créa-
tions les plus importantes des diplomates de 181S se
trouve anticipativement décrite dans son ensemble et dans
ses détails. La forme seule du pouvoir destiné à la famille
d'Orange-Nassau a échappé aux prévisions de l'auteur de
la République belgique. Il n'a pas su que la couronne royale
brillerait un jour au front des héritiers du Taciturne, devenus
les souverains des Pays-Bas reconstitués (2).
Voici un second exemple, qui se trouve également en
rapport direct avec l'histoire de notre patrie.
(1) Qui ne connaît les vers de la Brabançonne que chantaient nos
volontaires, après les glorieux combats du Parc ?
Maintenant purs de cette fange
Qui flétrissait notre cité,
Amis, il faut greffer l'orange
Sur rarbre de la liberté !
(2) Comme la plupart des hommes à système, Fauteur de la Répu^
bliqiie belgique avait quelques idées très-bizarres. Ainsi, par exemple,
proposant de diviser les Pays-Bas en XIII provinces, il se livre à une
longue et ridicule dissertation pour prouver que le nombre treize, mal-
gré les préjugés populaires, renferme un heureux présage {Dédicace,
pp XI, XXV, XXVII et suiv.). Ainsi encore, il se permet une plaisanterie
de très-mauvais goût, en proposant de faire du pape le souverain des
Belges, si ceux-ci ne veulent pas s'unir aux HoUandais {Dédicace,
p. xxix). Ainsi enfln, les Belges, loués et exaltés dans les premières
livraisons, sont souvent méconnus et même insultés dans les livraisons
suivantes, parce qu'ils n'accueiUent pas avec empressement les plans
de l'auteur. — Mais ime qualité qu'on ne peut lui refuser, malgré ses
bizarreries, c'est une grande pénétration jointe à une connaissance
approfondie de l'histoire moderne.
— 127 -
Le 9 vendémiaire an IV, la Convention décréta la réunion
de la Belgique à la France. Le 12 juillet 1806, Tantique
empire germanique s'écroula pour céder la place à une con-
fédération vassale de Napoléon I""'. Le 9 juillet 1810, la Hol-
lande, subissant le sort de nos provinces, fut à son tour
placée sous la domination du vainqueur de l'Europe.
Or, en 1738, parut à Londres une brochure extrêmement
remarquable qui, la même année, fut traduite en langue
hollandaise et imprimée à Amsterdam. L'auteur a eu soin
de cacher son nom ; mais la profondeur de ses vues, l'élé-
vation de ses jugements, l'étendue et la solidité de son éru-
dition diplomatique permettent de lui donner, sans aucune
exagération, le titre d'homme d'Etat (1).
Cette brochure annonce que, si l'Angleterre n'a pas soin
de se procurer et d'entretenir une armée respectable, elle
aura la douleur de voir surgir, au bout d'un certain nombre
d'années, trois événements on ne peut plus désavantageux
à ses intérêts et à son influence : d'abord, l'incorporation
des Pays-Bas autrichiens au territoire français; ensuite, la
défaite radicale de l'empereur d'Allemagne, par des armées
parties des bords de la Seine ; enfin, l'anéantissement de la
nationalité hollandaise, disparaissant, elle aussi, dans une
monarchie formidable déjà rêvée par Louis XIV.
Évitant avec soin les bizarreries de mauvais goût qui
déparent plus d'une page des trois volumes de la République
belgique, l'auteur anglais marche droit à son but et com-
(!) Je ne possède que la traduction qui a paru à Amsterdam, chez
J. Loveringh, en 1738 (in-12), sous ce titre : Aantrierkingeti m^er de
grootheit en wcmrschijnelijke nadering van het gevaar dat de oostenrijk^
iichc Nederlanden in handen van VrankrijkiHartfallen zxdlen. Quelques
notes placées au bas des pages prouvent que le traducteur lui-même
était très au courant des événements de son temps.
- 428 -
mence par prouver que le Système de barrière, si pompeu-
sement proclamé dans le traité d*Utrecht (1715), ne sera pas
longtemps une défense sérieuse contre l'ambition et les
forces chaque jour croissantes de la France. Il établit» en
deuxième lieu, que l'empereur d'Allemagne, une fois en con-
tact avec les Français sur les rives du Rhin, n'aura pas assez de
puissance pour fixer la victoire sous son étendard gothique ;
de sorte qu'il marchera au-devant d'une défaite inévitable, à
moins que — éventualité que l'auteur considère également
comme possible — il ne préfère céder de bonne grâce, en
se ménageant une compensation aux dépens de la Turquie.
Le publiciste complète sa tâche en démontrant que la France,
maîtresse de la Belgique et de quelques districts voisins, ne
tardera pas à s'emparer des provinces hollandaises. Il con-
clut en disant que, si les Anglais ne veulent pas voir anéantir
leur influence, troubler leur commerce et menacer leur
indépendance elle-même, ils doivent maintenir leurs forces
à la hauteur de celles de leurs ambitieux voisins d'Outre-
Manche. Il les engage à prévenir et à empêcher ainsi des
conquêtes qui, plus tard, pourraient être très-diflicilement
arrachées aux vainqueurs (1).
Voilà donc mcore des événements mémorables, annoncés
plus d'un demi-siècle avant leur accomplissement. L'auteur
ne s'est trompé que sur un seul point : il redoutait comme
prochains des bouleversements politiques qui ne devaient
arriver que dans les premières années du siècle suivant.
Qu'on le remarque bien : nous ne voulons, en aucune
(i) Voyez surtout les pages 4, 7, 8, 10, 33 à 39, 40 à 43, 49, 52 et 58. H
règne un peu de vague dans ce que l'auteur dit de Tempire germanique;
mais, par contre, il s'exprime on ne peut plus nettement sur le sort de
la Belgique et de la Hollande.
- 129 -
manière, placer le problème sur le terrain du merveilleux ;
nous n'avons pas un seul instant songé à la manifestation
d'un esprit prophétique quelconque. Notre seul but consiste
ù prouver que l'histoire, sérieusement étudiée, peut conduire
à des résultats qui, au premier abord, semblent présenter
un caractère tout h fait extraordinaire.
En effet, quand on examine avec attention les idées, les
connaissances et les aspirations répandues parmi les con-
temporains des deux auteurs dont nous avons signalé les
écrits, il ne faut pas de grands efforts pour comprendre
comment ils sont parvenus à prédire, avec une remarquable
exactitude, des événements destinés à s'accomplir longtemps
après la publication de leurs livres.
Lorsque l'auteur de la République belgique propose Tad-
jonction de la principauté de Liège aux Pays-Bas autri-
chiens, il n'émet pas une idée entièrement nouvelle; car,
déjà en 1789, Van der Noot, encore incertain du succès,
avait fait dans ce sens des ouvertures sérieuses aux patriotes
liégeois soulevés contre le prince-évêque Hoensbroech (1).
Or cette idée étant donnée, un écrivain, tenant la plume en
1790, devait nécessairement chercher ailleurs une compen-
sation pour l'empire germanique ; et alors le Luxembourg,
par sa position à l'extrémité du pays, par la langue que
parlaient ses habitants, et surtout par le voisinage des pro-
vinces rhénanes, ne pouvait rester en dehors de son plan (2).
Le projet de réunir la Belgique et la Hollande pouvait, plus
(1) Borgnet. Hist, des Belges à la fin du dix-huitième siècle, 2* édit.,
l. !•'% p. !2i5. L'année suivante, ces négociations furent sérieusement
reprises par Van Eupen {îbid., pp. 2G2 et suiv.).
(2) Cette idée devait lui sourire d'autant plus qu'il y voyait un moyen
d'indemniser le prince-évéque de Liège, en l'envoyant à Luxembourg
iVoy. t. \^% Dédicace, p. 37).
.9
- 450 -
facilement encore, se présenter à TînteHigence d'un homme
tant soit peu éclairé. Pour y arriver, il suffisait de jeter un
coup d'œil sur les tristes conséquences que la rupture de
leurs liens politiques avait produites, pour Tune comme
pour l'autre, dans le cours du dix-huitième siècle. D'ail-
leurs, ici même, l'auteur de la République belgique ne se
trouvait pas sur un terrain tout à fait nouveau. Au milieu
des péripéties de la révolution brabançonne, le projet de
rétablir les rapports qu'une politique antinationale avait
brisés, trois siècles auparavant, s'était présenté à l'imagi-
nation de plus d'un patriote. Ce projet, sous une forme
plus ou moins précise, avait si bien existé qu'on le vit repa-
raître au sein de la Convention nationale de France, lorsque
celle-ci dut s'occuper de la fixation du sort de nos pro-
vinces (1).
Les données les plus précises ne manquaient pas davan-
tage à l'auteur de la brochure anglaise. Aussi ce dernier, à
tous égards bien supérieur à l'auteur de la République bel-
gique, énumère-t-il, pour ainsi dire page par page, les faits
qui servent de fondement à toutes ses prévisions. Il n'a pas
de peine à prouver que, depuis deux siècles, la conquête
des provinces belges était le projet que la politique française
poursuivait avec le plus de zèle et de persévérance. Il rap-
pelle les vœux hautement manifestés par Henri IV et par
Louis XIII, les actes significatifs accomplis par Louis XIV,
les intrigues adroites et infatigables de Mazarin et de Riche-
(1) Voy. Borgnet, Ibid., 1. 1*"^. p. 192.— Le 8 vendémiaire an IV, quel-
ques membres de la Convention en firent la proposition formelle. (Bor-
gnet, Ibid., t. Il, p. 357.) Il est question du même projet dans les rap-
ports officiels des agents belges que le Congrès de 1790 avait envoyés à
la Haye. (Gachard, Doc. polit, et diplom. sur la réttolution belge rf<» i700,
p. 410.)
lieu. Il cite les projets d'échange ou de partage surgissant
chaque fois que le recours à la violence rencontrait trop
d'obstacles. Il combat la fausse sécurité de ceux qui s'ima-
ginaient que la France, guérie de son ambition trois fois
séculaire, allait désormais respecter les barrières impuis-
santes dressées par le traité d'Utrecbt. Il dévoile la faiblesse
chaque jour plus apparente de l'Empire, faiblesse telle que,
dans les dernières guerres, son chef n'avait pu lutter qu'à
l'aide de secours fournis par les troupes étrangères. Il mon-
tre les nombreux symptômes qui révélaient l'accroissement
incessant des forces de la monarchie française, au point
que déjà elle se trouvait en mesure de mettre deux cent
mille soldats en ligne de bataille. En un mot, c'est en s'ap-
puyant sur des observations précises, sur des faits mani-
festes, sur des précédents irrécusables, qu'il annonce les
trois événements que nous avons déjà signalés.
Mais si le merveilleux ne trouve point de place dans ces
prédictions si exactement accomplies, celles-ci — auxquelles
nous pourrions en ajouter une foule d'autres — n'en sont
pas moins, ainsi que nous l'avons dit en commençant, une
puissante et nouvelle démonstration des avantages de toute
nature que présente l'étude approfondie de l'histoire.
Qu'on n'objecte pas que, si quelques publicistes sont par-
venus à prédire les destinées futures de leur patrie, on
trouve, à côté d'eux, une multitude d'historiens émettant et
prônant d'innombrables prévisions toujours démenties par
des faits postérieurs. Par cela seul que l'étude attentive des
causes a très-souvent conduit à la connaissance anticipée
de leurs conséquences, nous avons la preuve que des re-
cherches sérieuses, habilement dirigées vers ce but, peuvent
donner à l'homme d'État des lumières qu'il chercherait vai-
nement ailleurs. Du reste, pour notre part, nous commen-
- 452 -
çons à croire qu'il existe ici un phénomène analogue à celui
que le savant secrétaire perpétuel de FAcadémie royale de
Belgique a si bien mis en évidence, dans ses belles recher-
ches sur les lois qui président au développement de la
population. Les causes étant données, la liberté indivi-
duelle, quand il s'agit d'arriver à des résultats généraux,
ne remplit pas, peut-être, un rôle aussi important qu'on
le pense d'ordinaire Or, s'il en est ainsi, la détermination
au moins approximative des résultats politiques deviendra
chaque jour plus facile, à meëure que l'humanité, s'avançant
dans les larges voies tracées par le Créateur, fournira de
nouveaux faits et, par suite, de nouveaux points de com-
paraison aux guides de ses destinées et aux rédacteurs de
ses annales.
V
DU ROLE DE L'UTOPIE
DANS
L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE POLITIQUE
DU ROLE DE L'UTOPIE
DANS
L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE POLITIQUE
— JAMES HARRINGTON (1) —
Quels que soient les temps et les lieux, aussitôt qu*une
école politique apparaît avec plus ou moins d'éclat, un fait
étrange ne manque jamais de se produire. A côté des publi-
cistes qui déterminent les lois et fixent les principes destinés
à présider au gouvernement des peuples, on voit toujours
surgir une phalange d'esprits aventureux qui, répudiant
toutes les traditions et bravant tous les obstacles, s'élancent
avec ardeur au delà des limites étroites de la réalité. Pre-
nant pour point de départ l'une ou l'autre doctrine sociale
accueillie par leurs contemporains, ils en méconnaissent la
source et en dénaturent le but, pour aller aboutir à des
systèmes chimériques, à des cités idéales, où leur ima-
gination ardente ne rencontre aucun de ces nombreux obsta-
cles qui découragent le philosophe et l'homme d'Etat, aucune
des nécessités parfois si tristes de l'existence humaine.
Depuis le siècle brillant de Périclès jusqu'à l'époque ora-
<l) Extrait du T. XV (1803) des Bulletins de VAcadémic voyais de
- 150 -
geuse où nous vivons, les utopies sociales n*ont jamais Tait
défaut.
Quelle place doit-on assigner à ces utopies dans Thisloire
de la philosophie politique? Faut-il les reléguer dédaigneu-
sement parmi les rêves indignes d'attirer l'attention des
hommes éclairés? Nous ne le pensons pas. Dans tous les
siècles et à tous les degrés de civilisation, il existe au sein
des masses une haine permanente et, pour ainsi dire, in-
stinctive contre les inévitables inégalités de la vie sociale.
Réduite, en temps ordinaire, à une sorte de mécontentement
sourd et contenu, qui ne s'oppose en rien au jeu régulier
des rouages politiques, cette aversion jalouse prend un tout
autre caractère quand le souffle des révolutions vient surex-
citer les convoitises qui fermentent dans les couches infé-
rieures. Alors elle se manifeste avec une énergie redouta-
ble ; elle met les armes ou la torche aux mains du prolétaire,
et bien souvent elle compromet le repos, le bonheur et la
puissance d'un grand peuple. Or, s'il en est ainsi, — et qui
oserait le nier après les catastrophes dont nous avons été
les témoins? — un intérêt historique très-élçvé s'attache
incontestablement à toutes les formes sous lesquelles celte
tendance incessante vers l'égalité des conditions et des
droits s'est manifestée dans les siècles passés. Cela est vrai
surtout, lorsque, dans la recherche et dans l'étude de ces
formes, on rencontre l'œuvre d'un homme d'intelligence et
de cœur qui, trop pacifique pour recourir à la violence, trop
éclairé pour vouloir descendre jusqu'au nivellement absolu,
mais en même temps trop enthousiaste pour apercevoir les
choses sous leur véritable jour, est allé chercher, dans le
domaine illimité des théories, les conséquences dernières
des doctrines et des problèmes qui passionnaient ses con-
temporains.
- 157 -
Cest ea nous plaçant à ce point de vue que nous procéde-
rons a Tappréciation de la République dVceana de James
Uarrington, livre singulier, plein d'obscurités et d'incohé-
rences, qu'on a très-souvent cité, mais qui n'a jamais été
suffisamment analysé par les publicistes du continent.
Au dire de Montesquieu, Harrington a eu la gloire de dé-
terminer le plus haut point de liberté où la constitution d'un
État puisse être portée (1). Suivant David Hume, la Répu-
blique de Platon et YUtopie de Morus ne renferment que des
rêves, tandis que YOceana contient le seul plan de république
démocratique vraiment digne d'attention qui ait jamais été
publié (2). A entendre le chevalier de Jaucourt, YOceana est
une conception politique pleine d'invention et de génie, et le
nom seul de Harrington sera éternellement le plus beau
litre de gloire du comté de Rutland, où il a vu le jour (3).
Selon les prévisions de John Tollaiid, le nom de l'auteur de
la République d'Oceana est destiné à vivre aussi longtemps
que l'amour de la science et de la liberté subsisteront en
Angleten^e (4). Renchérissant encore sur cette appréciation
flatteuse, John Adams affirme que les découvertes politiques
de Harrington peuvent être comparées à celles de la circu-
lation du sang dans la sphère de la médecine, à celle de l'im-
primerie dans le domaine des lettres (S).
(1) Esprit des loin, liv. X.I, chap. Vil, Il lui reproche cepondaul d'avoir
bâti Chalccdoinc ayant le rivage de Byzance sous les yeux , parce que
tous les germes d une liberté raisonnable se trouvaient déposés dans
les inslitntions politiques de l'Angleterre.
(2) Discmirs poliliquem, XVI II. Idé'ie d'unt* république parfaite. {Disc.
pol,, t. Il, p. :m; Paris, 175i).
(3) Kne]fclo})édie de Diderot, v» Rutland.
(4) Life of Harriny ton, placée en tête de l'édition de ses œuvres
citée ci-après, p. xxxix.
|5) Défense des cou^titulions ainèricaines. Edition publiée par De la
f'roix, t. hr, p. 271 (Paris, 1702).
— 138 -
Pour bien juger le livre qui a provoqué ces éloges, il im-
porte de jeter d'abord un rapide coup d'œii sur l'état de la
science politique dans les rangs des démocrates de la
Grande-Bretagne, au moment où la première édition de la
République dCOceana sortit des presses en 1656.
Depuis Tavénement de Henri VIII, toutes les théories
avaient trouvé des partisans, tous les systèmes avaient ren-
contré des interprètes et des apologistes. Poussant la satire
des mœurs de son temps jusqu'aux dernières limites de
l'exagération, Thomas Morus avait tracé le plan détaillé d'une
nouvelle organisation sociale, où le communisme et le suf-
frage universel formaient la double base de l'ordre politique
et de l'ordre économique (1). Levant hardiment le drapeau de
la démocratie en face des partisans du gouvernement absolu,
un évêque de Winchester, John Poynet, avait fait de l'auto-
l'ité royale une délégation populaire révocable à volonté (2).
George Buchanan avait appelé l'Évangile, la théologie, la
philosophie et l'histoire au secours des doctrines révolution-
naires qui, dans la première moitié du siècle suivant, de-
vaient faire tomber la tète de Charles I^' sous la hache du
bourreau (3). Scrutant et décrivant toutes les institutions de
sa patrie, un ambassadeur d'Elisabeth, Thomas Smith, s'était
prononcé en faveur de la monarchie tempérée, en manifestant
assez clairement ses sympathies pour la prédomiuance poli-
tique des classes moyennes (4). Exalté par les luttes ardentes
et vigoureuses qui précédèrent la domination tyrannique de
Cromwell, Marchamont Needham, dans ses remarquables
(l) l'topia (1510).
r2) Shovl trcallsc of polit ical jiower (1550).
(3) Dialoffus de jure rcrjni apud tycolos (1570).
(i) The aymnwnirealtti of Ernjlond and thc mauncr of fjovcrnmoit
*/itTCo/(160l).
- ioU -
discours sur la préémiueuce des gouvernements libres» avait
flatté et surexcité les instincts populaires avec un art qui n'a
jamais été dépassé depuis (1). Milton lui-même, le barde
d'Éden, le chantre inspiré des premiers jours de la création,
était descendu des hauteurs sereines de Tidéal pour souiller
♦
'^m génie par une lourde et fanatique apologie du régi-
cide (2).
Il suffit de citer ces noms et ces œuvres pour prouver que,
depuis les idées les plus modérées jusqu'aux tendances les
plus extrêmes, Harrington possédait une ample provision
de doctrines démocratiques dans les écrits de ses prédéces-
seurs. Cependant ce n'était pas là l'une des sources les plus
abondantes auxquelles il pouvait puiser. Pour l'exaltation
des esprits, pour la vivacité de la controverse, pour la hau-
teur et l'audace des exigences, il y a peu de périodes qui
puissent rivaliser avec les vingt-quatre années qui s'écoulè-
rent depuis l'avènement jusqu'à la mort de Charles I". On
commettrait une erreur grossière en s'imaginant que les
partis et les sectes qui s'agitaient sur le sol britannique
étaient, avant tout, guidés par des tendances religieuses.
Presbytériens, épiscopaux, indépendants, niveleurs, puri-
tains, cavaliers, tous avaient leurs systèmes politiques aussi
bien que leurs systèmes religieux ; tous voulaient régenter
l'État en même temps que l'Église. L'origine du pouvoir, les
limites de son action, la nature de la puissance royale, la
distribution des influences politiques, l'intervention du peu-
ple dans les sphères officielles; en un mot, les bases mêmes
(1) U publia la première édition de ses discours dans son recueil
périodique intitulé Mcrcurins poUticius (1649-1650).
(2) Pro populo anglicano defemsio contra Claiaiii anonynii j alias
isilmafiii, defensioncm rcjUim (1(551).
- HO -
de rorganisation sociale étaient ciiaque jour discutées avec
véhémence, depuis le château crénelé du seigneur féodal
jusqu'à rhumble réduit du dernier des bateliers de la Tamise.
Ajoutons encore que les systèmes et les doctrines se multi-
pliaient en France, en Italie, en Allemagne, et que les livres
et les pamphlets publiés sur le continent trouvaient aussitôt
des lecteurs de l'autre côté du détroit. Ajoutons encore que
l'ardeur infatigable des humanistes avait répandu dans toutes
les bibliothèques les écrits politiques des philosophes et des
historiens de l'antiquité. Jamais plus riche récolte d'idées et
de faits n'avait été mise à la portée des publicistes.
Ce fut au milieu de cette agitation universelle que James
Harrington crut devoir exhiber, à son tour, un projet d'orga-
nisation politique, économique et religieuse. S'appropriant
le procédé déjà suivi par Morus, il donna la préférence à la
forme du roman, attn de faire apercevoir plus vite et plus
distinctement les nombreux rouages de la république idéale
éclose dans son imagination.
Nous ne dirons rien du roman à la fois dépourvu d'origi-
nalité et d'intérêt, dans lequel il a cru devoir enchâsser ses
théories et ses formules. Nous garderons le même silence à
l'égard du rôle d'initiateur de la démocratie moderne, qu'il
offre naïvement à l'ambition i'Olphaus Megaletor, c'est-à-dire
Olivier Cromwell. Nous nous bornerons à esquisser, avec
autant d'exactitude et de concision qu'il nous sera possible,
les institutions nouvelles dont il voulait gratifier sa patrie (1).
(1 ) De même que Morus désignait rAnglelerre sous le nom {.VUlopia,
Harrington la désigne sous celui d'Oceana. Malgré le caractère étrange
des noms propres qui figurent dans son roman , les hommes et les
choses sont parfaitement reconnaissables. ConwntiH disigne Henri VIII;
h'riolhan, Hobbes; >for/j/tf,'?t,s , Jacques I«' : VenUafniuif , le chancelier
Uacon ; Piontrfjui^, Henri VII ; Ahno, le palais de Saint-Daines; A'm/w-
Toutes les institutions de l'île d'Océana sont la consé-
quence logique d'un petit nombre de principes généraux.
(Test évidemmeut par là que nous devons commencer.
La théorie favorite de Harrington, celle qui fait son plus
beau titre de gloire aux yeux de ses admirateurs, c'est une
sorte de loi politique et économique qu'il appelle la Balance
de la propriété (Balance of Dominion).
Prenant pour point de départ, d'un côté l'attachement in-
vincible de l'homme à la propriété, de l'autre, les influences
de toute nature qui découlent du domaine immobilier, Har-
rington finit par affirmer que la possession du pouvoir est
la conséquence naturelle et inévitable de la possession de la
terre. Si un seul homme, dit-il, possède au moins les trois
quarts du sol, cet homme devient naturellement le souverain
absolu du pays, parce que les influences réunies de tous les
autres propriétaires sont impuissantes à contre-balancer le
pouvoir supérieur qu'il trouve dans l'immensité de son do-
maine. Au contraire, si la même proportion existe à l'avan-
tage de quelques-uns, d'une noblesse ou d'un clergé, la
nation arrive, par une raison analogue, au gouvernement
aristocratique et à la monarchie mixte. Enfin, si la propriété
num, Londres; Hiera, Westminster; Halo, Whitehall; Panthéon, la
salle de Westminster, etc.— L'édition des œuvres de Harrington, h
laquelle nous renvoyons dans les notes, est celle que J. ToUand publia
à Londres, en I7(K), sous ce titre : The Orrana of James Harrington
nnd his other Works ^ etc. (1 vol. in-folio). — Harrington avait en la
naïveté de dédier VOceana nu Lord Protecteur, en faisant miroiter aux
yeux de ce dernier l'incomparable gloire d'établir dénnltivement le
régime démocratique en Angleterre. Cromweli, avec l'hypocrisie rail-
leuse qui lui était propre, répondit qu'il ne demanderait pas mieux que
de concourir à l'exécution de ce beau dessein ; mais que, malheureu-
sement , l'agitatiou et les haines des partis ne lui permettaient pas
encore de déposer les fonctions de grand vonatalAet qu'on lui avait
confiées dans Tintérêt de tous.
est tellement divisée qu*il n*existe ni un homme ni même une
classe d'hommes qui puisse lutter contre Tinfluence que la
masse des citoyens exerce à Taide de la masse de ses pro-
priétés» le gouvernement prend bientôt la forme républi-
caine. A la vérité, Harrington avoue que les choses ne se
passent pas toujours de la sorte ; mais il soutient que cette
déviation des lois naturelles est toujours le produit irrégulier
de la force. « Le gouvernement, dit-il, étant alors tenu d'une
» manière opposée à la balance, n'est pas naturel, mais vio-
» lent. Si un seul homme possède le pouvoir dans ces con-
» ditions, on a la tyrannie; s'il est exercé par quelques
» hommes, on a Voligarchie; s'il se trouve aux mains des
» délégués des classes inférieures, on a Yanarchie..,, Hais,
» ajoute-t-il, toutes ces formes de gouvernement ne sont
» pas de longue durée, parce que, comme les effets irrésis-
» tibles de la balance agissent toujours, ils détruisent inévi-
» tablement les obstacles qui contrarient leur action.... Le
» législateur qui conseillerait d'organiser le gouvernement
» d'une manière opposée à la balance ne devrait pas plus être
» écouté que le tailleur qui engagerait un individu à confor-
» mer son corps à l'habit qu'on lui présente. » Harrington
en conclut que le régime démocratique est impossible sans
loi agraire. Aussi verrons-nous que la fixation d'un maximum
de propriété immobilière est l'une des bases essentielles de
la république d'Océana (1).
(i) Voy. Oceana, Pndiminarya, pp. 39 et suiv. The prérogative of
popular government , chap. III , pp. 243 et suiv. ; The art of lawgiving,
chap. III, p. 391. — Ainsi que nous l'avons dit, la base de cette théorie,
c'est rattachement extrême des hommes aux richesses (... Tobegin
with Hches, in regard that nien are hang upon thèse, not of choice as
upon the other, but ofnecessity and by the teeth... Oceana, p. 39). Mais
il importe de bien remarquer que Harrington , dans la fixation de la
- 143 -
Arrivant ensuite à la confection de la loi, Harrington pré-
tend avoir découvert dans les jeux de l'enfance l'art de ren-
dre les décisions du législateur toujours rationnelles et justes,
et On a donné, dit-il, à deux petites filles un gâteau à parta-
» ger. Afin que chacune d'elles obtienne ce qui lui revient,
» l'une dit à l'autre : c< Partagez, et je choisirai, » ou bien :
« Je partagerai, et vous choisirez. » « Ce point une fois re-
» connu entre elles, c'en est assez; car, si celle qui partage
» le fait inégalement, elle y perd, parce que l'autre s'erapres-
» sera de prendre la meilleure part. C'est pourquoi elle par-
» tage également, et chacune d'elles obtient ainsi ce qui lui
» appartient. 0 profondeur des jugements de Dieu, qui sait
» s'énoncer avec la plus grande force par la bouche de deux
» faibles enfants ! Deux petites filles paisibles découvrent ce
» qui fait le sujet des disputes des plus grands philosophes,
» même tout le mystère d'une république, car celle-ci ne
balance pour le gouvernement de l'Angleterre , n'a égard qu'à la pro-
priété immobilière. La possession de la terre lui semble seule offrir la
fixité et l'importance nécessaires. Il rejette la balance en argent , sauf
pour les cités qui n'ont que peu ou point de terres , et qui , par suite ,
sont obligées de chercher des moyens d'existence dans le commerce
(Oceana, Preliminarys, p. 40 ; Tfie prérogative of popular (joveimnient,
pp. 243 et 245). Il faut remarquer aussi que l'auteur, dans l'organisation
politique et sociale d'Océana, ne s'occupe que de la mère-patrie et
millement des colonies et des provinces soumises ; il en fait constam-
ment l'aveu dans tous ses écrits. — Du reste, môme en restreignant
ainsi sa thèse, eUe lui fournit la matière dune foule de développements
ingénieux. 11 attribue la révolution d'Angleterre aux modifications qui,
depuis le règne de Henri Vil , s'étaient introduites dans le régime de
la propriété immobilière. II expose et discute, avec une rare érudition,
les systèmes territoriaux de Rome , de la Grèce , de Garthage , des
conquérants barbares , de l'Europe féodale , de l'Italie , de la Turquie ,
de la France, de l'Angleterre, etc.
Voulant limiter notre analyse aux points essentiels , nous ne dirons
rien de l'étrange régime auquel Harrington , égaré par ses préjugés
d'.Vnglais, voulait soumettre la malheureuse Irlande.
» consiste qu'à faire les parts et h choisir. » Il n'est pas né-
cessaire d'ajouter que la leçon, donnée par les deux enfants,
a été mise à profit par les habitants d'Océana. Nous aurons
l'occasion de constater qu'une assemblée de délégués du
peuple y fait les parts, c'est-à-dire, propose les mesures des-
tinées à être converties en loi, tandis qu'une autre assemblée,
également composée de délégués du peuple, y fait son choix
sous forme de vote (1).
On trouve, dans cette île fortunée, deux autres institutions
entourées d'un respect inaltérable : le ballottage pei^fectionné
et la rotation administrative.
Comme l'élection de tous les fonctionnaires publics, à un
ou à plusieurs degrés, forme l'une des bases essentielles de
la république, il est difficile d'y faire un pas sans rencontrer
l'urne électorale. On y vote sans cesse dans toutes les sub-
divisions du territoire et dans toutes les sphères de la ma-
gistrature nationale. Il n'est donc pas étonnant que les opé-
rations du scrutin, devenues l'un des principaux rouages de
l'organisation sociale, s'y trouvent réglées avec des soins
jaloux et des précautions minutieuses. Non-seulement on les
entoure du plus profond secret, pour que l'électeur ne soit
pas troublé par la crainte de s'attirer l'inimitié des concur-
rents; non-seulement tout débat est sévèrement interdit dans
les assemblées populaires, afin qu'elles échappent aux sug-
gestions des passions et de fintrigue ; mais encore, poussant
la prudence à ses dernières limites, on y attribue un rôle
important à la décision du sort, afin que la conscience même
(I) Océana, PrdiminanjSy pp. 47-i8. Harrington se plaît à développer
celle idée. H dit que, dans le langage du droit }x»litique, cb'fbatlve et
vé'fHOHilre c'est, au fond, diviser et choisir (Dividing and chusing i»? the
languagfi of a comnionwealth is debaling and nmolving}.
des votants échappe, autant que possible, aux affections de
bmille el aux entraînements de l'amitié. Quand une paroisse,
par exemple, doit procéder à l'élection de ses députés, l'as-
semblée commence par nommer trois surveillants du scrutin.
Ceux-ci jettent dans l'urne une boule dorée et autant de
boules blanches qu'il y a d'électeurs présents ; puis, quand
l'arae a été convenablement remuée, chaque votant s'avance
à l'appel de son nom, et celui d'entre eux qui tire la boule
dorée acquiert en même temps les honneurs de la présidence
et le droit de désigner les candidats. Chaque candidat est
ensuite soumis à un scrutin séparé, jusqu'à ce que la paroisse
possède le nombre de représentants qui lui est attribué par
la loi (1).
La rotation^ qui marche de pair avec le ballottage perfec-
tionné, n'est autre chose que le remplacement obligatoire de
tous les fonctionnaires à des époques déterminées. Comme
les emplois de la république d'Océana sont ainsi toujours
conférés pour un terme plus ou moins limité, un mouvement
perpétuel, une rotation consHtutioiinelle, place sans cesse de
nouveaux titulaires à tous les degrés de la hiérarchie admi-
nistrative, judiciaire, militaire et politique. Tous ceux qui
participent au gouvernement de la nation sortent du peuple
et ne tardent pas à y rentrer. Aucun représentant de la puis-
sance publique n'exerce assez longtemps le pouvoir pour y
trouver le moyen de s'entourer d'une phalange de flatteurs
déterminés à le seconder dans ses vues ambitieuses. Au dire
(1) TeUes sont les formes du scrutin paroissial. Pour les subdi-
visions plus importantes du territoire dont nous parlerons plus loin,
telles que la centurie et la tribu, les opérations sont beaucoup plus
compliquées. On y reconnaît la plupart des formalités usitées dans les
élections de la république de Venise. {Océan a, Model of ihe cmnmon'
vfeaUh, pp. 89, 94, 95, 111-117.)
10
de Harrington, si la loi agraire est indispensable pour main-
tenir l'égalité dans les racines de l'arbre social^ la rotation
est nécessaire pour faire régner cette même égalité dans les
branches. A ses yeux, la fixité dans les magistratures détruit
le mouvement, c'est-à-dire, la vie même des institutions
démocratiques (1).
Mais la loi agraire, le ballottage perfectionné et la rotation
administrative ne sont pas les seules précautions que le
législateur constituant d'Océana ait prises pour assurer la
perpétuité de son œuvre. Il y a joint Venseignetnetit obligatoire
et l'adoption d'une religion nationale.
Le père qui n'a qu'un fils est libre de diriger à son gré
l'éducation qu'il juge à propos de lui donner; mais celui qui
possède plusieurs enfants mâles est obligé, sous des peines
sévères, de les envoyer, de neuf à quinze ans, aux écoles
érigées, surveillées et dotées par les paroisses. Les enfants
y sont élevés aux frais de leurs parents, si ceux-ci disposent
de ressources suffisantes; sinon les sacrifices nécessaires
sont imposés à la circonscription territoriale à laquelle ap-
partiennent les écoliers. Pour l'enseignement supérieur et en
général pour le choix d'une profession, le père de famille
récupère sa liberté ; mais cependant, s'il croit qu'un voyage
dans les pays étrangers serait avantageux à son fils, celui-ci
ne peut se mettre en route, sans avoir obtenu un passe-port
(1) Oceana, Preliminarys, p. 54. — Harrington consacre à la rotation
tout un chapitre de son traité sur la prérogative du gouvernement po-
pulaire (chap. XII, pp. 303-323). — Nous citerons, comme exemple de
cette rotation, le mouvement qui s'opère, à des époques déterminées,
dans les rangs du corps diplomatique. Un ambassadeur ordinaire
réside successivement pendant deux ans à Paris, à Madrid, à Venise
et à Ck>nstantinople ; puis, formé par ces huit années d'expérience et
d'observation, il est obligé de rentrer dans sa patrie, f Oceana, Model of
the commonwealth, p. 125).
- 147 -
des censeurs du parlement. Ce passe-port limite la durée de
l'absence, et, à son retour, le jeune voyageur doit se repré-
senter devant les mêmes magistrats, pour leur remettre un
rapport écrit sur les avantages et les défauts des divers gou-
vernements dont il a traversé le territoire (1).
Un système non moins absolu a été adopté dans les ma-
tières religieuses.
Les habitants de la république d'Océana raisonnent de la
manière suivante : « Un gouvernement qui, tout en préten-
lendant à la liberté, détruirait la liberté de conscience, ren-
fermerait une contradiction choquante ; mais, de la même
manière, un homme qui revendiquerait la liberté de la con-
science individuelle, sans admettre la liberté de ta conscience
nationale, commettrait une absurdité. La république n'est
autre chose qne l'expression de la conscience nationale, et,
de même que la conscience individuelle produit la religion
individuelle, la conscience nationale produit la religion na-
tionale. » C'est en se fondant sur ce raisonnement qu'ils ont
proclamé la liberté de conscience, sauf pour les juifs, les
idolâtres et les.... papistes ; mais ils ont eu soin d'y ajouter
une religion de l'État, laquelle n'est autre chose que le pres-
bytérianisme le plus radical. Deux délégués de la paroisse,
nommés au scrutin secret, prient le chancelier de l'une des
universités de leur désigner un théologien pieux et capable.
Celui-ci occupe la cure ou le vicariat vacant, pendant l'es-
pace d'un an, à titre de novice. L'année étant écoulée, il est
à son tour soumis au scrutin, et, s'il n'obtient pas au moins
(1) On voit que Harrington, en admettant le principe de renseigne-
ment obligatoire^ se montre beaucoup plus logique que certains démo-
crates du dix- neuvième siècle. î\ veut que les enfants appartenant à
des familles indigentes soient élevés aux dépens de la communauté.
(Oceana, Model of thc commonweaUh, p. 173).
les deux tiers des suffrages de ses paroissiens, il est impi-
toyablement renvoyé. C'est ce que Harrington appelle l'or-
dination par le peuple (1).
Ajoutons à toutes ces institutions l'armement général des
citoyens, la proscription des armées permanentes, l'établis-
sement de jeux publics pour développer les forces muscu-
laires de la jeunesse, un système de surveillance très-sévère
pour le maintien de la moralité du peuple, et nous pourrons
aborder, avec une préparation suffisante, Pexamen des divers
matériaux que le créateur de la république d'Océana a fait
entrer dans la construction de son vaste édifice politique.
Voici d'abord la division du sol et la classification des
habitants.
Le territoire d'Océana est divisé en paroisses. I>ix paroisses
forment une centurie. Vingt centuries composent une tribu.
On arrive de la sorte à dix mille paroisses, mille centuries
et cinquante tribus (2).
A l'intérieur de chaque paroisse, le^peuple se trouve ré-
parti en six classes : les citoyens, les serviteurs, les jeunes,
les anciens, les cavaliers et les fantassins.
Le citoyen est celui qui subsiste à l'aide de ses propres
ressources; le serviteur est celui qui se trouve réduit à cher-
cher des moyens d'existence dans la maison d'autrui. Ce
dernier ne devient citoyen ou libre que le jour où il réussit
à se procurer une position indépendante, « la domesticité
» étant de sa nature incompatible avec la participation au
» gouvernement d'une république. »
(t) Aussitôt que Harrington aborde le domaine des matières reli-
gieuses, Tesprit de suite qui se révèle ordinairement dans son argu-
mentation ne tarde pas à disparaître. On vient de voir les étranges
restrictions qu'il apporte à la liberté de conscience. (Oceana, Model of
the coinmonwealthy p. 87y.
(2) Le mot centurie n'a rien de commun avec le nombre iOO; ce n'est
qu'une réminiscence de l'ancienne Rome (Ihid., p. 142/.
- 140 -
L'ordre des jeunes renferme les citoyens de dix-huit à
trente ans. Celui des anciens est composé des citoyens qui
ont dépassé cet âge. Les premiers marchent avec les armées
actives, les seconds forment la « garnison de la nation. »
La division en cavaliers et en fantassins a pour base Tim-
portance du patrimoine. Ceux qui possèdent cent livres ster-
ling de rente en terre ou en argent font partie de la cavalerie.
Les autres servent dans Tinfanterie. Aussi, pour que la cava-
lerie soit toujours bien équipée et suffisamment nombreuse,
le riche qui dissipe son bien en folles dépenses est déclaré
indigne d'occuper un emploi public.
Ces répartitions servent de base au système électoral.
Chaque année, le premier lundi de janvier, les anciens se
réunissent à Téglise et y procèdent, au scrutin secret, à la
nomination des députés de la parokse, dont le nombre est
égal au cinquième des électeurs. Le premier et le deuxième
des élus sont inspecteurs de la paroisse; le troisième rem-
plit les fonctions de constable ; le quatrième et le cinquième
sont préposés à la garde de Féglise. Tous sont élus pour le
terme d'un an.
Un mois plus tard, le premier lundi de février, les députés
des paroisses se réunissent en armes au rendez-vous de la
centurie. Après y avoir été passés en revue, ils choisissent,
parmi les cavaliers, un juge de paix, un juré, un capitaine et
un enseigne de la centurie. Ils élisent de même, mais parmi
les fantassins, un juré, un coroner et un haut constable.
(Ihaque centurie obtenant de la sorte deux jurés, il y en a
quarante pour la tribu, ce qui, aux yeux de Harrington, suffit
pour assurer aux accusés l'exercice du droit de récusation.
La paroisse et la centurie étant ainsi pourvues de leurs
magistrats, il s'agit de procéder au choix des fonctionnaires
de la tribu.
- lîM) -
Cette mission s'accomplit au commencement de mars.
Le premier lundi de ce mois, les députés des paroisses
se rendent en armes au rendez- vous de la tribu. Quatre
groupes d'électeurs désignés par le sort dressent une liste
quadruple de candidats pour chaque emploi, et rassemblée
générale, au scrutin secret, élit parmi ces candidats les fonc-
tionnaires suivants : un lord haut shérif, commandant en
chef ; un lord lieutenant ; un lord custos rotulorum, commis-
saire général des revues ; un lord conducteur^ quartier-maître
général ; un premier censeur et un second censeur. Chacun de
ces magistrats exerce des fonctions spéciales qu'il n'est pas
nécessaire de détailler ici. Nous nous bornerons à rappeler
que, réunis en corps, ils constituent la phylarque. La phy-
larque est le conseil de la tribu ; elle recherche et réprime
les fraudes électorales ; elle veille à la conservation du prin-
cipe de la liberté de conscience ; elle peut requérir le con-
cours de tous les corps armés ; elle forme, avec les juges
ambulants, la cour criminelle de son ressort; elle fait, à
Tinstani même, traduire devant un conseil de guerre tous
ceux qui tenteraient d'introduire le droit de discussion dam les
assemblées populaires d'Océana; enfin, en cas de levée de
subsides, le parlement national taxe les phylarques, les
phylarques taxent les centuries, les centuries taxent les pa-
roisses, et les paroisses taxent elles-mêmes chacun de leurs
membres (1).
Il faut maintenant monter plus haut et procéder à la for-
mation d'une représentation générale du pays.
 cette fin, les députés des paroisses s'assemblent de nou-
veau, le lendemain du jour où ils ont procédé à la nomina-
tion des fonctionnaires de la tribu, c'est-à-dire le premier
(1) Occana, Modcl of thc cominonwcalth , pp. 83 à 05 et suiv.
- 1»! -
ûiardi de mars. Selon les mêmes règles de présentation et de
ballottage, ils élisent deux chevaliers (knights) et trois députés
[deputys) dans les rangs de la cavalerie, et quatre députés
dans les rangs de Tinfanterie. Un mois plus tard, les deux
chevaliers se rendent au Panthéon (palais de Westminster),
pour y former le sénat de la nation, pendant que les sept
difmtés prennent séance, au palais de Hah (Whitehall),
parmi les membres de la tribu de la prérogative (the préroga-
tive tribe) ou de Yégale représentation du peuple (equal repre-
sentatioti of the people). Les fonctions des uns et des autres
ont une durée de trois années, et, à l'expiration de ce terme,
ils ne peuvent être réélus qu'après une nouvelle période de
trois années (1).
Considérés dans leur ensemble, les trois cents sénateurs
et les mille cinquante députés d'Océana constituent le parle-
ment national ; mais, envisagés séparément, leur rôle et leur
mission sont bien différents.
Le sénat nomme dans son sein la seigneurie de la républi-
que laquelle se compose d'un stratège, président de l'assem-
blée en temps de paix et commandant en chef de l'armée en
temps de guen^e ; d'un orateur, vice-président du sénat et
spécialement chargé de maintenir Tordre et la régularité
dans les débats ; de trois commissaires du grand sceau, exer-
çant les fonctions de juges de la chancellerie ; de trois corn-
nmaires de la trésorerie, remplissant les mêmes fonctions à
(i) Ocea^ia, Modd of the camnionwealth, p. 98. Nous passons sous
silence quelques dénominations étranges que Harrington emprunte au
vocabulaire de Tastronomie. Il donne le nom de rtébuieuse à la liste des
foDCtionnaires de la centurie ; il appelle prime magnitude ou étoile de
première grandeur ]& liste des dignitaires de la tribu; il applique la
dénomination de galaonj (voie lactée) à la liste des chevaliers et des
députés. Ces excentricités étaient dans le goût du temps ; on en trouve
de nombreux exemples dans la CivUas solis de CampaneUa.
- 152 -
la cour de rÉcliiquier. Le sétiat est iavesti de Tadmiais-
tration supérieure du pays, au moyen d*uH conseil d*État,
d'un cofiseil de guerre, d*un conseil de commerce et d*un cotueil
de religion, tous composés de sénateurs élus au scrutin secret.
Il désigne parmi ses membres deuK censeurs, qui sont à la fois
présidents du conseil de religion, chanceliers des universités
et juges criminels chargés de la répression de toutes les
manœuvres tendant à altérer la sincérité du système élec-
toral. Il nomme les ambassadeurs de la république et reçoit
ceux des puissances étrangères. Il décrète de sa seule auto-
rité toutes les mesures que réclame la marche régulière des
services publics. Il discute et présente tous les projets qui
doivent être soumis à la chambre populaire. Enfin, en cas
de péril urgent, neuf sénateurs, ajoutés aux membres du
conseil de guerre, exercent la dictature (i).
Présidée et dirigée par quatre tribuns élus dans son sein,
rassemblée des députés (tribu de la prérogative) possède eu
même temps des attributions législatives et des attributions
judiciaires.
Gomme corps législatif, elle admet ou rejette les propo-
sitions qui lui sont transmises de la part du sénat. Aucune
loi ne peut être promulguée, aucune levée d*homiQes ou
d'argent ne peut être opérée sans son assentiment préalable.
Mais, tandis que les sénateurs discutent longuement les pro-
jets qui leur sont adressés par la seigneurie ou par Fun des
quatre conseils, les députés sont obligés de voter en silence.
Ainsi que nous l'avons déjà dit, la prohibition absolue de tout
débat dans les assemblées populaires est l'une des maximes
fondamentales de la république, et celui qui tenterait de s'af-
franchir de cette règle serait immédiatement traduit devant
(i) Oceana, Modcl of the comnionioealth, pp. 125-126, 132 et 133.
le conseil de guerre et condamné sans appel. Le corps légis-
latif d'Océana ressemble au célèbre corps de muets que Siëyes
introduisit, un siècle et demi plus tard, dans la constitution
française de l'an YIII (1).
Comme assemblée judiciaire, les députés forment la cour
sufrme de judieature {suprême judieaUny). Ils connaissent,
eii cette qualité, de tous les crimes qui portent directement
atteinte à la majesté du peuple ou à la sécurité de la repu*
biique, tels que la trahison, le péculat et l'espionnage au
profit de l'ennemi. Ils connaissent, en outre, comme juges
en dernier ressort, de tous les appels interjetés par les
dtoyens qui se prétendent lésés par la décision d'un magis-
trat. Les décrets du conseil de guerre, devant toujours rece-
voir une exécution prompte et ferme, sont seuls affranchis
de cet t^^ au peuple (2).
Cest aussi comme corps judiciaire que rassemblée des
députés veille scrupuleusement au maintien inviolable des
lois agraires.
Ces lois sont au nombre de deux. L'une d'elles détermine
le maximum des fortunes particulières ; l'autre règle et limité
les acquisitions à faire au nom de l'État.
La loi agraire applicable aux particuliers renferme à son
tour deux catégories de dispositions. Selon les premières,
tous les fils du propriétaire défunt ont un droit égal au par-
tage de la succession ; suivant les secondes, aucun habitant
de la république ne peut posséder une fortune en fonds de
terre excédant un revenu annuel de deux mille livres sterling.
En adoptant ce système, le législateur constituant d'Océana
(i) Ibid., pp. 142-157. Cette circonstance et plusieurs autres nous
portent à croire que Sièyes, avant de formuler son projet, avait lu très-
attentivement VOcéana de Harrington.
&) Ocecma, ibid., p. 155.
- \u -
y avait vu un double avantage. D'un côté, en empêchant Tac-
cumulation démesurée des immeubles dans le patrimoine
de quelques familles» il voulait mettre obstacle à la naissance
d*une aristocratie territoriale et, par suite, au retour de la
monarchie ; de l'autre, en fixant le maximum à un chiffre
tellement élevé que peu d'individus, même en travaillant
de toutes leurs forces, puissent espérer d'y atteindre, il
croyait échapper au danger d'affaiblir le ressort de l'intérêt
personnel, indispensable aux progrès de l'industrie et du
commerce.
La loi agraire réglementant le domaine de l'État tend à un
autre but. Chaque année une partie de l'impôt est consacrée
à l'agrandissement du patrimoine de la république. Les ac-
quisitions se font aux moments les plus favorables et ne
cesseront que lorsque le revenu du trésor public s'élèvera
à un million de livres sterling en fonds de terre. Ce jour-là
l'impôt sera supprimé et toute acquisition nouvelle sera sé-
vèrement prohibée, pour que la balwice, composée de for-
tunes particulières, ne soit pas altérée. Après avoir imposé
la loi agraire aux citoyens, la république finit ainsi par se
l'imposer à elle-même (1).
Telle est, dans ses parties essentielles, l'édifice politique
et économique élevé par James Harrington : organisation
sociale modèle, république idéale, avec un sénat qui pro-
pose, une assemblée populaire qui décide, une magistrature
constamment mobile qui exécute ; trois pouvoirs « toujours
» en mouvement et qui ressemblent, non à des lacs ou à des
» marais, mais aux fleuves vivifiants d'Ëden, avec des lits
» assez profonds pour recevoir, par une révolution conve-
(I) Pour les lois agraires, voy, Oceana, Model ofthe cofntnomcealthy
p. 102 et suiv.; the CoroHarySj p. 221.
- 455 -
» nable, tout le peuple dans le même courant ; système su-
9 blime trouvant sa personnification dans la fécondité de
» Toranger, qui porte à la fois des fleurs, des fruits naissants
» et des fruits mûrs (1). »
Écartons ces métaphores, et demandons-nous ce que vaut
rœuvre au point de vue de la raison et de Texpérience.
Il est certain que, malgré les nombreux travaux de ses
devanciers, Harrington peut revendiquer Thonneur d'avoir
donné à ses conceptions un remarquable caractère d'origi-
nalité. Sans doute, on y trouve des idées et des maximes
empruntées à tous les écrivains que nous avons énumérés ;
on y reconnaît, à chaque pas, des traces irrécusables de
toutes les controverses qui passionnaient les contemporains
de Charles P'; on y rencontre de nombreux emprunts faits
aux institutions de la Grèce, de Rome, de la France, de TAu-
gleterre et surtout de Venise. Mais il n'en est pas moins vrai
que l'édifice construit à l'aide de ces matériaux conserve son
caractère propre, et dénote chez son architecte une vigueur
intellectuelle et une puissance d'imagination peu communes.
Malgré les obscurités et les incohérences de son style, le
créateur de la république d'Océana doit occuper l'une des
premières places parmi les utopistes du monde moderne.
Mais convient-il d'aller plus loin? Trouve-t-on dans la
république d'Océana des leçons et des exemples dignes d'être
médités par les philosophes et les hommes d'État qui se
préoccupent de l'amélioration des destinées de l'espèce hu-
maine? Est-il vrai notamment, pour nous servir des termes
employés par John Adams, que la découverte de la balance
de la propriété équivaille à celle de la circulation du sang
dans la sphère de la médecine, à celle de l'imprimerie dans
le domaine des lettres?
(1) Oceana, Hodel of the conimonvoealth, pp. Jîi9 et 140.
■^^
- 156 •
Nous n*bésitons pas à répondre négativement.
Tout tiomme tant soit peu versé dans la connaissance de
rhistoire sait que la propriété immobilière doit être rangée
parmi les sources de l'influence politique. A toutes les épo-
ques et k tous les degrés de civilisation, la possession du sol
est l'un des éléments de la puissance sociale. Plus de quatre
siècles avant l'ère chrétienne, Aristotc, dont Harrington con-
naissait parfaitement les écrits, disait déjà que la fortune
prépondérante d'un seul ou de plusieurs individus doit figu-
rer au nombre des causes qui donnent lieu à la monarchie
ou à l'oligarchie (1). A cette proposition nette et formelle,
Tauteur de la république d'Océana s'est contenté d'ajouter
que l'événement, prévu par le philosophe de Stagyre, se réa-
lise inévitablement, lorsque les trois quarts des biens se
trouvent d'un côté et un seul quart de l'autre. Mais n'est-ce
pas là une distinction purement arbitraire ? N'y a-t-il pas, à
côté de la propriété foncière, mille autres causes d'influence
et d'action qui, dans les États populeux, déterminent les
révolutions et modifient profondément les bases de la vie
politique? Harrington a pu s'assurer lui-même de l'inanité de
cette doctrine. En 1656, il affirmait que les modifications
qui, depuis Henri VIT, s'étaient introduites dans le régime
de la propriété, avaient rendu le rétablissement de la monar-
chie anglaise à jamais impossible. Cinq ans après, Charles II
était sur le trône et Harrington à la tour de Londres ! Ainsi
que le disait encore Aristote, les révolutions naissent tout
aussi bien de l'inégalité des honneurs que de l'inégalité des
richesses (S).
(1) Politiqiie, liv. VIII, c. II, Harrington a repi'oduit le passage en
Texagérant. fOceana, Prdiminarys, p. 41.)
(2) Politique, liv. Il, c. IV.
Hutne n'est pas moins coupable d'exagération quand il
affirtne que TOcéana renferme le seul plan de république
vraiment digne d'attention qui ait jamaiaété publié. Ce serait
une étrange république que celle où, grâce h l'admission
rigoureuse du principe de la r(4atwn^ on ne rencontrerait
jamais, à aucun degré de la hiérarcbie, un seul fonctionnaire
expérimenté. Ce serait un étrange Ëtat social que celui où",
ebaque emploi devenant vacant au bout d'un an on de trois
ans, les luttes électorales et les passions ardentes qu*elles
provoquent seraient inévitaUement en permanence, pour
toutes les fonctions religieuses, politiques, administratives,
militaires et judiciaires ! D'ailleurs, un système qui a besoin
de s'étayer sur une loi agraire est un système jugé d'avance.
L'histoire prouve et Hume avoue que, même dans les États
qui se composent d'une seule ville, les lois agi^aires ont tou-
jours été facilement éludées. Que serait*-ce donc dans les
grsinds et populeux États de l'Eurape moderne? Quel effet
durable et prépondérant pourraient-elles produire au sein
d'une société où les valeurs mobilières, si fociles à cacher,
tendent à égaler et même à dépassser l'importance des re-
venus territoriaux?
Hais, au moins, Montesquieu a-t-il raison d'attribuer à
Harrington l'honneur d'avoir entrevu le plus haut point de
liberté où la constitution d'un peuple puisse être portée?
Non; ici encore, il y a exagération manifeste. L'auteur de la
république d'Océana ne cache pas qu'il a voulu faire des
cavaliers une sorte d'aristoct^tie naturelky influente par ses
richesses et par ses lumières ; il attribue ce titre aux citoyens
possédant au moins cent livres sterling de rente, comme
considérable pour l'époque. Ces cavaliers sont seuls éligibles
au Sénat; ils composent seuls tous les conseils supérieurs
de la république ; en cas de péril, ils entrent seuls dans le
collège investi de la dictature, et, de plus, ils figurent pour
trois septièmes dans la composition de la chambre populaire.
Or quel est le rôle du sénat? Ici nous laisserons parler Hume,
l'un des plus grands admirateurs de Harrington. « L'Océana,
» dit-il, ne fournit pas de garanties suffisantes pour la
» liberté et pour la réforme des abus. Le sénat doit proposer
» et le peuple consentir, et, par ce moyen, le sénat a non-
» seulement une voix négative sur le peuple, mais, ce qui
» est d'une conséquence beaucoup plus grande, la voix du
» sénat précède le suffrage du peuple. Si, dans la constitu-
» tion anglaise, la voix négative du roi était de la même na-
» ture; s'il pouvait prévenir la proposition de quelque acte
» que ce soit au parlement, il serait un monarque absolu....
» Si le souverain était maître d'étouffer, dès sa naissance, un
» acte qui lui serait désagréable, le gouvernement anglais
» n'aurait plus de balance, et les abus n'y seraient jamais ré-
(c formés.... Dans la république d'Océana, on peut dire que
» toute la législature est entre les mains du sénat (1). »
N'est-il pas évident que, sous un tel régime, la liberté de
l'immense majorité de la nation se trouverait singulièrement
restreinte?
L'Océana est l'une des manifestations les plus curieuses
et les plus complètes de l'esprit novateur des temps mo-
dernes. Â ce point de vue, elle mérite d'attirer l'attention de
l'historien, du philosophe et de l'homme d'État. Mais cette
manifestation ne sort pas de la catégorie des écrits auxquels
la science politique attribue à juste titre la qualification
à^utopie. Aller plus loin, c'est méconnaître la valeur des
faits ; c'est oublier les nécessités inflexibles et permanentes
de la vie sociale.
(1) Hume, loc. cit, p. 333.
Yï
LA CROISADE PACIFIQUE
VIE
ET
TRAVAUX DE NICOLAS CLEYNAERTS
LA CROISADE PACIFIQUE
VIE
KT
TRAVAUX DE NICOLAS CLEYNAERTS
On sait avec quelle indomptable ardeur les générations
chrétiennes du douzième et du treizième siècle se précipi-
tèrent, à huit reprises, sur les contrées de l'Orient envahies
par les sectateurs de Tislamisme. Partout oii la parole du
moine prêchant la guerre sainte se faisait entendre, des mil-
liers de soldats, pleins de confiance et d'enthousiasme, ve-
naient se ranger sous la bannière vénérée de la croix. Les
traditions politiques des États, les rivalités séculaires des
peuples, les habitudes contractées dès l'enfance, les liens du
sang, les affections et les intérêts des familles, tous les mo-
biles qui guident ou séduisent les hommes étaient oubliés,
méconnus, foulés aux pieds avec un désintéressement dont
on ne trouve pas un second exemple dans les annales de
l'Europe. C'était en vain que la trahison, l'ineptie, la famine,
les maladies et le glaive faisaient disparaître des armées en-
tières dans les plaines et les défilés de l'Asie : bravant la
mort sous toutes ses formes, d'innombrables pèlerins armés
H
accouraient sur les chemins blanchis par les ossements de
leurs frères. Les femmes mêmes saisissaient le bouclier et
endossaient la cotte de mailles, pour aller combattre ei
mourir sur les champs d'outre-mer (1). Un mouvement iden-
tique entraînait toutes les populations européennes avec
une force irrésistible. Des Danois protégèrent les côtes de
la Syrie, et des Norwégiens assistèrent au siège de Sidon.
Anne Commène n'a point exagéré, quand elle s'écriait qu'une
impulsion toute-puissante semblait avoir arraché l'Europe de
sa base, pour la précipiter sur l'Asie.
Il y avait autre chose qu'une pensée religieuse au fond de
ces redoutables migrations. Il ne s'agissait pas seulement de
reconquérir le tombeau sacré du Rédempteur et de protéger
le trône qu'un prince belgç allait ériger dans la cité de David.
Au moment où les premiers croisés prenaient le chemin de
l'Orient, l'Europe était attaquée à ses deux extrémités, à
l'ouest dans la Péninsule ibérique, à Test dans les provinces
dépendant de l'empire de Byzance. Elle se trouvait pour
ainsi dire entre deux fleuves de sang et de barbarie, dont
l'un menaçait de franchir les Pyrénées et l'autre le Danube.
Les guerriers qui tombaient dans les vallées de l'Euphrate,
de rOronte et du Nil, mouraient en réalité pour la défense
de la civilisation et de l'indépendance de l'Occident. Grou-
pées sous une bannière commune, les nations chrétiennes
attaquaient les forces de l'islamisme h leur source. Qui sait
où l'étendard du prophète se serait arrêté, si les peuples
occidentaux, troublés par la discorde et épuisés par la
licence, avaient dû lutter sur leur propre sol, avant d'avoir
acquis la redoutable unité d'action et de but qu'ils trouvèrent
(1) Pour les exploits des femmes aux croisadeS) voyez le chapitre VII
du livre XXI de V Histoire des croisades de Michaud.
(iaus les croisades? Plus de deux siècles avant la conquête
(le Constantinople, le sultan du Caire, le redoutable Saladin,
écrivait à Frédéric Barberousse : « Ce n*est pas assez pour
» nous d'avoir conquis cette ten*e maritime oii nous sommes;
» nous passerons les mers, s*il plaît à Dieu ; et, protégés
» par la justice divine, nous subjuguerons vos royaumes
» d'Occident (1). » ,
Cependant le jour vint où l'Europe catholique, affaiblie de
nouveau par des guerres intestines, perdit cette indomptable
ardeur et n'adressa plus aux chrétiens d'Orient que des vœux
stériles ou des promesses fallacieuses. Depuis la fin du trei-
zième siècle, toute une série de papes, Nicolas IV, Célestin V,
Boniface VIIl, Benoît IX, Clément V, Jean XXII, prodiguèrent
vainement les exhortations et les prières pour réunir de
nouvelles armées chrétiennes. Les princes, qui prenaient
encore la croix, cherchaient et trouvaient mille prétextes
pour se dispenser d'entreprendre le périlleux voyage d'outre-
mer. La noblesse, toujours avide de combats et d'aventureâ,
courait prodiguer sa valeur sur des théâtres moins éloignés.
Le peuple lui-même ne prêtait plus qu'une attention distraite
aux discours des missionnaires qui lui retraçaient, sous de
sombres couleurs, les outrages prodigués au sépulcre du
divin fondateur du christianisme.
C'est avec bonheur qu'on découvre que cette heure de
découragement et de faiblesse avait été prévue dès longtemps
par un petit nombre d'hommes supérieurs à leur siècle.
(i) Michaud, Histoire des croisades, t. IX. p. 206, édit. belge de 4841.
n importe peu que la foule des croisés n'eût pas rintelligence des pro-
portions majestueuses de Tceuvre à laquelle eUe prétait le concours de
son bras. Ainsi que Ta très-bien dit M. Michaud, « ce que chaque gé-
oération connaît le moins, c'est Tesprit et le caractère des événements
auxquels elle a pris part. » (Jhid., t. X, p. 11).
Unissant à la piété du moine, au génie méditatir du savant,
cette intelligence supérieure des effets et des causes qui
caractérisent l'homme d*État, ils s'étaient préoccupés du jour
où la parole et la doctrine devraient prendre la place de la
lance et du glaive.
Dès le milieu du douzième siècle, un bénédictin, Pierre le
Vénérable, écrivit une réfutation du Coran, après l'avoir fait
traduire en latin par deux prêtres que l'amour de l'astrologie
avait attirés chez les Mores d'Espagne (1). Au commencement
du siècle suivant, Humbert de Romans, devenu supérieur
général des dominicains, engagea ses religieux à apprendre,
outre le grec et l'hébreu, la langue arabe et les autres idiomes
que parlaient les barbares armés contre la civilisation et con-
tre l'Église (S). Cent ans plus tard, Raymond Lulle invoqua
et obtint l'assistance de Philippe le Bel, de Clément V et du
concile général de Vienne, pour faire établir des chaires de
langues orientales dans les universités de Rome, de Bologne,
de Paris, d'Oxford et de Salamanque (3)* Une foule de sa-
vants, parmi lesquels brille le nom d'un Belge, Guillaume de
Meerbeke, suivirent ces exemples, et leurs efforts réunis
organisèrent enfin une croisade pacifique qui, elle aussi.
(1) Voyez Mabillon et Martène, Apin. wd. S. Benedvcti, ad an. 1141,
t. VI, p. 345. Les deux traités que Pierre le Vénérable avait écrits con-
tre les Sarrasins se trouvent dans WUnpUwima CoUectio de Martène et
Durand, t. IX, pp. 1120-1140.
(2) Thésaurus novus anecdotorum, par Mabillon et Martène, t. IV,
p. 1706. Quetif et Échard, ScHptores ordinis prœdieatorum, 1. 1, pp. 141-
149. Histoire littéraire de la France, t. XVI, Discours préliminaire,
p. 139.
(3) Le Thesaurtts novus déjà cité renferme trois lettres que Raymond
écrivit dans ce dessein, la première au roi, la seconde à un personnage
influent dont le nom est inconnu, la troisième k Tuniversité de Paris
(t. I, pp. 1316 et suiv.). Pour l'érection des chaires destinées à l'ensei-
gnement des langues orientales, Voyez Cap. Jnter soU., V,i.
- 165 -
sans atteindre complètement son but, ne resta pas sans profit
et sans gloire pour les nations européennes. Nous lui devons
deux résultats immenses, l'un scientifique et littéraire, Tautre
religieux et politique. Elle a puissamment contribué à faire
renaître Tétude des langues et des institutions de l'Orient;
elle a conservé les croyances de ces populations vjgoureuses
qui nous tendent aujourd'hui les bras, depuis les plateaux
du Liban jusqu'aux rives du Tigre, et qui, bientôt peut-être,
seront le canal par lequel l'Europe répandra les merveilles
de sa civilisation aux lieux qu'un despotisme douze fois sé-
culaire a couverts de sang et de ruines (1).
C'est dans cette croisade pacifique, qui attend encore son
historien, que doit figurer, à l'une des places les plus émi-
nentes, le nom d'un compatriote, d'un Brabançon, Nicolas
Cleynaerts. Nous ne nous proposons pas d'envisager aujour-
d'hui sous toutes leurs faces la vie et les travaux de cet
homme d'élite. Nous garderons le silence sur ses études
purement littéraires, quoiqu'elles aient eu pour résultat de
le placer au premier rang des philologues de son siècle (i).
(i) Le savant orientaliste, Guillaume de Meerbeke, dont nous venons
de citer le nom, devint archevêque de Coriuthe et mourut dans cette
viUe au commencement du quatorzième siècle. (Voyez Echard et Que-
i\UScriplore« ordinis prœdicatomm, t. 1, p. ÎÎ88.) Daunou a publié la
vie du célèbre Flamand, dans Y Histoire littéraire de la Francey t. XXI,
pp. i43-i.M. Paquot, dans ses Mémoires {i. lll, p. 23, édit. in-folio), est
loin de se conformer aux témoignages des contemporains, lorsqu'il
dit que GuiUaume de Meerbekc <( savoit probablement Tarabe. » Quant
à Valére André, il a confondu Guillaume de Meerbeke avec Thomas de
Canlimpré (Bibl. belg., p. 33(), édit. de 1643;.
(2) M. Félix Nève s'est acquitté de cette tâche, dans une Notice $ur
renseignement, les œuvres et les voyages de Nicolas Cleynaerts, publiée
dans Y.inmiaire de Vuniversité catholique de Louvain pour 1844.
Depuis que ces lignes ont été écrites (1862), M. Néve a publié, au
t. IV de la Biographie nationalCt une notice sur Cleynaerts, qu'il ter-
- 166 -
Nous prendrons le même parti à l*égard des services qu'il
a rendus à Thistoire et à la science, par son intrépide voyage
sur la côte septentrionale de l'Afrique (1). Nous ne dirons
rien de son rare talent épistolaire, que le marquis du Roure
a fait ressortir avec autant d'esprit que de verve, dans un
livre trop peu connu (2). Notre tâche se bornera au récit
sommaire des efforts auxquels il s'est livré et des sacrifices
qu'il s'est imposés, pour arriver à la régénération de l'Orient
par des moyens plus nobles et plus sûrs que l'effusion du
sang des infidèles.
Né à Diest le 8 décembre 1495, Cleynaerts termina ses
études et embrassa l'état ecclésiastique, au moment oii la
double impulsion de la renaissance et de la réforme produisit
cette incroyable activité des esprits qui distingue le seizième
siècle. Après avoir fréquenté, avec un rare succès, les cours
du collège des Trois-Langues (Collegium Trilingue)^ que *Jé-
rôme Busleiden venait de fonder à Louvain, il obtint de l'au-
torité académique, en 1820, la permission d'enseigner, soit
en public, soit en particulier, les langues latine, hébraïque et
grecque. Installé au collège d'Houterlé, il y composa sue-
mine par la promesse de composer un jour une nionograpiiie détaillée
sur les études et les leçons, les méthodes et les écrits, les vues et les
voyages du spirituel philologue de Diest.
(1) Sous le titre de Relation d'un voyageur chrétien sur la ville de Fez
et ses écoles dans la première moitié du seizième siècle, M. Félix Nève a
publié, dans le Messager des sciefices histonques de Belgi^jue de 1845
(pp. 352 et suiv.) , tout ce que les lettres de Cleynaerts renferment de
plus intéressant sur Tétat politique et littéraire du Maroc, à la date de
son voyage. M. le baron de Saint-Génois a consacré un chapitre à
Cleynaerts, dans son intéressant ouvrage Les voyageurs belges du
treizième au dix^sejHième siècle, t. L pp. 210 et suiv. (Bruxelles, Jamar,
1846).
(2) AnalectabiHion, ou extraits critiques de divers livres rures, oubliés
ou peu cofwus, t. 1 (Paris, Techener, 1836-1837. 2 vol. in-8»'V
— 167 -
cessivemeut ses Tabulae in grammaticam hebraeam et ses
Institutiones linguae graecae, qu'on a tant de fois réimprimées
et qui, pendant plus d'un siècle, ne cessèrent pas d'être en
usage dans les écoles de la France et des Bays-Bas. Il culti-
vait en même temps les sciences théologiques, sous la direc-
tion de l'illustre Latomus, qui sera plus tard le confident de
ses joies et de ses douleurs, quand la passion du savoir et
Fardeur du prosélytisme l'entraîneront sur les plages loin-
taines de l'Afrique (1).
Ce fut l'étude approfondie de l'bébreu qui conduisit le
jeune professeur à la culture de la langue arabe.
Ayant remarqué que plusieurs rabbins, entre autres le cé-
lèbre Aben-Ezra, l'auteur de VJesod Mora ou Base de rensei-
gnement, invoquaient sans cesse des locutions arabes pour
se tirer d'embarras dans les passages difficiles, il conçut de
bonne heure le projet de s'approprier ce riche et antique
idiome. Mais comment réaliser ce dessein? Les maîtres, les
livres, les manuscrits, tout faisait défaut, et, pendant plu-
sieurs années, Cleynaerts s'épuisa en vains efforts pour se
procurer au moins quelques pages de cette « langue d'Is-
(1) La première êditiuu de ses Tabulœ m linguam kebt'œtvti fut im-
primée à Louvaiii, en 1529, par Martin d'Alost. D'autres éditiODH
parurent à Paris en 1552 et en 15(>i ; à Ck)logae , en 1561 et en 1567. —
1.68 Instituliones linguœ gi^crca; virent le jour en 1530 et furent plusieurs
fois réimprimées. On remarque surtout les éditions que R. Etienne en
a données à Paris, en 15i0, en 1551 et en 1578; celle de Paul Manuce,
imprimée à Venise, en 1570; celles des Elsevir d'Amsterdam, de 1650,
1660 et 1672, corrigées et complétées par Gérard Vossius. — En 1531 ,
Cleynaerts publia en outre un livre intitulé Meditationes grœcanicœ in
artem grammaticam, qui a été aussi réimprimé plusieurs fois, soit
séparément, soit à la suite de la grammaire grecque.
Pour le mérite de ces ouvrages et la méthode que leur auteur suivit
dans son enseignement, on trouve d'intéressantes recherches dans la
notice déjà citée de M. Félix Néve.
— 168 -
maël, » qui fournissait tant de ressources aux commentateurs
du Talmud. Un instant il se crut à la veille de voir réaliser
ses vœux, lorsque le riche imprimeur Daniel Bomberg, par-
tant pour Venise, prit l'engagement de lui envoyer un exem-
plaire des œuvres d'Avicenne. Mais Bomberg oublia son ami
au milieu des splendeui*s de la reine de l'Adriatique, et l'ar-
deur du linguiste flamand, toujours privée d'aliment, ne fai-
sait que s'accroître en face des obstacles. La pensée qu'un
petit nombre de rabbins possédaient le monopole de l'arabe,
en deçà du Bosphore, lui devenait chaque jour plus insup-
portable. Il nous a lui-même révélé ses regrets et ses an-
goisses; il nous dit naïvement qu'il avait la passion, la soif
de l'arabe, au point de préférer cette langue au plus « riche
des canonicats, » quand tout à coup un de ses élèves, « qui
connaissait sa maladie, » lui remit, en sautant de joie, le
Psalterium nebietise, renfermant les psaumes en latin, en
grec, en hébreu, en chaldéen et en arabe (1).
Le voilà done enfin devant un livre arabe ! Ce qu'il avait
si vainement cherché, ce qu'il avait si ardemment désiré pen-
dant plusieurs années, un heureux hasard le plaçait sous ses
yeux. Son âme d'érudit en fut inondée de joie. Beatus eram,
s'écrie-t-il, etpraeter arabismum frigebant omnia!
Mais toutes les difficultés ne sont pas vaincues : loin de lit,
elles se présentent et s'accumulent avec une intensité qui
aurait infailliblement découragé une intelligence vulgaire.
Gleynaerts ne possède ni grammaire ni lexique : les carac-
tères mêmes lui sont inconnus. Comment parviendra-t-il à
(1) Le Psalterium nebietise était Tœuvre d'Alphonse Giustiniani,
êvêque de Nebbio en Corse. Son livre, dédié à Léon X, avait le titre
suivant : Psaltenum hebraïciim, grœcum, anibicHm, chcddaîcmn, cum
tribus Uuinis interprétât ionibus et gtossis. 11 fui imprimé à Gênes,
en 1516.
- 169 -
lire l'arabe! Et quand il saura lire les mots, comment réus-
sira-t-il à détenniner leur signification? Comment saisira-t-il
le rapport des signes avec la pensée qu'ils représentent? Là
oii d'autres auraient commencé par s'avouer vaincus, le sa-
vant et infatigable Brabançon, procédant avec cette persévé-
rante vigueur qui distingue les vocations réelles, se mit im-
médiatement à l'œuvre. C'est avec autant d'étonnement que
d'admiration, que nous le voyons appliquer, trait pour trait,
à l'étude de l'arabe, les procédés à l'aide desquels, trois siè-
cles plus tard, Champollion réussira h trouver la clef de la
langue mystérieuse de l'Egypte.
Il commença par se faire un alphabet, au moyen de la
comparaison des noms propres d'hommes et de lieux qui,
dans toutes les langues sémitiques, ont des consonnances et
par conséquent des lettres communes. A force de patience,
d'adresse et de tentatives sans cesse renouvelées, il finit par
découvrir la place qu'un certain nombre de ces noms occu-
paient dans le texte arabe, placé en regard des textes hé-
braïque et chaldéen. Lot et Ismaël lui fournirent les lettres
L et T; Salmana, les lettres S et M ; Moab et Gébal, la lettre
B; Oreb, Assur, Sisara, la lettre R, etc. Il fit si bien que
quelques mois d'un travail opiniâtre lui suffirent pour se
procurer un alphabet complet. Aussi faut-il voir l'enthou-
siasme qui règne dans sa curieuse Épttre aux chrétiens, où
il rend compte du résultat de ces laborieuses et patientes
recherches. Il compare le bonheur que lui faisait éprouver
la découverte d'une lettre à celui du mineur qui trouve un
nouveau filon dans les mines d'or de l'Arabie heureuse.
Un grand pas était fait : Cleynaerts savait lire l'arabe.
Ce premier succès eut pour conséquence naturelle de sti-
muler son ardeur et de doubler son zèle. Sans prendre un
seul jour de repos, il se remit à l'étude pour découvrir le
— 170 —
sens des mots et la structure des phrases. Suivant toujours
la même méthode de comparaison entre les divers textes, il
se fit un glossaire, en se servant surtout des psaumes où
certains termes se représentent à diverses reprises. Il s'at-
tacha ensuite à saisir les inflexions indiquant les cas et les
nombres des noms; il découvrit successivement les pronoms,
à l'aide d'une ingénieuse et pénible analyse; il procéda de la
même manière pour se procurer la connaissance des temps
des verbes, et enfin, après un an d'incroyables eff'orts, il
savait lire assez couramment le psautier arabe. Un fragment
de la Bible avait suffi pour lui fournir l'intelligence d'une
langue étrangère. Alphabet, glossaire, grammaire, syntaxe,
il devait tout à lui-même (1) !
C'est ici le lieu de dire que , chez Cleynaerts , une
pensée de prosélytisme présidait, autant que l'amour de la
science, au dévouement qu'il manifestait dans son enseigne-
ment et dans ses éludes, ce II faut, disait-il, qu'on encourage
» l'étude de la littérature hébraïque, non-seulement pour
» que l'on comprenne mieux les textes de l'Ancien Testa-
» ment, mais aussi afin que, parmi les chrétiens, on trouve
(I) Nous eDiprunloiis ces détails et la plupart de ceux qui suivent
aux lettres que Cleynaerts écrivit à ses amis pendant ses longues et
lointaines pérégrinations, et dans lesquelles il se plaît à rappeler sou-
vent les incidents qui marquèrent son séjour à Louvain. [Nie. Cleiiafxti
epistolanim UM duo. Antv., Plant., 1560, 2 vol. in- 12). Ces lettres, de
môme que tous les écrits de Cleynaerts , furent plusieiu's fois réim-
primées. L'édition la plus complète est celle que nous venons de citer.
On y trouve un deuxième livre composé de lettres que le célèbre bota-
niste Lecluse, de Bruges, avait rapportées d'Espagne, et dont il raconte
la découverte dans une dédicace à Thomas Hedigerus.
Toutes les éditions des lettres de Cleynaerts sont énumérées par le
baron de ReifTenberg, dans son Quaifièine mémoire sur les deux prc-
tnim'8 siècles de V Université de Lovvait*. (Souv. Métn. de IWcadcfuie roy.
de Belgique, T. Vll. p. 24).
- 171 -
s> au moins un certain nombre d'hommes connaissant assez
» bien Fhébreu, pour combattre, par la parole et par' la
» plume, les superstitions du Talmud et les leçons de la
» synagogue. » Mais ce prosélytisme généreux n*âvait rien
de rintolérance brutale et sanguinaire qui régnait alors dans
quelques parties de l'Europe. Le jeune professeur blâmait et
raillait les inquisiteurs espagnols, qui forçaient les Juifs à se
faire chrétiens, et qui ensuite les brûlaient parce qu'ils n'ai-
maient pas lé christianisme. Il leur disait : « Éclairez l'in-
» lelligence de vos adversaires. Ne brûlez ni les Juifs ni
» leurs livres. Rendez les Juifs chrétiens h l'aide de l'ensei-
» gnement, et, si leurs livres sont dangereux, ils sauront
» bien les brûler eux-mêmes. Les apôtres ne faisaient vio-
» lence à personne (1). »
Cette même pensée de prosélytisme généreux et pur surgit
dans l'âme de Cleynaerts, avec une force nouvelle, au moment
où il eut acquis une connaissance superficielle de l'arabe.
Effrayé, de même que tous ses contemporains, des progrès
incessants de l'islamisme, il se demanda, comme Raymond
Lulle et Guillaume de Meerbeke, s'il n'était pas possible de
vaincre les Sarrasins avec des armes plus nobles et plus
efficaces que le glaive. Ses hésitations ne furent pas longues.
Avec cette promptitude d'exécution qui fut un des traits dis-
linctifs de son caractère, il prit immédiatement son parti.
Apprendre l'arabe, de manière à le parler et à l'écrire avec
autant de facilité que sa langue maternelle; étudier à fond
les dogmes, les usages, les mœurs et les superstitions de
l'Orient; profiter de ces études pour joindre aux cours de
(1) Pour les sentiments de Cleynaerts à Fégard des Juifs, voyez s»
lettre à l'évéque du cap VpiI. datée du 4 décembre 1540. (Lib. II.
pp. 105 et sqq.).
- i7i —
théologie de runiversité de Louvain renseignement de la
langue et des institutions des sectateurs du prophète ; faire
de VAlma Mater une pépinière de missionnaires assez cou-
rageux pour descendre sur la côte africaine, assez savants
pour s'entretenir, dans la langue même du Coran, avec les
prêtres et les sages de l'islamisme ; répandre, sur tous les
rivages de la Méditerranée, des réfutations mises à la portée
des peuples musulmans ; faire de la Belgique le centre de
cette propagande de religion, de paix et de science : tel était
le vaste plan qu'il osa concevoir et auquel il voua sa vie tout
entière. « Il existe, disait-il, plus d'une réfutation du Coran
» en langue latine. Que font aux Mores, aux Persans, aux
» Arabes, ces livres dont ils ne comprennent pas une syl-
» labe? Qu'on se serve du latin contre les hérétiques, parce
» qu'ils le comprennent ; mais, si l'on veut être utile aux
» mahométans, il faut apprendre à parler et à écrire comme
» eux. Que penseraient les théologiens du soldat qui se ser-
» virait d'un glaive fait de telle manière que ses coups iie
» puissent jamais atteindre l'ennemi (1)? »
Sa manière de vivre, jusque-là si paisible et si monotone,
subit aussitôt un changement complet. Disant adieu à ses
amis, réalisant ses faibles ressources, faisant deux ballots
(I) Lettres à Latomus, du 12 juillet I5ii9, du 7 avril 1540 et du
9 avril 1541 ; lettres à Streyter, abbé de Tongerloo, du H avril 1541 ;
lettre à l'empereur Charles V, du 17 jauvier 1542. (Ephl., lib. I, pp. 313,
34, 35, 42, 43, 44, 51, 62, 63; lib. II, pp. 215 et seq.). — Cleynaerls
n'était pas arrivé immédiatement à l'idée de cette croisade pacifique.
Au début, îl n'avait d'autre dessein que de résoudre, à l'aide de l'arabe,
les difficultés qu'il rencontrait dans le texte hébraïque de la Bible
{PrhiC'pio cum discendi laborcn instituissem , mhil alhid proposittim
habebam , quam ni affinitate linauœ pen'Uius inteUigei'em hebraîca ,
vrr saiyensiftioncm mahotncticam somifiobam. (EPIST., lib. I. pp. 28
et 35V
- in -
des exemplaires non veiidus de ses grammaires hébraïque er
grecque, il se mit en route pour Paris, afin de se procurer
sur un plus vaste théâtre les ressources qui lui manquaient à
LoQvain.
Au seizième siècle, le voyage de Paris, surtout pour les
laborieux et modestes savants flamands, n'était pas ce qu'il
est aujourd'hui : c'était une longue et fatigante excursion qui
faisait époque dans la vie d'un homme et dans les souvenirs
de sa famille. Malgré la fermeté de son caractère et la vigueur
de son courage, Gleynaerts fut ému au moment où les tours
de sa chère cité universitaire disparurent à l'horizon, ce J*avais,
» dit-il, des habitudes et des goûts tellement sédentaires
» que, quand je passais une seule nuit hors de mon collège,
» il me semblait que le ciel allait tomber sur ma tête.... Je
» me mis en route pour Paris, comme si je m'étais acheminé
» vers les Indes (1). »
Il y arriva néanmoins sans encombre en 1S30, et ses pre-
mières démarches dans la grande ville se firent sous d'heu-
reux auspices. Peu de temps après son arrivée, il écrivit au
professeur Hoverius : « Tout me réussit ici au delà de mes
» vœux. Le ciel et les mœurs des hommes me plaisent beau-
» coup.... J'y suis nourri à raison de cinquante couronnes
» (290 fr.) par an, et j'ai pris un élève qui m'en donne
» trente.... Je ne mourrai donc pas de faim cet hiver.... J'ai
» vendu cinq cents exemplaires de ma grammaire grecque
» et trois cents de ma grammaire hébraïque.... J'ai fait la
» connaissance d'une foule de savants, et leur commerce me
» sera très-avantageux (2). » Il y rencontra notamment un
(1) Lettre aux chrétiens (Epist., lib. II, p. 228).
i2) Epist., Ub. I, p. 56. La lettre n'est pas datée. — L'élève payant
trente couronnes à Clevnaerts était un neveu de I-atomus.
— I7i —
moine portugais, Roch d'Alnieida, qui ne cessait de vanter
en termes pompeux le mérite et la gloire de Tuniversité de
Salamanque. « Tous les savants, disait-il, y vivent dans
» Tabondance, et toutes les branches des connaissances
» humaines y sont tenues en honneur insigne. Il y a un pro-
» fesseur de grec, un professeur d*hébreu, un professeur de
» chaldéen et même un professeur d'arabe. » Un professeur
d'arabe! Ces derniers mots pénétrèrent jusqu'au fond du
cœur de Gleynaerts (postremum verbum altius in pectus meum
descendit) et lui inspirèrent te désir ardent de franchir les
Pyrénées, aussitôt qu'il aurait amassé assez de couronnes
pour séjourner, pendant quelques mois, dans la vieille cité
universitaire du royaume de Léon. Ce projet lui souriait
d'autant plus qu'il n'avait pas trouvé à Paris les manuscrits
et les livres qu'il y était venu chercher (1).
Rappelé en Belgique au printemps de 1531, par un procès
dans lequel il était depuis longtemps impliqué, — procès qui
dura dix ans et qu'il compare finement aux interminables
combats des compagnons de Ménélas acharnés à la conquête
de la belle Hélène, — Gleynaerts consentit à reprendre son
cours de grec au collège d'Houterié. Il était loin cependant
d'avoir renoncé au dessein qu'il avait conçu à Paris. Les pa-
roles pompeuses de Roch d'Âlmeida retentissaient sans cesse
à ses oreilles. Les splendeurs littéraires de Salamanque, et
surtout le professeur d'arabe, troublaient son repos et sur-
excitaient son imagination. Le jour, la nuit, dans sa chaire,
au milieu de ses livres, il ne songeait qu'aux moyens d'effec-
tuer un voyage en Espagne (2).
(1) Nt*c alitid deincepH sonntmlMfn, quam profite tiniMnn hiapaniensem .
(J.ettre aux chrétiens. Epist., lib. Il, p. 229).
(2) Le procès qui rappela Gleynaerts en Brabant concernait la cure
du béguinage de Diest, à laquelle il avait été destiné par ses parents et
- 475 -
Cette fois encore, une circonstance fortuite et complète-
ment inespérée vint à son aide.
En 1531, Fernand Colomb, fils de l'illustre navigateur à
qui nous devons la découverte d'un nouveau monde, arriva
à Louvain en compagnie d'un poète latin très-distingué, le
Portugais Resendius, qui avait connu Cleynaerts pendant son
séjour à Paris. Don Fernand, l'un des bibliophiles les plus
passionnés du seizième siècle, avait parcouru l'Europe en-
tière pour acheter des livres rares destinés à sa riche bi-
bliothèque de Séville. Cherchant un homme capable qui,
« moyennant un salaire honnête, » consentît à l'aider dans
le choix de ses livres et dans le développement de ses études,
il offrit à Cleynaerts de l'attacher à sa personne et de l'em-
mener en Espagne. Il n'est pas nécessaire de dire que notre
savant linguiste accepta cette offre avec bonheur. Rassem-
blant de nouveau son modeste bagage, il prit, quelques jours
plus tard, avec son patron et son ami, le chemin des Pyré-
nées et de Salamanque. « Mes concitoyens, dit-il, étaient
» tout ébahis de ce que, jouissant des mêmes avantages pé-*
» cuniaires à Louvain, j'entreprisse ce lointain voyage. Ils
» ne connaissaient pas les aiguillons qui me pressaient les
» flancs. Je voulais échapper aux hommes de loi et j'avais
» soif d'arabe (1). »
appelé par les vœux unanimes des béguines elles-mêmes. Malheureu-
sement un concurrent s'était présenté pour lui disputer la possession
de ce bénifiœ. et de là surgit une longue procédure devant la juridic-
lion ecclésiastique. Cleynaerts finit par quitter définitivement le pays,
PII abandonnant les béguines à son adversaire (traditis begxiinis ad-
versario); mais il ne pardonna jamais aux hommes de loi les tracasseries
et les ennuis qu'ils lui avaient suscités. Il est peu de ses lettres qui ne
renferment quelque trait caustique à l'adresse des fabricants de procès,
des sangsues du pauvre peuple, etc. (Voy. Epist., lib. II, pp. 230 et
seq.).
(1) Lettre aux chrétiens f Epist., Ub.II, p. 223.)— Le marquis du Roure
Nous garderons le silence sur les incidents de ce long
voyage, fait à dos de mule, k petites journées, et pendant
lequel rinexpérience de Cleynaerts dans l'art de Téquitation
amena plus d'une aventure comique. Nous transporterons
immédiatement les trois voyageurs dans l'antique auberge
de la Croix à Salamanque, où ils arrivèrent h la fin d'avril
1532.
Avec cette impatience féconde qui constitue le feu sacré
de la science, Cleynaerts, sans même changer de vêtements,
se mit à parcourir les rues et arriva sur une vaste place où
quelques centaines d'étudiants se promenaient en attendant
l'ouverture des cours. Il remarqua avec bonheur que son
humble costume brabançon ne provoquait ni sourire ni rail-
lerie ; aussi, abordant immédiatement l'un des promeneurs,
il le mit au courant de ses projets et lui demanda le nom du
professeur de langue arabe.
Hélas! le capucin Roch d'Almeida s'était laissé entraîner
par les élans de son imagination méridionale. Le professeur
d'arabe, de même que le professeur de chaldéen, était un
mythe ! A Salamanque comme ailleurs, les sages prescrip-
tions du concile général de Vienne avaient été perdues de
vue.
On divine sans peine quelle devait être la stupéfaction du
voyageur flamand, à la réception de cette étourdissante nou-
ne dit pas assez en donnant à Fernand Colomb le titre de « parent de
rinimortel Christophe. » Fernand était le fils de Christophe et de
Béatrix Enriquez, issue d'une famille noble de l'Andalousie. Il avait
reçu en naissant le nom tout espagnol de Fernando Colon. H est auteur
d'une biographie de son illustre père et de plusieurs autres ouvrages.
(Voy. la notice que M. Ferdinand Denis lui a consacrée dans la Jiio-
gmphie ghwrale, publiée par MM. Didot frères). — Foppens, parlant de
Fernand Colomb, dans la ïiiographie de Jean Va«<'<% l'appelle f.7«n>/o-
phori macftii no%*i orb'ifi inrp^ntorw filins. (Hibl. helg,^ t. H, p. 7i3).
- 477 -
velle. Cependant tout espoir de se perfectionner dans la con-
naissance de la « langue dlsmaël » n'était pas perdu pour
Cleynaerts. Son jeune interlocuteur lui apprit que le profes-
seur de langue grecque, Fernand Nunez, avait jadis cultivé
Tarabe ; il ajouta que cet homme, aussi savant que bon, Tac-
cueillegpait avec une grande bienveillance.
Cleynaerts courutaussitôt chez Nunez, et celui-ci le reçut
à bra^^vert^ ; mais, loin de l'encourager à persévérer dans
ses projets, il tâcha de le dégoûter de la langue des Sarrasins.
« Que vous importe, dit-il, cet idiome barbare? C'est déjà
9 beaucoup de bien connaître le grec et le latin. Dans ma
» jeunesse, j'ai été travaillé par la même folie; je voulais
» aussi joindre l'arabe à l'hébreu. À présent, je me contente
» du grec seul. Faites de même. » Toutefois, comme il
s'aperçut que notre compatriote n'était pas d'humeur à se
conformer à ces conseils, il finit par lui donner un exem-
plaire des quatre évangiles imprimé en magnifiques carac-
tères arabes. Il eut même la bonté de lui expliquer l'usage
des points-voyelles, dont l'absence dans le Psaltaium nehiense
avait beaucoup tourmenté Cleynaerts, en l'empêchant de sai-
sir la prononciation exacte des syllabes (1). Ce n'est pas tout :
quelques jours après, le linguiste belge eut le bonheur de se
procurer la grammaire de Mohammed-ben-Daoud, puis celle
d'Albucasim, ensuite le texte d'Âvicenne et enfin la traduc-
tion arabe du livre de Galien sur les aphorismes. Alors, livré
tout entier à ses études favorites, pouvant arabiquer (arabi-
cari) à son aise, il bénit mille fois le ciel de l'avoir conduit
en Espagne. Malgré l'absence du professeur qu'il était venu
(t) On sait que les Arabes, de même que les Juifs, n'écrivent que les
consonnes dans le corps de la ligne, et indiquent les voyelles à l'aido
de si$;nes particuliers nommés point s- voyelles.
12
chercher à plus de trois cents lieues de sa patrie, il- finit par
partager l'enthousiasme de Roch d'Almeida. Il ne voyait plus
rien au delà de Salamanque.
Cette ville était, à cette époque, dans toute la splendeur
de sa gloire littéraire. Rivale glorieuse de Louvain, elle avait
reçu des Espagnols le titre pompeux de Mère des vertus, des
lettres et des arts. Quatre-vingts professeurs richement rétri-
bués, et dont la plupart furent bientôt les amis de Gley-
naerts, y enseignaient toutes les sciences religieuses et pro-
fanes en honneur au seizième siècle. Des bâtiments somp-
tueux, des églises magnifiques, des monastères peuplés de
moines savants, une ville que le bruit et le tracas du com-
merce n'avaient pas envahie, cinq mille étudiants portant
un vêtement uniforme et gardant en toute occasion la gravité
du caractère espagnol : tel était le spectacle que Cleynaerts
avait sous les yeux. Cet immense atelier intellectuel lui sem-
blait si beau, si majestueux, que, perdant momentanément
de vue son projet de conversion des musulmans, il se mit à
chercher le moyen de s'affilier à cette vaste et splendide
corporation universitaire (1).
De même qu'à Paris, tout lui réussit à souhait. Le 3 no-
vembre, il vit arriver à l'auberge de la Croix deux docteurs
en théologie, professeurs à l'université, qui venaient, au nom
du sénat académique, lui ofiFrir un traitement annuel de cent
ducats, à condition de faire chaque semaine deux leçons,
soit de grec, soit de latin, avec liberté absolue dans le choix
des auteurs et de la méthode. Cleynaerts accepta cette offre,
qui n'était qu'un moyen imaginé pour le retenir à Salaman-
(1) On trouve des détails très-intéressants sur Tuniversité de Sala-
manque dans un ouvrage hollandais, publié à Leyde en 1707 : Beschry-
vhig l'a?} Spanje en Porhigal, etc., pp. 59 et suiv.
- 479 -
que, et bientôt un nouvel emploi améliora considérablement
sa position financière. Ayant été informé de son mérite, le
cardinal Jean de Tolède, évéque de Gordoue, lui remit la
direction plutôt nominale que réelle des études de son neveu
Louis de Tolède, fils du duc d'Albe, vice-roi de Naples et
proche parent du terrible Alvarez qui fit couler tant de sang
dans nos provinces. Le même cardinal usa de son crédit
pour faire résilier les engagements que notre compatriote
avait contractés envers Fernand Colomb, qui l'avait amené
en Espagne. Voilà donc que, par un étrange enchaînement
de circonstances heureuses, un modeste prêtre de Diest,
parti de Louvain pour devenir bibliothécaire à Séville, de-
vient gouverneur d'un fils de vice-roi et enseigne le grec à
Salamanque! il s'acquitte même si bien de cette dernière
tiche que, suivant ses propres expressions, il attire au pied
de sa chaire un concours d'auditeurs comme on n'en avait
pas encore vu en Espagne. Aussi, au commencement de
1538, est-il nommé professeur en titre et définitivement
agrégé à l'un des corps savants les plus célèbres de l'Eu-
rope (1).
On a dit souvent que la fixité dans les goûts n'est pas pré-
cisément la qualité qui distingue les savants et les solitaires.
Cleynaerts nous fournit une nouvelle preuve de la vérité de
cet adage. Après avoir passé trois années à désirer une
chaire publique à Salamanque, il se dégoûte de sa position
aussitôt que ses vœux sont remplis. A la fin de sa douzième
leçon, il fait ses adieux à la jeunesse universitaire, donne sa
démission et se jette dans une nouvelle série d'aventures.
(1) Pour le séjour de Cleynaerts à Salamanque, il faut surtout con-
sulter ses lettres à Jean Vasée et son épltre aux chrétiens [Epist., lib. Il,
pp. Hi, 129. 130, 214, 235, 240 à 243;.
- 480 -
Il est vrai que cette fois il répondait à l'appel d'un roi.
Après avoir accompagné Colomb jusqu'à Séville, le poète
portugais Resendius, compagnon de voyage de Gleynaerts,
s'était retiré dans sa patrie. Un prince ami des lettres, Jean III,
digne successeur d'Emmanuel le Grand, l'attira à sa cour,
l'admit dans sa familiarité et le consulta sur le choix du pré-
cepteur qu'il voulait donner à son jeune frère, le célèbre car-
dinal Henri, archevêque de Braga, dont l'éducation s'ache-
vait en ce moment. Sans un seul instant d'hésitation, Resen-
dius désigna le professeur flamand de Salamanque. Son con-
seil fut agréé, et le poète, porteur d'une lettre du roi et d'une
autre du prince, se mit en route pour l'Espagne,
Surpris et ébloui de l'honneur qu'on lui faisait, Gleynaerts
éprouva quelques scrupules. « Gomment, disait-il, voulez-
» vous que je me fasse courtisan? Je ne parviendrai jamais
» à échanger mes manières rustiques contre celles des
» grands personnages qui vivent autour des trônes. J'ai près
» de quarante ans, et je suis né sous le ciel de la Gam-
» pine (1) ! » Il céda cependant avec une facilité qui étonne
au premier aspect, mais dont on trouve l'explication dans le
rapprochement de quelques-unes de ses lettres. Homme pai-
sible et voué tout entier à ses travaux littéraires, il commen-
çait à connaître les ennuis de la célébrité. « A Salamanque,
» écrit-il à Latomus, il faut en quelque sorte vivre en public
» et consacrer tout son temps à cette amitié vulgaire qui
» consiste à faire et à recevoir des visites. Ayant toujours
» été maladroit et ami de la solitude, je ne savais pas me
» faire à cette politesse raffinée. A mon âge, on ne change
» pas, surtout quand on est né sous le ciel épais de la Gam-
» pine. Un autre usage reçu en Espagne me fatiguait beau-
(1) Lettre aux chrétiens fEpist., lib. II, p. 243;.
- 181 -
» coup. Il ne suffit pas de faire son cours : le professeur y
» est une espèce d'oracle que tous peuvent consulter et qui
I» doit répondre sérieusement à toutes les questions que le
» caprice de ses interlocuteurs se plaît à lui adresser (1). »
Au lieu de ces fatigues et de ces distractions, Resendius lui
promettait le silence, le repos et la paix à la cour lettrée
d'Évora. Ajoutons que la passion de l'arabe, un instant as-
souple, s'était réveillée avec une force nouvelle, et que le
poète portugais faisait valoir, outre les connaissances spé-
ciales d'un médecin de la cour qui lisait couramment Avi-
cenne, le voisinage de l'Afrique et la facilité des rapports
entre le Portugal et le royaume de Fez. Disons enfm que les
appointements étaient magnifiques pour l'époque. Il avait
tQûi philippes par an à Salamanque, et on lui offrait cent dou-
bles ducats à Evora, outre le logement, la nourriture et la
promesse d'une rente viagère pour subsister honorablement
dans sa vieillesse. Les ofires étaient d'autant plus sédui-
santes qu*il ne devait s'engager que pour le terme de quatre
années (S).
Cleynaerts accepta et se mit en route pour Évora, où rési-
dait alors la cour de Portugal. Le roi et la reine, qui l'accueil-
lirent avec autant de distinction que de bienveillance, com-
mencèrent par lui accorder cinquante ducats de gratification.
Son royal élève, le cardinal Henri, se montra heureux d'être
confié à ses soins et ne tarda pas à lui témoigner une sincère
affection. On ne lui imposa d'autre obligation qu'une heure
(1) Lettre à Latomus, du 26 mars 1535. fEpist,, lib. I, p. 8.^
(2) Lettre & Latomus, du 26 mars 4535. (Epist., lib. I, p. 9.^ Lettre
aux chrétiens. (Epist., lib. Il, pp. 246, 247^ La présence à la cour d'Évora
d'un médecin connaissant Tarabe avait été pour beaucoup dans le
départ de Cleynaerts de Salamanque. (Non levé momentxim fuerai ad
accipiendam condilimiem lusitanicamj .
- 182 -
de leçon par jour. La position lui semblait tellement magni-
fique qu'il s'empressa d'écrire à Jean de Voorda : « J*ai plus
» d'appointements qu'un chanoine d'Anvers, et je n'ai pres-
» que rien à faire. Je passe une heure à donner une leçon
» au prince ou à causer agréablement avec lui ; et cela même
» n'arrive pas toujours. J'ai de nombreuses vacances ; je suis
» libre le dimanche et les jours de fête, et rarement la
» semaine se passe sans qu'une journée soit absorbée par un
» incident quelconque, surtout par la chasse. Quand mes
» maîtres se livrent à ce plaisir, je reste à la maison et je
» chante pour moi et pour les Muses; car, quoique devenu
» théologien de cour, je ne chasse pas même les bénéfices (1 ).»
Aussi profita-t-il de ses nombreux loisirs pour reprendre ses
études favorites avec un zèle extraordinaire. Quoique le mé-
decin dont Resendius lui avait parlé fût presque complète-
ment sourd et très-loin de briller par l'aménité du caractère,
il le vit très-souvent jusqu'à ce qu'il eût tiré profit des con-
naissances que ce triste et désagréable personnage avait
acquises dans les lettres arabes. Ne reculant devant aucun
labeur, il se remit à étudier la grammaire, et acquit bientôt
la connaissance parfaite des verbes. A l'aide du texte d'Avi-
cenne et de la version des aphorismes de Galien, il arrangea,
épura et compléta le dictionnaire qu'il avait composé à Lou-
vain et corrigé à Salamanque. Il finit même par établir entre
son médecin et lui un commerce épistolaire en langue arabe.
Enfin, après sept mois d'un travail opiniâtre, sa modestie
exemplaire ne l'empêcha pas de se croire en état d'introduire
à Louvain une nouvelle branche d'enseignement, à son retour
en Belgique (2).
(1) Lettre datée des calendes de mai 1534. (Epiai,, lib. 1, p, 93/.
(2) Lettre aux chrétiens. fEpist., lib. II, p. 247 et sqq./.
\
— 183 —
Les trois aimées (1535-1S37) que Gieynaeris passa à la
cour tfÉvora furent incontestablement les plus belles et les
plus calmes de sa vie. Entouré de personnages instruits,
logé avec Resendius, il dînait à la table d'un savant docteur
parisien, Jean Petit, que la munificence du roi avait attiré en
Portugal, où il était devenu évéque de Saint-Jacques du cap
Vert. Chaque jour était marqué par un exercice littéraire,
el les repas mêmes étaient mis à profit. On y lisait des frag-
ments de FAucien Testament en hébreu et du Nouveau Tes-
tament en grec, et on se livrait ensuite à d'utiles et paisibles
entretiens sur le sens des passages difficiles. Toutes les let-
tres de Gleynaerts qui sont datées d'Évora respirent le bon-
heur et la joie. Satisfait du présent, sans inquiétude pour
Tavenir, une seule chose lui manquait pour rendre sa félicité
complète : l'air de la patrie. Tout en se félicitant vivement
d'être venu en Portugal, il écrivait à ses amis : « Quoique je
» sois avide de repos et que je jouisse ici d'avantages que
» je n'ai jamais possédés, que je n'aurais pas même osé es-
» pérer parmi les miens, je ne sais pourquoi je rêve toujours
» de mon pays natal. Ulysse avait bien raison de ne pas
î) vouloir échanger son île d'Ithaque contre l'immortalité!...
» Qu'y a-t-il de plus doux que Louvaiu? (Qmrf dulaus Lova-
» nio?) (1) »
Il était dans ces sentiments lorsque, vers là fin de l'été de
1537, il se mit en route pour Braga avec son royal élève, qui
allait enfin prendre possession de ce riche diocèse. Ici en-
core sa vie fut douce, paisible et tout entière consacrée à
Vélude et au progrès des lettres. Une foule de grands per-
sonnages, fonctionnaires, magistrats, évêques, cardinaux
(i) l-etlre à Jean Vasée, non datée (Episl., lib. Il, p. 155) ; lettre à
lloyeriu», du 9 septembre 1538. (Episl. , lib. I, p. 60).
- 184 -
même, y accouraient sans cesse pour se procurer la protec-
tion du prince, et très-souvent ils surent tirer profit de la
complaisance et de l'inépuisable bonté de Gleynaerts. Le
crédit de celui-ci était si bien connu que le bruit de son élé-
vation à la dignité épiscopale et même au cardinalat se ré-
pandit un instant parmi ses anciens collègues de Louvain,
et qu'il vit arriver à Braga un pauvre prêtre de Diest venant
lui demander quelques bribes des innombrables bénéfices
dont on le disait surchargé (1). C'était mal connaître l'àme
candide et désintéressée, les goûts simples et modestes de
notre compatriote. Tandis qu'on le croyait lancé à la pour-
suite des honneurs de l'Église, il consacrait la meilleure
partie de son temps à Torganisation d'une école que son
élève venait de fonder pour l'enseignement des lettres la-
tines. Après avoir donné d'excellents conseils pour le choix
des professeurs et l'adoption des méthodes, il enseigna lui-
même pendant plusieurs mois; puis, en novembre 1538, il
se sépara définitivement du cardinal Henri. Ce dernier le
récompensa avec magnificence, lui remit une somme ample-
ment suffisante pour ses frais de voyage, et prit l'engagement
de lui faire servir sur le trésor royal de Portugal une pen-
sion viagère de trois cents ducats (2).
Dès cet instant, Cleynaerts songea sérieusement à retour-
«
(1) Lettre aux chrétiens, p. 253.
(2) Lettres à I^tomus, du 21 août 1537 et du 12 juillet 1539; à Hove-
rîus, du 27 février 1538 ; à l'évêque de Saint-Jacques du cap Vert, du
18 septembre 1541. (Epist., lib. I, 23, 24, 59, 199 et sqq.). Lettre aux
chrétiens, p. 248.
Avant son départ de Braga, Cleynaerts avait fait placer à la tête de
l'école fondée par le prince Henri, un de ses amis intimes, Jean Vasôe,
de Bruges, qui avait quitté la Belgique le même jour que lui, en com-
pagnie de Fernand Colomb. Vasée céda plus tard cet emploi à son fils,
et aUa enseigner les lettres latines à Salamanque, où il mourut en 1562.
(Foppens, Bibl. belg., t. II, p. 743).
- 185 -
ner en Brabant. Ce Tut en vain que l'université de Salaman-
que, désireuse de s'attacher un homme dont la réputation
remplissait la Péninsule, lui fit des offres brillantes. « S'il
» m'était possible, répondit-il, de vivre plus longtemps loin
» de ma patrie, je ne quitterais ni mon prince, ni la cour de
» Portugal (1). » Revoir la Belgique, vivre au milieu des
siens, introduire l'enseignement de l'arabe à Louvain, former
une phalange de missionnaires intrépides, organiser contre
le Coran la redoutable propagande de la science, tels étaient
les projets qui le préoccupaient sans cesse. Le 9 septembre
1538, il écrivit à Hoverius, directeur de l'école latine de
Malines : « Rien ne pourra me décider à prolonger mon
» exil. Jour et nuit je ne songe qu'à ma patrie. Déjà je me
» vois à Malines, je me vois à Louvain, je m'entretiens avec
«vous, je badine avec mon cher Latomus.... Mes che-
» veux commencent à grisonner et je veux être enseveli au
» milieu des miens (2). » Son cœur candide et pur battait
d'enthousiasme à la pensée du lustre qu'il allait ajouter à la
gloire de Y Aima Mater, de la « mère chérie des études », qui
avait guidé ses premiers pas dans la carrière des lettres.
« Je rêve, disait-il, un rêve royal {regium samnio somnium).
^ Les livres hébraïques que Bomberg imprime à Venise vont
» partout trouver les Juifs, en Egypte, en Afrique, aux Indes,
» dans tous les lieux de la terre. Il en sera de même des
» livres arabes que nous ferons imprimer à Louvain. Nous
» publierons le Coran avec des notes et des réfutations que
» me fourniront nos théologiens.... Nous ferons crouler la
(1) Si îiberet diutius aulicari et carerc patria, nullam aulam praefer-
rem Uisitanicae. (Lettre à Hoverius citée ci-après).
(^) Lettre à Hoverius, du 9 septembre 1538. (Epist., lib. I, pp. 59
et 60;.
- 186 —
» Saiina.,.. Nous lancerons le bélier de la science contre la
» forteresse de rislaraisme (1). »
C'était, en effet, un rêve royal digne du noble cœur et du
génie ardent de Gleynaerts ; mais, hélas ! ce n'était qu'un rêve.
Jusqu'ici notre illustre compatriote n'a connu que la paix,
le bonheur, le succès et la gloire. Désormais il rencontrera
les déceptions, la souffrance, la trahison, la misère. Il ne
)*everra jamais sa patrie ; et les dernières années de sa vie
ne seront qu'un long chapitre à ajouter à l'histoire des infor-
tunes imméritées des hommes de lettres.
Avant de reprendre le chemin du Brabant, Gleynaerts crut
devoir faire un voyage dans le midi de TEspagne. D'un côté,
il cherchait à se procurer une riche collection de manuscrits
et de livres arabes, en se faisant remettre ceux que le zèle
brutal de l'inquisition destinait aux flammes comme entachés
d'hérésie et d'impiété ; de l'autre, il voulait acheter un es-
clave ou s'attacher un musulman libre, qui pût, à l'aide d'une
conversation journalière, le familiariser avec les idiotismes
de la langue arabe, que jusque-là il n'avait étudiée que dans
les livres. A Séville, il découvrit un néophyte, vieux potier
(1) Ultre à Lalomus, du 12 juiUet 153'J. (KpUt., Ub. 1, pp. 33 et 34;.
— Cet amour ardent de la patrie se montre dans toutes les lettres de
Cleynaerls. Le 9 avril 1541, il écrivait de Fez à Latomus : « Plaise à
» Dieu que je puisse vous revoir au mois de septembre ! Voilà neuf
» ans que j'ai quitté Louvain, ma ville chérie.... Je croyais m'absenter
» seulement pour trois ans.... Où donc m'a entraîné l'amour des let-
» très? J'ai résolu de ne plus agréer désormais une proposition quel-
» conque qui puisse me retenir loin de ma patrie. » (Lib. I, pp. 42 et
33). Il adressait des reproches à Jean Vasée qui, disait-il, applaudissant
à la sentence d'Aristophane, semblait placer sa patrie là où il se trou-
vait bien :
ITarpU yip èo'î't Trâo*' ïv' «v Tipàrr/î tic ey.
(Lettre à Vasée, Epist,, Mb. II, pp. 155).
- 187 -
aux mains calleuses, qui passait pour un grammairien habile,
mais ce vieillard , soupçonnant quelque mystère du saint-
oflice, refusa brutalement de le suivre, en donnant pour pré-
texte qu*il n'aimait pas à s'occuper d'un enseignement où les
superstitions de sa jeunesse se présenteraient sans cesse
dans sa mémoire et sur ses lèvres ; il ne voulut pas même
que notre compatriote vînt se placer à côté de sa roue, au
milieu de l'atelier, pour lui soumettre un petit nombre de
difficultés grammaticales. Le linguiste flamand fut plus heu-
reux auprès d'un Tunisien lettré qui, moyennant vingt oboles
par jour, consentit à lui servir de précepteur et même à l'ac-
compagner en Belgique ; mais, malheureusement, au moment
où il allait acheter cet esclave, celui-ci reçut sa rançon et
s'empressa de retourner dans sa patrie. Le « Despautère afri-
cain» se contenta de dire à Cleynaerts qu'un prisonnier more,
qui passait pour très-savant, se trouvait à Àlméria, à trente
lieues au delà de Grenade. 11 n'en fallut pas plus pour lui
faire entreprendre un nouveau voyage. Malgré les rigueurs
d'un hiver exceptionnel, il franchit les montagnes couvertes
déneige, arriva dans l'ancienne capitale des Mores et se
rendit directement chez le vice-roi, marquis de Mondexar,
pour réclamer une protection qui lui fut accordée avec une
courtoisie extraordinaire. On découvrit sans peine le captif
d'Alméria ; mais son propriétaire réclama d'abord deux cents,
puis trois cents ducats. Déjà Cleynaerts se désespérait, lorsque
le vice-roi lui dit : « Apprenez le grec à mon fils et ù moi ; je
» ferai venir l'esclave à Grenade, et je le mettrai à votre
» disposition. » Il accepte, s'installe ù l'Alhambra, y est
bientôt suivi du prisonnier, et passe six mois à parler arabe
et à étudier à fond les dogmes et les traditions de l'isla-
misme.
Ce genre de vie était si agréable, si calme, si conforme
- «88 -
à ses goûts que, malgré Tinaltérable candeur de son carac-
tère, il eut recours à la ruse pour Taire durer son bonheur.
Arrivé à la fin de juin, il appela à son aide une fraude inno-
cente qu'il raconte lui-même en ces termes, dans une lettre
adressée à Latomus : a Je fis semblant de vouloir partir,
» quoique je n'en eusse nulle envie; car j'étais résolu à tout
» souffrir plutôt que de m'éloigner sans l'esclave précepteur,
» dont j'avais su apprécier les connaissances littéraires. Le
» marquis et son fils, voulant me retenir à Grenade, alléguè-
» rent que les chaleurs étaient trop fortes pour se mettre en
» route, et m'engagèrent vivement à rester encore deux
» mois.... Je leur dis : Achetez-moi ce More, et je resterai
» jusqu'au mois de janvier. Ils me répondirent : Nous vous
» le donnerons, quand même nous devrions le payer mille
» écus d'or. » Cleynaerts resta, mais ne tarda pas à s'aper-
cevoir qu'il avait affaire à des Castillans plus fins que lui. Il
n'obtint pas son Arabe et dut finir par l'acheter pour cent
quatre-vingts ducats.
Il ne réussit pas mieux à arracher aux bûchers de l'inqui-
sition les manuscrits et les livres qu'elle avait entassés dans
sa succursale de Grenade. Ce fut en vain que Cleynaerts, fai-
sant valoir le but éminemment chrétien qu'il voulait attein-
dre, prodigua les démarches et les prières pour se faire re-
mettre « ces papiers plus nécessaires h lui qu'à Vulcain. »
Les recommandations du marquis de Mondexar, qui secon-
dait chaleureusement les efforts de son hôte, furent tout aussi
infructueuses. Celles du cardinal Jean de Tolède, devenu
archevêque de Burgos, eurent le même sort : l'inexorable
inquisition refusa de lâcher sa proie. Un savant théologien,
Jean-Martin Silicaeus, précepteur de Philippe II, fit cepen-
dant entendre à notre compatriote que ses vœux pourraient
être exaucés, s'il consentait à fonder son école, non à Lou-
- 180 -
vain, mais à Grenade, ob une multitude de néophytes fai-
saient semblant de professer le christianisme, tout en con-
servant les préceptes de Mahomet au fond du cœur. Mihs le
linguiste belge lui fit cette réponse, doublement remarquable
à cause du pays et de Tépoque où elle fut émise : « C'est en
» Brabant et nullement en Espagne que je poserai les fon-
» déments de mon œuvre. Je cherche des compagnons d*ar-
» mes pour lutter là oii la lutte peut être loyale et franche.
» Les habitants du royaume de Grenade n'oseraient pas me
» répondre, puisque la terreur de l'inquisition les force à se
» dire chrétiens. Le combat est impossible là où personne
» n'ose assumer le rôle de l'ennemi (1). »
Réduit encore une .fois à ses propres forces, Cieynaerts
conçut et exécuta un projet audacieux, qui devint la source
des malheurs et des déceptions qui empoisonnèrent la der-
nière période de sa vie. Gomme il ne pouvait se procurer en
Espagne les livres dont ii voulait enrichir sa future biblio-
thèque de Lourain, il prit le parti d'aller les chercher en
Afrique, dans la ville de Fez, au centre même de la civilisa-
tion arabe. Capitale d'un royaume indépendant, Fez était à
cette époque une cité florissante, qui avait servi d'asile à un
grand nombre d'Arabes lettrés, après leur expulsion de l'Es-
pagne, à la suite de la prise de Grenade par Ferdinand et
Isabelle. Avec son infatigable ardeur, Cieynaerts se disait :
« Mon retour en Belgique ne sera retardé que de quelques
» mois. La paix est conclue entre l'Espagne et le chef du
(1) Pour le séjour de Cieynaerts h Grenade, voyez ses lettres à Lato-
mus du 12 juUlet 1539, du 7 avril 1540 et du 9 avril 1541 ; à l'abbé de
Tongerloo, du 12 avril 1541 ; à Vévéque de Saint-Jacques du cap Vert,
du 5 juillet et du 18 septembre 1541 ; à Charleis V, du 17 janvier 1542 ;
Epist,, lib. I, pp. 25, 35, 61, 200, 215 et sqq.
» royaume arricain. Pourquoi ne me rendrais-je pas dans
» une capitale populeuse, oii les lettres musulmanes sont
» brillamment cultivées? » Laissant donc à TAlhambra son
*
esclave arabe, en se contentant de lui demander une lettre
de recommandation destinée au roi de Fez, il se mit en route
pour Gibraltar, avec son vieux et fidèle domestique Guil-
laume, qui l'avait constamment suivi depuis Salamanque. Il
y passa les fêtes de Pâques, « afin d'entendre chanter YAlle-
» luia en Europe, peut-être pour la dernière fois; » puis,
s'embarquant avec résolution, il se fit jeter sur la côte afri-
caine, à une lieue de Geuta. Le modeste et pieux savant de
Diest, pour qui une journée passée hors du collège d'Hou-
terlé était jadis une aventure, avaif franchi les colonnes
d'Hercule. L'amour des lettres a aussi son héroïsme !
A Ceuta, puis à Tétouan, Gleynaerfs, procédant comme il
l'avait fait à son arrivée à Salamanque, aborda sans façon les
Juifs et les Mores qu'il rencontrait sur son passage et qui lui
semblaient appartenir aux classes intelligentes. Gâchant soi-
gneusement son caractère sacerdotal, il se présenta comme
un grammairien voyageur, venu en Afrique pour se procurer
des livres et se perfectionner dans la connaissance de l'arabe,
afin de pouvoir enseigner cette langue dans les collèges des
chrétiens, ob l'on enseignait déjà toutes les autres. « Grand,
» écrit-il à Latomus, grand fut l'étonnement de ces hommes
» lorsqu'ils entendirent un Flamand citer des fragments du
» Goran et parler leur langue plus correctement qu'eux-
» mêmes, parce que je l'avais apprise dans les livres. Le fait
» merveilleux d'un Flamand lisant, écrivant et parlant l'arabe,
» me valut un tel concours de visiteurs, que j'en fus impor-
» tuné outre mesure. On m'amena même un jeune homme
» qui avait obtenu de grands succès dans les écoles de Fez.
» Tentrepris avec lui une dispute sur certaines difficultés
» grammaticales, et je remportai la victoire (1). »
A Fez, tout marcha d'abord au gré de ses désirs.. Obtenant
immédiatement une audience du roi, il harangua celui-ci en
arabe et lui remit la lettre de l'esclave lettré qu'il avait laissé
à Grenade, lettre dans laquelle ce captif faisait un pompeux
éloge de la douceur et de la bienveillance de son maître. Le
roi le combla de caresses, lui promit de l'aider dans la réa-
lisation de tous ses projets, et s'engagea même à subvenir
généreusement à ses dépenses pendant son séjour en Afrique;
mais toutes ces marques de bienveillance étaient subordon-
nées à une condition : la vente et par suite la mise en liberté
de l'esclave qu'il avait laissé en Espagne, personnage mysté-
rieux dont on n'a jamais bien connu le nom et le rang. Cley-
naerts, malgré le prix énorme de cinq cents ducats, consentit
à regret, parce qu'il voulait « conduire ce More à Louvain. »
Aussi crut-il que, moyennant ce sacrifice, toutes les diffi-
cultés étaient désormais aplanies. Ruminant toujours les
plans de la croisade pacifique qu'il voulait diriger contre l'is-
lamisme, il écrivit de Fez à son vieil ami Jean Petit, l'évéque
(le Saint-Jacques du cap Vert. « Je vais entreprendre une
» grande œuvi^e, à laquelle je songe le jour et la nuit.... Je
» m'adresserai aux princes chrétiens, et s'ils ne favorisent
» pas mes desseins, j'aurai recours aux académies chré-
» tiennes.... Gomme je n'agis ni par le désir d'acquérir des
» richesses, ni pour me procurer une vaine gloire, j'espère
(t) Immédiatement après, il ajoute avec sa modestie ordinaire : a Je
» ne vous dis pas cela, mon maître, pour me vanter, mais pour que
* vous sachiez que, quoique Campinaire au plus haut degré, j'espère
* me faire beacoup d'amis à Fez, avec la grâce de Dieu.» (Lettres à La-
tomus, du 21 avril et du 8 mai 1540).
n que Dieu courQnnera cette œuvre d'un heureux succès (1).»
Hélas ! Gleynaer ts ne savait pas que la bienveillance af-
fectée du roi de Fez était une de ces ruses propres aux bar-
bares, quand ils n'osent pas recourir à la violence. L'esclave
de Grenade, si prodigue d'éloges dans sa lettre de recom-
mandation, était un traître qui avait trouvé le moyen de faire
connaître à Fez la pensée de prosélytisme qui dirigeait les
pas de son maître sur le sol d'Afrique. Tous les projets de
notre compatriote étaient connus avant son arrivée, et si le
souverain musulman n'avait pas su que son hôte possédait
des protecteurs puissants en Espagne et ea Portugal, il est
probable qu'il n'aurait jamais repassé la frontière. On devine
aisément ce qui suivit. Au lieu de remplir ses promesses, le
roi entoura Cleynaerts d'espions habiles, qui déjouèrent
toutes ses démarches et rendirent impossible l'accomplisse-
ment du but de son voyage. L'imprimerie n'avait pas encore
franchi le détroit, l'industrie des copistes avait dégénéré,
pas une boutique de libraire n'existait dans la capitale, et,
pour comble de malheur, les manuscrits se vendaient» le
vendredi de chaque semaine, après la prière, dans la partie
la plus reculée des mosquées (ad summum templum)^ où ne
pouvait pénétrer ni Juif ni chrétien. Le gouvernement avait
le jeu d'autant plus beau que le peuple, habilement préparé,
croyait que cet étranger, si avide de livres musulmans, était
un émissaire des princes chrétiens, envoyé en Afrique pour
étudier le côté vulnérable du pays. Malgré des peines infinies
et des sacrifices considérables, le savant voyageur ne parvint
à se procurer qu'un très-petit nombre de volumes. II se
serait peut-être consolé de cet échec, si l'état florissant des
(1) Lettre à Latomus» du 8 mai 15iO; lettre à révoque de Saint- Jac-
ques du cap Vert, du 5 juiUet 1540.
— 403 —
écoles avait pu lui fournir un dédommagement. Mais les
Mores de Fez n'étaient plus cette race poétique qui faisait
fleurir les lettres, les sciences et les arts dans la vallée par-
fumée du Xénil, pendant que la majeure partie de TEurope
était encore plongée dans les ténèbres. Les maîtres se con-
tentaient de faire apprendre par cœur, d*abord le Coran, puis
une sorte de résumé grammatical en vers, subdivisé en mille
distiques. L'élève qui voulait aller plus loin devait voler de
ses propres ailes (1). Ce n'est pas tout : grâce à des calom-
nies répandues par un renégat portugais, le fanatisme des
docteurs musulmans s'exalta au point qu'ils ourdirent un
complot contre la vie de Gleynaerts, et que, sans les aver-
tissements d'un esclave chrétien, il n'eût pas échappé à
leurs coups. Après plusieurs mois de séjour à Fez, il dut
enfin songer à retourner promptement en Espagne ; mais ce
voyage même offrait de sérieux obstacles pour le pauvre
linguiste. Les Juifs chez lesquels il était logé avaient fait
chèrement payer leurs services; les quelques manuscrits
qu'il possédait avaient coûté un prix énorme ; il avait racheté
cinq esclaves qui gémissaient dans les moulins de Fez; il
avait déboursé cent ducats pour la rançon d'un parent du
comte de Linarës, et celui-ci avait eu l'indélicatesse de ne
pas lui restituer cette somme ; son cher élève, l'archevêque
de Braga lui-même oubliait la pension qu'il avait promise au
guide de sa jeunesse. Réduit à la misère, au point de devoir
subsister du pécule péniblement amassé par quelques captifs
chrétiens, il envoya son fidèle Guillaume en Portugal pour
recueillir l'argent qui lui était dû ; mais Guillaume revint les
mains vides et atteint d'une maladie qui le conduisit jusqu'au
(1) Le résumé grammatical était VAl/iyya, de Byémal-eddin-Moham- |
med, dit Ebn-Malêk, que M. Silvestre de Sacy a édité à Paris, en 1833.
13
bord de la tombe. Ennn son vieil ami, Févéque de Saint-
Jacques du cap Vert, lui fit parvenir quelques secours à Taide
desquels il paya ses dettes et réussit à regagner FEspagne.
Arrivé en Afrique au mois d'avril 1540, il en sortit au mois
d'août de l'année suivante, sans avoir même la consolation
d'emporter ses précieux manuscrits, si péniblement acquis
et si chèrement payés : il^ lui furent volés en route (1) !
Retiré à l'Alhambra de Grenade, où le marquis de Mon-
dexar lui donnait pour la seconde fois l'hospitalité, Cleynaerts
y reçut la triste nouvelle de la suppression de la rente via-
gère que le cardinal Henri lui avait promise à Braga. Dédai-
gnant de proférer une plainte ou de faire une seule démarche
humiliante, il écrivit à l'évéque de Saint-Jacques ces simples
et touchantes paroles : « Je ne veux ni supplier le prince
» de rester fidèle à ses engagements, ni lui fournir le pré-
') texte de les rompre. Que la volonté de Dieu soit faite....
» Je ne mourrai pas de faim pour n'être plus nourri par le
» Portugal.... Ce malheur ne me préoccuperait en aucune
» manière, s'il ne m'enlevait pas « le moyen de revoir ma
» patrie (2) ! » Il ne voulut pas non plus implorer l'assistance
(1) Pour le séjour de Cleynaerts en Afrique, on trouve des rensei-
gnements complets dans les lettres suivantes : A Latomus, du 7, du 15
et du 21 avril 1510 ; au même, du 15 mai 1540 et du 9 avril 1541 ; à l'abbé
de Tongerloo, du 12 avril 1541 ; à Tévêque du cap Vert, du 5 juillet et
du 4 décembre 1540; au même, du 18 septembre 1541; à Charles V,
du 17 janvier 1542. (Epist., lib. I, pp. 36-65; lib. II, pp. 193, 207, 212
et sqq.).
(2) Voyez la lettre à l'évoque de Saint-Jacques du cap Vert, du 18 sep-
tembre 1541, et une autre lettre, non datée, adressée au même (Epist,,
lib. II, pp. 199, 211 et sqq.).
Cleynaerts qui, dans tous ses malheurs, manifeste la fermeté et la
dignité de son caractère, ne s'exprime pas clairement sur les causes
de la suppression de la rente viagère qu'on lui avait promise à Braga.
Quelques phrases plus ou moins vagues permettent de supposer que
le prince Henri était blessé de ce que, devenu pensionnaire duPortu-
(les nombreux amis qu'il avait laissés en Belgique et qui,
bien certainement, se seraient empressés de venir à son aide
et de lui procurer un poste honorable. Épuisé par les fatigues
de ses études et de ses voyages, accablé d'infirmités pré-
coces, il se résigna à son sort et n'eut plus qu'une seule
erainte, celle de voir mourir avec lui la grande œuvre de
propagande pacifique h laquelle il avait voué sa vie. Le
15 janvier 1542, il adressa à l'empereur Charles V une longue
lettre, à la fois respectueuse et ferme, dans laquelle il expo-
sait ses plans et réclamait de nouveau, au nom de la religion
et des lettres, les nombreux manuscrits arabes que l'inqui-
sition destinait aux flammes (1). Sentant que sa fin appro-
chait, il entreprit la rédaction d'une autre lettre destinée au
peuple chrétien, sorte d'autobiographie naïve entremêlée de
précieux conseils sur les mesures à prendre pour arrêter,
sans efiiisio;i de sang, les ravages toujours menaçants de
l'islamisme (3). La mort ne lui permit pas d'écrire les der-
nières pages de ce noble testament religieux et littéraire. Il
mourut au commencement de 1543, à l'âge de quarante-sept
ans, loin de sa patrie, de ses parents, de ses amis, et avec
la douleur de laisser inachevée la tâche qui lui avait coûté
tant de labeurs et tant de souffrances. Le marquis de Mon-
dexar le fit inhumer dans la mosquée de l'Alhambra, que
Ferdinand et Isabelle avaient convertie en église chrétienne.
Bien des Belges ont visité cette merveille du palais des rois
gai, Cleynaerts s'était chargé de l'éducation du nis d'un gouverneur de
Grenade. Le marquis du Roure attribue Tévénement à cette pénurie
fainéante et dépensière qui, à cette époque, dans la plupart des cours,
faisait évanouir les recettes en prodigalités frivoles et les dettes en
nuageuses banqueroutes.
(i) Epist., lib. II, pp. 212-217.
(2) De professione arabica militiaque constituenda adt>ersus Macho-
nietum. fbUi., pp. 248 et sqq.
mores, sans songer quMIs marchaient sur les cendres d*ua
compatriote illustre, que le seizième siècle plaçait au premier
rang de ses philologues, et qui mourut en dirigeant ses der-
niers regards vers le pays qu'il voulait illustrer par l'ensei-
gnement des langues et de la littérature de l'Orient (1).
Quoique nous n'ayons étudié qu'une seule face de la car-
rière littéraire de Cleynaerts, les lignes qui précèdent suf-
fisent pour prouver que son nom est aujourd'hui beaucoup
trop oublié parmi ses compatriotes. Sans doute, il n'a pas
atteint le but de ses longs et persévérants efforts. Il n'a pas
réussi à organiser contre l'islamisme cette croisade pacifique
dont il se plaisait à calculer les résultats dans ses doubles
aspirations de chrétien et d'homme de lettres. Il n'a pas
Tonde une école de savants orientalistes au sein de sa patrie.
Mais est-il juste, est-il digne de la science d'apprécier l'élé-
vation de la pensée et la grandeur des efforts suivant la seule
mesure des résultats obtenus? Ne serait-ce pas introduire,
dans la région élevée des lettres, les procédés égoïstes et
purement matériels du bilan commercial ? Ne serait-ce pas
justifier les tendances déplorables qui, malgré les progrès
splendides réalisés depuis un demi-siècle, font déjà vaciller
le flambeau de la science dans une grande partie de l'Europe?
Quand un homme, doué d'un esprit supérieur, conçoit une
idée noble, généreuse et féconde ; quand il consacre à la réa-
lisation de cette idée toute l'énergie de son âme, toutes les
forces de son intelligence, tous les travaux et toutes les joies
de sa vie, cet homme est grand; et pour quiconque sait
(1) Outre une grammaire latine, on trouva dans les manuscrits de
Cleynaerts la grammaire et le lexique arabes dont il parle si souvent
dans ses lettres et qu'il voulait faire imprimer à Louvain. Ces écrits,
confiés à son ami Jean Perez, de Valence, sont probablement à jamais
perdus pour la postérité. (Foppens, Uibl. belg., t. II, p. 903).
- 197 -
penser, son œuvre est grande comme lui, alors même que
le succès n*a pas couronné ses infatigables efforts. Lorsque
les historiens futurs, après la régénération de FOrient, glo-
rifieront les hommes et les institutions qui conservèrent les
germes du christianisme dans cette belle partie du monde,
ils n^oublieront pas les études opiniâtres, les longues péré-
grinations et les malheurs immérités de Gleynaerts. Mais
c*est surtout en Belgique que sa mémoire doit être entourée
du souvenir reconnaissant de la postérité. Une gloire nou-
velle eût illustré notre patrie si, dès le seizième siècle, elle
fût devenue le centre d'une propagande généreuse et le ber-
ceau des orientalistes modernes (1).
(1) Extrait des BaUclina de l'Académie royale de Belgique, 2« sér.,
t. XUI
^0m0*0^^^^^^^^^^*0*^*^^0^0^^^^^^^^
VII
MARAT JURISCONSULTE
màrat jurisconsulte
Au milieu de l'immense travail intellectuel qui a précédé
et suivi la révolution de 1789, Te droit pénal est incontesta-
blement la partie de la législation qui a subi les change-
ments les plus nombreux, les plus importants et les plus
salutaires.
Les hommes étrangers aux études juridiques ne sauraient
se former une idée fidèle des erreurs, des abus, des cruautés,
qui souillaient encore Tadministration de la justice crimi-
nelle dans la seconde moitié du dix-huitième siècle. Laissant
aux juges un pouvoir à peu près arbitraire pour définir les
délits et prononcer les peines, le législateur n*avait pas même
cru devoir énumérer, dans un langage précis et clair, les
actes illicites dont il désirait la répression. Peu soucieux de
la gravité intrinsèque du fait incriminé, perdant de vue les
règles immuables de la justice absolue, méconnaissant les
droits sacrés de la défense, les magistrats les plus intègres
et les plus savants, dominés par des préjugés séculaires,
subordonnaient toutes leurs décisions à deux idées fonda-
mentales : la terreur et la vengeance. Chez toutes les nations
chrétiennes régnait une sorte de droit commun, composé des
ordonnances des souverains, des traditions romaines, de la
- 202 —
doctrine des légistes, des décisions des tribunaux, et ce
vaste ensemble avait créé une jurisprudence inexorable, dans
laquelle les exigences de l'humanité, aussi bien que les prin-
cipes essentiels du droit, étaient complètement méconnues.
D'Alembert pouvait écrire à Voltaire, sans aucune espèce
d'exagération : « En vérité, notre jurisprudence criminelle
» est un chef-d'œuvre d'atrocité et de bêtise (1). »
Telle était la situation lorsque, sous l'impulsion puissante
donnée par Beccaria, on vit se former en France une école
de criminalistes animés du noble désir de mettre les lois
pénales en harmonie avec les progrès réalisés par la civili-
sation moderne. S'élevant au-dessus des préjugés d'une pra-
tique aveugle et souvent barbare, ils remontèrent aux prin-
cipes mêmes du droit criminel. A la lumière sereine de la
raison et de l'équité, ils s'efforcèrent de fixer les bases et
de régler l'exercice de l'action répressive, en conciliant,
dans une juste mesure, les nécessités de l'ordre public, les
droits de la défense et l'amendement des coupables. Laissant
beaucoup à désirer sous le rapport de la science, au double
point de vue des principes et des faits, leurs écrits n'eu
exercèrent pas moins une influence assez considérable pour
que la législation pénale devînt, de toutes les parties de la
législation générale, la seule dont la réforme ne fût pas
retardée jusqu'à la convocation de l'Assemblée consti-
tuante (2).
(h Correspfmdamu- de Voltaivr, 22 février 177(». — Le droit commun
dont nous venons de parler avait son point d'appui dans les ordon-
nances de Charles-Quint de i5î^2 et de François l^^ de 15:39. (Voy.
Fauslin Hélie, Introduction au Traité des délits et des peines, de Decca-
ria, p. vm ; Paris, 1856).
(2) La réforme fut commencée par les ordonnances de Louis XVI du
2i août 1780 et du 1" mai 1788.
— i05 —
C'est avec une légitime surprise que, parmi ces hommes
guidés par un vif et louable sentiment d'humanité, on voit
figurer Tun des personnnages les plus tristement célèbres du
dix-huitième siècle. A côté des noms de Brissot deWarville,
de Lacrételle, de Philpin de Piépape, de Servan, de Bexon,
de Dupaty, de Boucher d'Argis, de Pastoret, de Philipon de
la Madelaine, les annales du droit criminel doivent placer
celui de Marat. Le fait peut paraître étrange, mais il est incon-
testable. Dans les premières années du règne de Louis XVI,
la réforme de la législation criminelle fut chaleureusement
réclamée par le futur fondateur de VAmi du Peuple, par le
démagogue farouche qui, déjà en 1789, proposait d'élever
huit cents potences dans le jardin des Tuileries, pour y pen-
dre ceux qu'il appelait les traîtres.
En 1778, une société helvétique avait mis au concours le
plan d'un code criminel. Auteur d'un livre de philosophie que
Voltaire avait fait connaître en l'accablant de ses critiques,
Marat voulut remporter la palme et composa le Plan de légis-
lation criminelle dont nous allons nous occuper. L'ouvrage
parut d'abord à Neufchàtel, en 1780; mais il fut réimprimé à
Paris, en 1790, lorsque l'auteur, devenu célèbre comme
journaliste, exerçait déjà sur les classes inférieures cette
influence funeste qui devait aboutir aux funèbres journées
de Septembre (1).
(I> L'édition de 17ÎM), devenue rare, porte le litre suivant : IHnn de
f^i'jislntion vriiuineUe. Ouvi'age dans le(juel on troAtc des délits et dea
jwifwSf de la force des preuves et des présomptions, de Ux inanlère d'ac^
'luérir ces preuves et ces préswnptions durant l'instruction de la procé'
dun\ de manière à ne blesser ni la justice ^ ni la lifM'rtéy et à voftcili^ii' ta
douceur avec Ui certitude des chdtinœnts et l'hutnanité avec la société
civile; par M. Marat. auteur de VAnti du peuple, du Jnnins français, de
yOffntnde à la patrie, du Plan de constitution et de plusieurs autres
C'était l'époque où l'Assemblée constituante, après avoir
détruit la féodalité, établi le régime constitutionnel et réor-
ganisé l'administration du royaume, allait s'occuper de la
rédaction du Gode pénal Aussi Marat, dominé par son im-
mense orgueil, n'hésita-t-il pas à recommander son livre
aux législateurs de la France, comme un modèle à suivre
dans leur œuvre de rénovation. « Quoique ce P/an, dit-il,
» ait été tracé pour des républicains, il renferme tant de
)) grandes vues, tant de principes solides, tant de sages
)> lois applicables à tous les peuples de la terre, que nous
» ne perdons pas l'espoir de les voir adopter par l'Assemblée
» nationale (1). » L'ouvrage fut présenté à celle-ci, le 2 août
1790 « par une amie de l'auteur (2). »
On va voir que les prétentions de Marat étaient démesuré-
ment exagérées.
ouvrages politiques. Paris, Rochelle, 1790 (157 pages in-8«). En regard
du lilre se trouve un portrait de Marat avec cette inscription :
Peuple ! vois ton ami, qui pour ta liberté.
Au péril de ses Jours, te dit la vérité.
L'ouvrage de Marat que Voltaire avait critiqué, dans V Année littéraire,
avait pour titre : De Vhomme, ou des pH^icipes et des lois de Vinfluence
de l'âme sur le corps et du cotps sur Vâme. Amsterdam, Rey, 3 vol. in-42.
Les deux premiers avaient paru en 1775 et le troisième en 1776.
(1) Ces lignes sont empruntées à TAvis de l'éditeur, placé en tète du
volume ; mais il est facile de reconnaître dans cet avis le style de Marat.
(2) VAmi du Peuple, n» 182; A. Bougeart,' Marat, t. I, pp. 292 et 296.
Par une singulière coïncidence, le Plan de législation anminelle fut pré-
senté à TAssemblée, au moment même où le président venait de décla-
rer Marat coupable du crime de lèse-nation. On crut à un persiflage,
mais Marat explique le fait de la manière suivante, dans VAmi du Peu-
ple : « Il y a dix ou douze jours que ce plan fut remis à une dame, pour
le faire passer au président de TAssemblée. Je regrette beaucoup qu'il
ail été présenté dans une conjoncture pareille. Je ne sais pas faire de
platitudes.... Au surplus, mon Plan ne lui a été présenté que dans
l'espoir que le comité de constitution profiterait de mon travail. Il a
grand besoin de lumières et plus encore de vertus. »
Il a dit, et non sans raison, que le Plan de législation était
le moins imparfait des écrits sortis de sa plume (1). On y
rencontre des pensées généreuses et fécondes, mêlées à des
maximes juridiques d*une grande importance, devenues au-
jourd'hui banales, mais alors très-vivement contestées dans
les rangs de la magistrature et du barreau. On y reconnaît
Tœuvre d'un homme qui a scruté la jurisprudence criminelle
de son époque, qui en connaît les vices et en réclame éner-
giquement la réforme. Mais il n'en est pas moins vrai que le
livre, considéré dans ses parties essentielles et pesé au poids
de la science, n'était autre chose qu'une amplification reten-
tissante des doctrines de Montesquieu, de Beccaria, de Mo-
rellet, de Voltaire, de Mably et de J.-J. Rousseau. La seule
partie que l'ami du peuple pouvait revendiquer en propre
consistait dans la recommandation d*un petit nombre de
peines bizarres, et surtout dans les rêveries ultra-démocra-
tiques dont il avait parsemé son système de législation.
L'Assemblée nationale n'avait rien à y apprendre, et si, à
notre tour, nous allons examiner cette œuvre avec quelque
attention, c'est principalement à cause de la triste célébrité
de son auteur. Quand un homme a exercé, en bien ou en mal,
une influence considérable sur les opinions et les actes d'un
grand nombre de ses contemporains, c'est rarement sans
profit qu'on recherche les idées qui germaient dans son in-
telligence, avant le jour où il vint se mêler aux luttes ardentes
des partis politiques. On y découvre, presque toujours,
quelques épisodes de cette grande histoire des doctrines
sociales, bien plus intéressante et infiniment plus utile que
celle des batailles meurtrières et des conquêtes stériles. La
simple analyse du Plan de législation crimnelle nous prouvera
(l) L\4nit du Peuple, n« ifiî; 15 jmUct 4790.
— -iOC —
que Marat, en réclamant, vingt ans plus tard, le règne de la
populace et Textermination de ceux qu*il nommait les ennemis
du peuple, se bornait à déduire les conséquences dernières
de principes que, dès 1780, il avait développés dans un mé-
moire académique.
I.
La première partie du livre est consacrée à Texaraen des
principes fondamentaux d*une bonne législation.
Après avoir cherché, lui aussi, la source du droit de punir
dans un chimérique contrat social, Marat jette un coup d'œil
sur les gouvernements de l'Europe et déclare qu'il n'en est
pas un seul que l'on puisse regarder comme légitime. Par-
tout oii il porte ses regards, il ne voit que des abus criants,
des distinctions odieuses, des privilèges iniques, des lois
arbitraires et barbares condamnant des classes entières à la
misère, à la dépendance, à la dégradation; partout il décou-
vre un régime social perfidement organisé pour assurer le
bonheur de quelques-uns au détriment du genre humain.
Marat en conclut que le peuple, se levant dans sa force et
revendiquant son indépendance native, aurait le droit de
mépriser et d'anéantir tous ces règlements tyranniques,
« auxquels chaque membre de l'État n'a point eu de part. »
La société ayant pour seul fondement légitime le bonheur de
ceux qui la composent, et le bonheur étant devenu une sorte
de monopole aux mains d'un petit nombre de privilégiés, les
classes souffrantes pourraient, sans honte et sans iniquité,
briser une organisation politique contraire aux lois de la
- 207 -
nature. Mais Marat engage les prolétaires à ne pas se porter
à cette extrémité. Il redoute les ravages de l'anarchie au
même degré que les iniquités du despotisme. Il avoue que
nul art, nulle industrie, nul commerce, nulle épargne, nul
travail n'est possible là où la propriété est incertaine. Tout
en proclamant le droit à l'insurrection, il donne aux déshé-
rités de la civilisation moderne le conseil de ne pas en user.
Il les engage à ne pas se demander s'il existe des lois sacrées
sur une portion quelconque du globe. « Laissons, dit-il,
» laissons tomber le voile sur ces objets mystérieux. C'est
» l'arche mystique dont un œil profane ne doit pas appro-
» cher! Ne brisons pas les faibles liens qui nous attachent
» les uns aux autres. »
Si le peuple écoute les conseils de l'auteur du Plan de
législation, il respectera donc momentanément l'ordre établi,
sans remonter à la source des lois positives, sans scruter les
origines du droit moderne; inais ce sera moyennant uuo
condition essentielle et préalable. La société sera tenue de
mettre chacun de ses membres à l'abri du besoin ; elle four-
nira à tous une subsistance assurée, un vêtement convenable,
une protection entière, des secours dans leurs maladies et
des soins dans leur vieillesse. Alors seulement les innombra-
bles- familles de prolétaires pourront renoncer à leurs droits
naturels^ parce que le sort qui leur sera fait par la société
leur présentera plus d'avantages que Vétat de nature. Alors
seulement ils pourront se résigner en disant : « Qu'importe,
» après tout, par qui les lois sont faites, pourvu qu'elles
» soient justes? Et qu'importe qui en est le ministre, pour^'u
» qu'il les fasse observer ? »
Il faudra même que la société se hâte de payer sa dette ;
car, au dire de Marat, aussi longtemps que cette large ré-
forme ne sera pas complètement réalisée» nul ne pourra, sans
- 208 -
abuser cruellement de la force, réprimer les atteintes^ortées
par les pauvres à la propriété des riches. « Quand la société
» abandonne les citoyens indigents, ils rentrent dans Tétat
» de nature; et lorsqu'ils revendiquent par la force des
» droits qu'ils n'ont aliénés que pour s'assurer de plus grands
» avantages, toute autorité qui s'y oppose est tyrannique, et
» le juge qui les condamne à mort est un lâche assassin....
» Que pourraient-ils devoir à leurs oppresseurs ? Loin d'être
» obligés d'en respecter les ordres, ils peuvent à main armée
» revendiquer contre eux les droits de la nature. »
Marat développe fièrement cette thèse audacieuse, et, pour
la faire mieux accueillir, il a recours à un procédé plus connu
des romanciers que des jurisconsultes. Il consacre trois lon-
gues pages à un dialogue philosophique entre les membres
d*un tribunal et un voleur, « qui a profité de l'obscurité de la
» nuit pour arracher d'un passant un secours que sa dureté
» lui refusait. » Le voleur nie hardiment le droit de pro-
priété, passe en revue toutes les iniquités de l'organisation
sociale, se prévaut des souffrances de sa famille, transforme
ses juges en accusés, et termine son discours en leur adres-
sant cette apostrophe brûlante : « Magistrats iniques ! bai-
» gnez-vous dans mon sang, puisqu'il le faut pour assurer
)> vos injustes possessions. Au milieu des tourments que je
» vais endurer, mon unique consolation sera de reprocher
» au ciel de m'avoir fait naître parmi vous i » Les magistrats
se taisent ; mais Marat s'écrie : « Hommes justes, je vois
» couler vos larmes, et je vous entends crier d'une voix una-
» nime : Qu'il soit absous ! Oui, sans doute, qu'il soit ab-
» sous..., puisque partout le gouvernement pousse les pau-
» vres au crime, en leur ôtant le moyen de subsister (1). d
(i) Dans sa longue biographie de Marat, M. Bougeart dit qu'il ne
- 209 -
Hais CQinin&j^t lé gouyernement pourra-t-il modifier cette
situation néfaste? Â Taide de quelles mesures, de quelles
merveilles, réussira-t-il à fournir à tous ses subordonnés le
logemqnt, la nourriture et le vêtement qui leur sont indis-
pensables ?
Aux yeux de Marat, rien n*est plus simple, plus facile.
Près d*uQ siècle avs^nt M. Louis Blanc, il cherche et trouve
la panacée universelle dans la proclamation du droit au tra-
vail et la fondation d'ateliers nationaux.
Au moyen de contributions levées sur les riches, on éta-
blira, dans toutes les parties du pays, des ateliers-écoles ob
le travail et l'instruction seront abondamment fournis à ceux
qui en manquent. On placera ces établissements sous la
direction de quelques hommes de bien; on en confiera l'in-
connait rien de plus éloquent que la plaidoirie placée par Marat dans
la bouche du voleur (t. I, p. 103). — 11 est vrai que ce voleur attaque
la propriété individuelle avec une vigueur et une verve que Proudhon
lui-même aa pas dépassées dans ses fameux Mémoires sur la propriété.
^ Tout vol, dit Torateur, dérive du droit de propriété; mais d*où dérive
ce droit? L'usurpateur le fonde sur celui du plus fort, comme si la vio-
lence pouvait établir un titre sacré. Le possesseur le fonde sur celui du
premier occupant, comme si une chose nous était justement acquise
pour avoir mis le premier la main dessus. L'héritier le fonde sur celui
de tester, comme si Ton pouvait disposer en faveur d'un autre de ce
qui n'est môme pas à soi. Le cultivateur le fonde sur son travail; sans
doute, le fruit de votre travail vous appartient ; mais la culture exige
le sol, et à quel titre vous appropriez-vous un coin de cette terre, qui
fut donnée en commun à tous ses habitants.... Direz- vous que le nom-
bre deç habitants de la terre changeant sans cesse, ce partage devient
impossible ! Le droit de posséder découle de celui de vivre : Ainsi tout
ce qui est indispensable à notre existence est à nous, et rien de superflu
ne saurait vous appartenir légitimement, tandis que d'autres manqtient
du nécessaire, elc »
Il est triste de penser que Beccaria, tout autant que J.-J. Rousseau,
a fourni à Marat la matière de ces déclamations insensées contre les
bases fondamentales de l'ordre social (Voy., outre l'Introduction; les
XVI et XXX du traité Dei delitti e délie Pêne).
14
— 210 ~
spection à quelques magistrats intègres, et, si les bénéfices
réalisés ne suffisent pas pour les Taire fleurir, on comblera
le déficit à l'aide de confiscations et d'amendes prononcées
par les tribunaux. De cette manière, tous les hommes valides
qui voudront travailler auront la faculté de pourvoir large-
ment à leurs besoins. Les vieillards, les orphelins et les
infirmes trouveront, de leur côté, un asile convenable dans
les maisons qui leur seront spécialement destinées, et lii,
pas plus que dans les ateleirs publics, ils ne seront privés de
leur liberté. Seulement, pour que la population des ateliers
et des hospices ne devienne pas trop nombreuse, on confis-
quera une partie des biens appartenant aux ordres religieux
et aux bénéficiers ecclésiastiques, et l'on distribuera ces
terres, par petites portions, aux indigents des campagnes,
pour les transformer en citoyens utiles.
Quand la condition préalable sera de la sorte loyalement
et convenablement réalisée, les représentants de la société
moderne pourront s'occuper de la révision des lois pénales,
sans avoir à redouter la désobéissance raisonnée de la mul-
titude. Aussi n'est-ce qu'après avoir formulé ce chimérique
ultimatum, que l'auteur du Plan de législation indique les
principes qu'il voudrait voir présider à la réforme du sys-
tème de répression.
Ici le révolutionnaire disparait, et les lignes suivantes qui
résument exactement les idées émises par Marat, pourraient,
avec quelques réserves, recevoir la signature d'un juriscon-
sulte éclairé.
Les lois criminelles, nécessairement liées au système
politique, ne sauraient être les mêmes chez tous les peuples;
mais il importe, au plus haut degré, qu'elles soient toujours
et partout conformes à la justice. Elles ne doivent ni con-
trarier les exigences de la nature, ni gêner inutilement la
liberté de Thomme. Punir un acte bon et licite, c'est en
même temps commettre une iniquité et pervertir les idées
morales du peuple. Punir les choses indifférentes^ c'est ame-
ner le mépris de l'autorité, en accoutumant les peuples à ne
voir que des ordres vains et arbitraires dans les décrets du
législateur. Il faut que les lois pénales n'atteignent que les
actes immoraux, qui troublent l'ordre public et portent at-
teinte à la sécurité générale. Il faut encore que ces lois ne
renferment que des prescriptions claires, simples, concises,
afin qu'il n'y ait rien d'équivoque ni d'obscur dans l'idée que
les citoyens se font des délits et des peines. Il faut enfin que
le Gode criminel reçoive la publicité la plus étendue et qu'il
soit même expliqué dans les écoles, pour que chacun le res-
pecte et sache parfaitement à quoi il s'expose en le violant.
Mais aussi, quand toutes ces conditions se trouveront rem-
plies, les sentences rendues par les magistrats devront être
exécutées avec une rigueur inflexible. A entendre Marat, le
droit de grâce n'a été ménagé au prince que pour suppléer à
rimperfection des lois, et cette prérogative royale n'a pas de
raison d'être dans un État où les tribunaux criminels ne
rendent que des arrêts équitables (1).
Arrivant aux peines elles-mêmes, Marat réclame d'abord
l'application d'une grande règle, généralement méconnue
dans la législation criminelle du dix-huitième siècle : l'éga-
lité de tous devant la loi pénale. « Gomme le crime avilit
(i) Cette étrange doctrine sur le droit de grâce, empruntée par Marat
à Beccaria fDei Delitti e dette Pêne, § XX) , comptait de nombreux par-
tisans au dix-huitième siècle. Pendant la révolution, elle fut vivement
discutée au club des Jacobins , en même temps qu*à l'Assemblée con-
stituante. CeUe-ci abolit le droit de grâce pour tout crime poursuivi
par voie de jurés (Ck)de pénal du 25 septembre 1791 , I»"» part., t. VII ,
art. 13).
» ions les homoies ^galetteiH, dk*il, il faut que, pour un
» même déSt, même punittoa soit infligée à tout 'délinquant.
» Loin de nous ces distinctions odieuses de certains pays,
» où les peines flétrissantes sont réservées à la populace, où
» le même erime conduit tel homme sur la roue et tel komme
» dans trne retraite commode (1). »
Il exige ensuite que , pour combattre efficacement des
préjugés enracinés, le législateur proclame, en tête de son
Code, le caractère exclusivement personnel de toutes les
peines. Il demande que les fils du condamné ne soient pas
exclus des emplois honorables et que leur malheur devienne
même quelquefois un titre de préférence, ce Que celui, ajoute-
^> t-H, qui réproche à une famille le supplice d*un de ses
» membres soit lui-mêtne noté â*infamie. » C'est pour rendre
hommage au même principe qu*il repousse la confiscation
générale des biens et qu'il n'4tdmet que des amendes ^modé-
rées.(î).
(1) A la suite de Beccaria (Dei Delilti e délie Pêne y % XXVII) , Marat
s*élève ici contre un abus qui avait profondément pénétré dans Tan-
ciennè jurisprudence. Sa protestation indignée n'est pas une simple
ligure de rhétorique. Déjà Tun des jurisconsultes les plus éminents de
répoque romaine avait dit : Humiliores in metallnm d^xinnanlur, tiones-
tiores... in exilium mitUtntur (Paul, Dig., I. XLVIH, t. XIX, 1. 38, § 3).
A partir du seizième siècle , la formule : Sera puni selon la qualité des
personnes, était devenue de style dans les matières pénales. Par le seul
fait de sa naissance, le noble échappait au fouet, au pilori, aux galères,
à toutes les peines infamantes (voy. Jousse, IVaité de la justice crimi-
nelle en France, 1. 1, p. 42 ; et t. II, pp. 600, 602 et 629). Une ordonnance
de Henri IV, de 1607, condamnait aux galères le roturier coupable de
délit de chasse, tandis que le noble en était quitte pour une amende. —
Il en était de même dans TEurope entière (voy. J. Clarus, Practica
criminalis, qusest., LX, no24; Farinacius, Consilia aique decisiones,
XXXIII, no 16 ; Varies quœstiones, XLVIII, n'» 93 et seqq.).
(2) c La confiscation, dit Marat, ne doit jamais être de toute la fortune
- 215 -
Ces bases posées, il s*élève avec énergie contre la t^arbarie
des supplices qui déshonoraient la législation des peuples
tes plus civilisés de TEurope. a L'exemple des peines mode-
» fées, dit*il, n*est pas moins réprimant que celui des peines
9 outrées, lorsqu'on n*en connaît pas de plus grandes... S*il
» est de réquité que les peines soient toujours proportion-
» nées aux délits, il est de l'humanité qu'elles ne soient
1) jamais atroces... Voyez les pays où, comme dans le Japon,
» les supplices sont toujours affreux. Pour retenir les hom-
n mes, sans cesse on y invente de nouveaux supplices. Ces
» efforts continuels de la barbarie qui cherche à se surpasser
M elle-même, ne sont-ils pas une preuve de leur impuis-
» sance?.. Quoi, serons-nous toujours barbares? Qu'y avons-
» nous gagné? Les crimes dont les châtiments font frémir,
» en sont-ils devenus moins fréquents?» Â son avis, les
peines doiveht être modérées, proportionnées au délit et
tirées, autant que possible, de la nature même de l'infraction.
Il admet la peine capitale, mais il veut qu'elle ne soit jamais
attachée aux crimes contre la propriété, « parce qu'il n'y a
» point de proportion entre le prix de l'or et celui de la vie. »
Elle doit être limitée à un petit nombre de cas, « d'autant
du délinquant , lors même qu'il ne tiendrait à personne. 11 ne faut pas
le jeter dans les bras de la misère et du désespoir. »
Ici encore, Tauteur du Plan de législation protestait contre un abus
réel. Par une inconcevable aberration, les proches parents du coupable
étaient souvent punis pour un crime auquel ils étaient restés complé-
I tement étrangers. En France, le père, la mère et les enfants du criminel
i de lèse-majeaté étaient bannis à perpétuité du royaume, avec défense
I d'y rentrer sous peine d'être pendus sans autre forme de procès (voy.
Muyart de Vouglans, Lois crimineUes de France, p. 133; édit. in-fol.)*
En Espagne, la kecopilacion de las Leyesi}. VIII, t. III) frappait d'inca-
pacité les enfants des hérétiques réconciliés , jusqu'à la secpnde gé-
nération. En Allemagne, la BuUe d*or (c. 24) laissait à peine la vie
sauve aux ertfàMts du coupable de haute trahison !
- 2ii -
» plus qu*il n*est pas bien démontré si, dans Tétat actuel des
» choses, le souverain a droit de mort sur les sujets. » Mais
ici encore, pas plus que pour l'origine des lois, Marat n'ose
franchement aborder le redoutable problème qu'il vient de
soulever :« Ne déchirons pas le voile, s'écrie-t-il, contentons-
» nous d'en soulever un coin ! »
II.
Dans la seconde partie de son Plan de législation, Marat
s'occupe des délits et des peines.
Les délits y sont divisés en huit classes : ceux qui tendent
à la ruine de l'État, ceux qui blessent l'autorité légitime,
ceux qui détruisent la sûreté de l'individu, ceux qui attaquent
la propriété, ceux qui corrompent les mœurs, ceux qui atta-
quent l'honneur, ceux qui troublent la tranquillité publique,
ceux qui choquent la religion.
Il serait fastidieux d'énumérer tous les actes et d'indiquer
toutes les peines qui figurent dans cette classification à la
fois incomplète et irrationnelle. Un coup d'œil jeté sur les
délits contre l'État, la religion et les mœurs, suffira pour
faire apprécier, à sa valeur réelle, cette partie du système
pénal de Yami du peuple,
La logique audacieuse du révolutionnaire apparaît dans la
définition des crimes d'État.
Marat blâme énergiquement les jurisconsultes qui, cessant
de voir dans le prince un simple délégué du peuple, trans-
forment en crimes d'État toute résistance aux prétentions,
aux ordres, aux caprices du despotisme. « Depuis que ceux
» qui tiennent les rênes du gouvernemenl se regardent
- 215 -
» comme maîtres absolus des peuples, que de prétendus
» crimes d'État, s'écrie-t-il, qui n'ont pas l'État pour objet. »
Il réduit considérablement la liste de ces crimes, et il com-
mence par en effacer le régicide, même prémédité. « Le
» prince, dit-il, n'est que le premier magistrat de la nation
» et sa mort ne change riçn à la constitution de l'État.
» Quand l'ordre de succession au trône est bien réglé, sa
» mort ne fait que priver un individu de la jouissance du
» trône qu'un autre occupera bientôt. Mais attenter contre
» le prince, n'est-ce pas attaquer le souverain lui-même
» dans la personne de son représentant? Comme ce serait
» l'attaquer que d'attenter contre tout autre officier de l'État;
» car le prince est le ministre du souverain et non son
» représentant.... On tenaille, on écartèle, on écorche un
» régicide, tandis qu'on se contente de décapiter un conspi-
» râleur. Pourquoi cela? Le meurtre du prince n'est qu'un
» simple assassinat. » À plus forte raison refuse-t-il de
comprendre parmi les crimes d'État la publication d'écrits
renfermant la critique plus ou moins violente des actes du
gouvernement. Il veut que les libelles. dirigés contre le roi
restent eux-mêmes complètement impunis, aussi longtemps
qu'ils ne manquent pas à la décence. « Contrôler la conduite
» de ses chefs, continue-t-il, fut toujours le droit d'un peu-
» pie libre, et nul peuple ne doit être esclave... Mais les
» traits empoisonnés des méchants? Les princes n'en seront
» point blessés. En vue, comme ils le sont toujours, rien de
» ce qu'ils font ne s'ignore ; leurs vertus et leurs vices sont
» connus de chacun. Vertueux, l'indignation publique les
» vengera bien assez des téméraires qui auraient l'insolence
» d'en médire. Vicieux, les faiseurs d'épigrammes ne diront
» rien qu'on ne sache déjà. » C'étaient des phrases au moins
déplacées sous la plume du « médecin des gardes du corps
» de S. A. R. Monseigneur le comte d'Artois; » mais c'étaient
surtout des doctrines bien hardies, dans un temps où le long
catalogue des crimes de lèse-majesté, tous frappés des châ-
timents les plus rigoureux, comprenait non-seulement la
composition, mais même la simple distribution d'un écrit
attentatoire à la dignité royale (4).
Aux yeux de Marat, les mms cnnies d'État sont la défection
ou l'abandon de la patrie, l'abus d'autorité, la prévarication,
le péculat, la déprédation, les malversations, les trahisons,
les machinations, les conspirations et Fincendlat {sic) des
vaisseaux, des chantiers, des magasins, des arsenaux, des
archives et des édifices publics. A plusieurs de ces méfaits
il n'attache que des peines relativement légères : la destitu-
tion, l'amende, la perte du droit de cité, la déclaration d'in-
famie et la privation de la liberté. Mais, quand il s'occupe
des conspirateurs et des traîtres, il procède avec une rigueur
implacable, qui fait pressentir les affreux excès de plume et
de langage qu'il se permettra, quelques années plus tard,
quand il sera devenu l'un des coryphées de la démagogie
française. C'est la mort, toujours la mort qu'il appelle sur
cette classe de coupables. Les auteurs de malversations, de
machinations et de trahisons « seront retranchés du nombre
» des vivants, » Les conspirateurs « expieront leurs crimes
» par une mort ignominieuse. » Les incendiaires des vais-
seaux, des magasins et des édifices nationaux seront traités
plus sévèrement encore : « Que l'appareil de leur supplice,
» s'écrie Marat, soit effrayant et lugubre, et qu'ils en soient
» témoins eux-mêmes! »
( l) On trouve des renseignements complets sur le crime de lèse-
majesté dans le Traité de la justice criminelle en France y par Jousse.
t. III, pp. 674 et siiiv.
- 317 -
Le révolutionnaire fait place au Spartiate, dans les pages
où Tauteur du Plan de législaHan s'occupe des délits contre
les mœurs. Il flétrit les vices, les dérèglements et les débau-
ches de ses contemporains, dans un langage souvent élevé,
mais parfois tellement réaliste qu*il n*est pas possible de le
reproduire dans sa crudité native. Il affirme nettement que
rÉtat a a droit de chasteté sur tous ses membres. » A ceux
qui nient ce droit, il répond avec hauteur : « Vous soulevez
» une question ridicule , qui ne peut être agitée que chez
» une nation qui a cessé d*étre libre et qui a perdu ses
» mœurs. Admettons sans balancer ce droit incontestable,
» puisqu*il ne peut que contribuer au repos des familles
» et favoriser la propagation qui fut toujours la force des
» empires. »
Partant de cette base, Marat frappe non-seulement le viol,
le rapt, la séduction, la prostitution, la pédérastie, Fadultëre
et la bigamie, mais même les liaisons dangereuses qui pour-
raient troubler la paix du foyer conjugal.
Les peines qu'il recommande ici au choix du législateur
se distinguent au moins par leur originalité. Nous citerons,
pour exemple, les châtiments qu'il destine à l'adultère, à la
séduction et à la bigamie.
Pour la répression de l'adultère, Marat s'éloigne des voies
battues, tout autant que pour le crime de lèse-majesté. Il
combat avec indignation le système de Montesquieu, qui
exige chez la femme un degré de continence et de retenue
qu'on ne demande pas à l'homme. « Quoi ! s'écrie-t-il, la
» duplicité, la fourberie, l'hypocrisie, le mensonge, le parjure
» ne seront point blâmables chez l'homme; et, chez les
» femmes, la sensibilité, la crédulité, la faiblesse seront à
» jamais flétrissantes ? Au lieu (il'être leurs soutiens, nous
» ne saurons que les tromper, et, après en avoir été les vils
- Î2I8 -
» corrupteurs, il nous sera encore permis d'en être les lâches
» tyrans? » Marat repousse ces distinctions, qu'il attribue à
l'abus de la force. Il pose en règle absolue que toutes les lois
contre l'incontinence doivent maintenir l'égalité entre les
deux sexes. « Les enfants adultérins de la femme, dit-il,
» sont à la charge du mari, soit.... Mais n'est-ce pas la même
» chose pour la société que l'homme aille porter un héritier
» chez le voisin, ou que la femme le reçoive chez elle?...
» C'est d'après des idées bien fausses et bien grossières
» qu'on n'a déterminé de peines que contre l'infidélité de la
» femme. » Il propose, en conséquence, un système de ré-
pression qui atteint le mari aussi bien que la femme. Si le
premier est convaincu d'avoir manqué à la foi conjugs^le, la
seconde obtiendra le divorce et la restitution de la dot ; de
plus, les trois quarts des biens du coupable seront saisis au
profit des enfants. Si c'est la femme qui oublie ses devoirs,
le divorce sera accordé au mari et le séducteur sera con-
damné à épouser l'infidèle, laquelle perdra,^ en outre, les
trois quarts de sa dot. Mais si le séducteur est marié et que
sa femme refuse de se séparer de lui, ou s'il prend la fuite
pour se soustraire à l'atteinte de la justice, le quart de ses
biens sera confisqué au profit de l'enfant à naître, en cas de
grossesse, sinon au bénéfice de l'asile des pauvres filles.
L'auteur du Plan de législation ne veut pas même que les
magistrats, avant d'interposer leur autorité, attendent que
l'tdultère soit consommé. Si l'un des conjoints prend om-
brage de liaisons contractées par l'autre, il aura le droit de
les rompre. Après avoir « intimé défense aux deux intéressés
» de toute fréquentation ultérieure, » les rapports subsé-
quents seront réputés criminels et les délinquants condamnés
à une censure publique, de même que ceux qui auront favo-
- 219 -
risé leurs entrevues. En cas de récidive, ils subiront un mois
de prison (1).
A regard de ceux qui se rendent coupable de séduction
proprement dite, Marat propose d'autres mesures.
La première fois, celui qui aura corrompu une femme cé-
libataire sera contraint d'épouser sa victime, pourvu qu'elle
soit visiblement enceinte; mais, en cas de rechute, le propa-
gateur furtif (sic) sera condamné à l'exil, et, pour rendre cette
peine plus utile à l'État, on l'enverra peupler quelque île
déserte. Par contre, la fille qui provoque au désordre en se
prostituant n'échappera pas non plus à la vindicte publique.
« La prostituée, dit Marat, abuse de sa liberté, et la justice
» veut qu'elle en soit privée. Qu'on l'enferme dans une mai-
» son de correction et qu'elle y vive du travail de ses propres
» mains. » Quant à ces femmes infâmes et cupides qui se
font les pourvoyeuses de la débauche d'autrui, elles seront
u*aitées avec la dernière rigueur. « Qu'elles pei^dent pour
» toujours la liberté.... Pour prix des larmes qu'elles font
» répandre, qu'elles ne connaissent plus la joie un seul in-
ï) slant de leur vie. Qu'on les force au travail ; que, sur leur
» gain journalier, on leur accorde à peine de quoi subsister,
» et que le J'este soit consacré à l'entretien des asiles qu'elles
» ont rendus si nécessaires (2) ! »
S'occupant ensuite de la bigamie, Marat ne la condamne
(i) Cette interdiction de rapports ultérieurs, faite devant deux té-
moins, est un souvenir de la jurisprudence des rabbins, qu'on est
surpris de trouver chez Marat (voy. Mischnah, Sotah, c. I, avec le
commentaire de Maïmonide sous ce texte; t. Ill, p. 178, édit. de
Surenhusius).
(2) Dans cette partie du VUtn de lèfjislalwn , on trouve de nouveau
des souvenirs de la législation hébraïque (voy. Ocalerotwme, XXII. 28.
ti\ Exode, XXIh 10. 17)-.
J
qu'avec un regret visible. Malgré son affectation (finexorable
austérité, il commence par énumérer toute une série de cir*
constances atténuantes, telles que la pression des parents
pour amener une union mal assortie, rincompatibilité d'hu<*
meur, la stérilité de la première épouse, certaines malades
chroniques et certains défauts qu'on a pris soin de cacher.
« C'est un crime atroce, dit-il, aux yeux de la religion, mais
» beaucoup moins grave aux yeux de la politique. » Cepen*
dant il ne désire pas que cet acte reste impuni, ce parce qu*il
» importe à l'État que les institutions politiques ne détrui-
» sent pas les institutions religieuses, et que l'impunité n'au*
» torise pas la licence. » La bigamie sera donc punie ; mais,
contrairement à la jurisprudence universellement reçue,
Marat prétend que le deuxième mariage ne doit pas être an-
nulé. Il soutient qu'on a pris partout le contre-pied de ce
qu'il fallait faire. Il demande ironiquement ce qu'on peut
gagner en forçant l'époux infidèle à reprendre sa première
femme. Toute peine devant tendre en même temps à réparer
et h réprimer le crime, le meilleur moyen de châtier le bigame
consiste, suivant lui, à saisir la moitié de ses biens au profit
des enfants du premier lit, et, si l'union a été stérile, à le con-
damner à faire une pension honnête à la première femme. S'il
n'a pas de fortune, il fournira une partie de son gain, sous
peine d'être enfermé dans une maison de travail. Encore ces
peines n'atteindront-elles que le bigame coupable aux yeux
de la raison. S'il a été contraint d'épouser la première femme,
on le renverra de la poursuite, pour donner une leçon aux
parents avides qui font violence aux inclinations naturelles
de leurs enfants.
Restent les délits contre la religion.
Chose étrange ! le démagogue fougueux, le niveleur infati-
gable, le panégyriste des hideux massacres de Septembre se
bài Tapôtre de Funité religieuse, de l'alliaace de TÉglise et
de l*État. «Il est bon, dit-il, que la religion soit toujours liée
9 au système politique, parce qu*elle est un garant de plus
» de la conduite des hommes. Il est bon aussi qu'il n*y ait
» qu'âne religion dans TÉtat, parce que les membres en sont
» d'autant plus unis. » Il ne veut cependant pas proscrire
les cultes dissidents.<c Lorsqu'il y a plusieurs religions, dit-^il^
» on doit les tolérer aussi longtemps qu'elles ne sont pas
» intolérantes elles-mêmes, tant qu'elles ne tendent pas par
» leurs dogmes à détruire la société. » Il suffit que le gou-
vernement favorise la religion dominante en préférant, à
mérite égal, pour tous les emplois de confiance, ceux qui la
professent (1).
Appityé sur ces principes, Marat fait une distinction au-
jourd'hui consacrée par la plupart des codes européens. Il
demande qu'ion s'abstienne de punir les infractions reli-
gieuses qui n'intéressent que la conscience du coupable et
ne jettent aucun trouble dans la vie sociale. « Que les lots se
» gardent, s*écrie-t-il, de vouloir venger le ciel, car dès que
» cette idée entre dans l'esprit du législateur, c'en est fait
» de l'équité. » Mais il requiert l'intervention de la loi pénale
aussitôt que l'atteinte portée aux croyances du peuple peut
doubler l'ordre public ou nuire à la sécurité générale. « Les
» crimes contre la religion, dit-il, qui troublent l'ordre de
» la société sont du ressort de la justice humaine. » Sous ce
rapport, il va même beaucoup plus loin que la plupart des
I^islateurs modernes ; car il punit, dans certains cas, l'a-
théisme, l'hérésie, le sacrilège et même le blasphème.
Admettant la liberté de la pensée humaine, il veut qu'on
plaigne l'athée au lieu de le punir, parce que, « sans conso-
(1) Plan de législation, pp. 117 et suiv.
- 22â —
» lâtiûH dans cette vie, il est sans espoir dans la vie k venir.»
Mais si Fathée, fatigué de ses méditations solitaires, se met
à dogmatiser et cherche des prosélytes ; en un mot, s'il « fait
» de sa liberté un usage dangereux, » la justice répressive,
au dire de Maral, doit se montrer. « On enfermera donc le
» coupable dans une maison commode et on Ty entretiendra
» à ses dépens. » Le même régime sera imposé aux héré-
siarques. Respectés et protégés aussi longtemps qu'ils se
borneront à honorer le Créateur à leur manière, ils perdront
la liberté, ft l'heure même où ils se livreront à une propa-
gande incompatible avec le repos de leurs concitoyens. On
sera moins sévère à l'égard des blasphémateurs et de ceux
qui se rendront coupables de sacrilège. Les individus qui
commettront ce dernier délit, c'est-à-dire qui profaneront
les choses saintes ou proféreront des exécrations contre la
religion, seront soumis au traitement suivant. S'ils montrent
un repentir sincère, ils seront absous, à condition de faire
publiquement pénitence pour le scandale qu'ils ont causé ;
mais, en cas de récidive, on les privera de tous les avantages
que donne la religion ; ils seront exclus de la société des
ftdèles et ne pourront plus prétendre à aucune place de con-
fiance. Les blasphémateurs, au contraire, seront punis de
trois jours de détention, s'ils se repentent et rentrent en eux-
mêmes; sinon, on doublera la dose à chaque rechute. « Soyez
» sûr, s'écrie Marat, qu'avec ce système vous aurez rarement
» des coupables à punir. »
Tout cela est bien faible, bien étrange, et ne peut que
donner une triste idée du tact pratique d'un homme qui osa
revendiquer le rôle de réformateur de la légistation crimi-
nelle d'un grand pays. Constatons seulement que, le 2 août
1790, jour où le livre fut offert à l'Assemblée nationale, l'ami
du peuple admettait encore, au moins en théorie, la punition
de Talliéisme, de l'hérésie, du sacrilège et du blasphème.
- 225 -
III.
La troisième partie du Plan de législation traite de la na-
ture et de la force des preuves. La quatrième indique les
moyens d'acquérir ces preuves dans le cours de la procédure,
« de manière à ne blesser ni la justice ni la liberté, et à con-
» cilier la douceur avec la certitude des châtiments, et Thu-
» manité avec la sûreté de la société civile. »
Le livre prend ici un caractère plus sérieux ; car, si l'au-
teur, dans la définition des délits et des peines, émet des
idées bizarres et impraticables, il ne s'expose pas au même
reproche dans les pages oii il s'occupe de la réforme de la
procédure criminelle. Il n'échappe pas complètement à l'er-
reur, il méconnaît ou exagère quelques-uns des principes
sur lesquels il s'appuie ; mais, du moins, ses opinions sont
susceptibles d'être discutées, et il déploie souvent une con-
naissance approfondie des incohérences et des vices de la
jurispinidence de son époque.
Ignorant les nombreux et graves inconvénients du système
qu'il avait vu fonctionner en Angleterre, Marat repousse
l'institution du ministère public. « On craint, écrit-il, l'abus
>> des dénonciations ; mais le ministère public donne plu-
)> sieurs dénonciateurs au lieu d'un seul : voilà tout. D'ail-
» leurs la partie ofTenséê n'applique pas la peine. L'officier
» du ministère public, au contraire, exerce de l'influence
» sur le tribunal. Sera-t-il sans passions? Ne fera-t-il pas
» servir son ministère à ses propres vues ? Ne négligera-t-il
» pas la cause du faible pour favoriser celle du puissant? Ne
» trafiquera-t-il pas de la justice? Ne fera-t-il pas des lois
» un instrument de vengeance pour écraser ses ennemis?
» Résislera-t-il aux instances de Tamiiié? » Maral oubliait
que les périls sont infiniment plus grands, là où Fhonneur et
le repos des familles dépendent du premier venu qui, par
haine ou par cupidité, s*avise de traîner un de leurs membres
à la barre des tribunaux de répression.
Les changements qu*il réclame dans les formes de Tin-
struction et du jugement sont beaucoup plus rappux^^ 4e
la vérité scientifique. Il blâme avec indignation l'usage de
provoquer Tarrestation des accusés au moyen de dons ou de
promesses. « Quai de plus lâche, de plus cruel, de plus vil,
» dit-il, que de faire métier de pourchasser des malheureux
» échappés à la vengeance publique ; de leur tendre des
» pièges, d*eimployer à les perdre ruse, astuce, perfidie, tra-
» hison ; de Jes livrer de sangfroid à toute espèce de tour-
» ments, sans autre motif qu'un sordide intérêt? » Non-seu-
lement il condamne la torture, mais il veut que, dans Finter-
rogatoire des inculpés, on s'abstienne de toute manœuvre
déloyale, de toute question captieuse. Il propose de nommer,
dans chaque ville, un avocat des pauvres, rétribué par le
trésor public. Discutant avec soin la valeur de la preuve tes-
timoniale, il pousse le scrupule au point d'admettre, comme
causes de récusation, un « âge trop tendre ou trop avancé,
» rimhécilité, la démence, l'ivrognerie, une flétrissure juri-
» dique, l'habitude du mensonge, des mœurs incompatible^
» avec les sentiments d'honneur, une liaison intime avec
» l'accusé, une haine qu'on lui a vouée, un intérêt quelconque
» à le perdre. » Il examine avec la même sollicitude la va-
leur juridique des indices et des présomptions, devenus
l'objet de tant de théories étroites et subtiles dans Jes livres
des criminalistes du dix-septième siëcLe. Aâversaii^e déter-
miné du pouvoir absolu dans toutes les sphères de l'admi-
nistration, il désire que toutes les parties de la procédure
ce 50ient assujéties à des formes fixes, précises, régulières,
)) afin de ne pas se conduire d*une manière arbitraire dans
» la chose du monde la plus grave. » Il veut que Temprison-
nement préventif n*ait jamais lieu sur de simples soupçons,
et il impose à la société Tobligation d'accorder au citoyen
injustement incarcéré <c une indemnité proportionnelle, non-
» seulement aux dommages qu*il a essuyés, mais au mal*étre
)) qu*il a enduré, à l'inquiétude qu'il a éprouvée, au chagrin
» qu*il a ressenti...; car, s'il importe à la sûreté publique de
» s'assurer de la personne d'un innocent violemment sus-
» pecté, il n'importe pas moins à la liberté publique d'expier
)> envers lui ce qu'il a souffert pour la cause commune. » Il
réclame, enfin, la réforme radicale du régime des prisons, et,
pénétrant à l'instant même jusqu'au fond du problème, il de-
m mande que chaque prisonnier ait un réduit à part (1). »
Discutant ensuite la nature et les formes du jugement, il *
refuse de livrer le sort de l'accusé à l'arbitrage d'un corps
de magistrature composé de> juges nommés à vie. « Pour
» éviter, dit-il, toute èrainte de partialité et inspirer de la
» confiance dans l'équité du tribunal, il est nécessaire que
» chacun soit jugé par ses pairs*. Et qu'on n'objecte pa^ que
» peu d'hommes sont capables de remplir dignement les
» fonctions de juge. Qui ne voit qu'elles exigent plus de pro-
» bité que de lumières? Et puisqu'elles se bornent à pro-
» noncer sur la réalité d'un fait prouvé jusqu'à l'évidence,
» tout homme qui a le sens commun peut siéger au criminel.»
Marat propose l'institution d'un jury de vingt-deux membres,
(i) 11 ne faut pas en conclure que Marat est T inventeur du système
cellulaire. Celui-ci date de plus loin ; il existait déjà au sixième siècle,
dans un monastère du Sinaï (voy. Reviie catholique de Lommn, 1852-
1853, pp. 708 et suiv.).
présidé par un magistrat inamovible. Mais il tient surtout à
ce que la justice soit entourée de la garantie précieuse d*une
publicité sans limites. « Voulez-vous, dit-il, que le crime
» soit puni, rinnocence défendue, Thumanité respectée et
» la liberté assurée? Rendez la justice en public. C'est loin
» des yeux du peuple qu*on emploie tant d'odieux moyens
» d'arriver à la preuve des délits. Cest dans robscurité des
» cachots que d'infômes satellites, travestis en malfaiteurs,
» tendent des pièges à un accusé et cherchent à gagner sa
» confiance pour le trahir. C'est dans les sombres réduits
» d'une prison que des magistrats inhumains, oubliant la
» dignité de leurs fonctions, s'avili&sent à celles de délateur
» et emploient, pour la perte des malheureux, cette astuce
» qui ne fait scrupule de rien.... Que tout délinquant soit
» jugé à la face du ciel et de la terre ! »
Avec cette confiance inébranlable propre aux novateurs
audacieux, Marat affirme que, si la France adopte e( réalise
ces idées, elle verra, dès le lendemain, diminuer considéra-
blement le nombre des malfaiteurs. Malgré l'obligation de
procurer à chaque prisonnier un réduit à part, les prisons
ordinaires seront trop grandes encore. « A peine, s'écrie-t-il,
» aurez-vous quelques coupables à punir? »
L'ouvrage se termine par les lignes suivantes , qu'on s'é-
tonne de rencontrer chez un publiciste destiné, h devenir
bientôt la personnification du meurtre politique : « Lorsque
» l'accusé est convaincu, c'est au président, organe de la loi,
» à prononcer la peine et à passer sentence sur le coupable.
» Reste à rendre son supplice exemplaire. J'allais ajouter...
» Mais j'entends la voix de la nature gémissante, mon cœur
» serre {sic) et la plume me tombe des mains ! »
- ââ? -
IV.
MaiatenaQt que nous stvons fait connaître le système de
répression élaboré par l'ami du peuple^ revenons sur nos pas
et demandons-nous quel profit les représentants de la France
pouvaient retirer du Plan de législation criminelle qui leur
fut solennellement présenté le 2 août 1790.
Malgré' Turgence et le nombre de ses vastes travaux, l'As-
semblée constituante n'était pas restée inactive dans l'impor-
tant domaine des lois pénales. Le 26 août 1789, elle avait
proclamé, dans la célèbre déclaration des droits de l'homme
et du citoyen, quelques-uns des grands principes régulateurs
du droit criminel : proscription de l'arrestation arbitraire,
défense d'incriminer des actes non incriminés par le législa-
teur, égalité de tous devant la loi répressive. Le 8 octobre
de la même année, elle avait décrété l'abolition complète et
définitive de la question, la publicité contradictoire de tous
les actes de la procédure, la suppression du serment imposé
à l'accusé, le droit de celui-ci de choisir ses défenseurs et
de communiquer librement avec eux,. le devoir pour le juge
de motiver la condamnation. Le 21 janvier 1790, elle avait
aboli la confiscation des biens, égalisé les peines pour tous
les délinquants, accordé la sépulture ordinaire aux con-
damnés et affranchi leurs familles de toute flétrissure légale.
Elle allait s'occuper de la rédaction d'un code pénal et d'un
code de procédure criminelle, quand Marat lui fit offrir son
Plan de législation (1).
(1) Le Code pénal, voté par T Assemblée constituante, fut promulgué
le 25 septembre 1791 ; il avait été lu dans les séances du 22 et du
23 mai. Le Gode de procédure, promulgué le 19 septembre 1791, porte
le titre de Loi concernant la police de sûreté, /la justice criminelle et
Vétabiissemeixt des jurés.
Cette ofTre était complètement inutile. Exposés par Bec-
earia, amplifiés par Servan, popularisés par Voltaire, com-
mentés par toute une école de criminalistes, les principes du
droit nouveau n*avaient pas besoin du concours de Marat
pour pénétrer dans Tenceinte de l'Assemblée constituante.
Les cahiers des trois ordres étaient unanimes à réclamer une
réforme immédiate et radicale de la législation criminelle.
Dans la sphère de la procédure, ils. demandaient le jugement
par jurés, la régularité et la publicité de l'instruction, la
publicité des débats, la liberté de la défense, la prohibition
des commissions temporaires et l'obligation de motiver les
arrêts. Sur le terrain du droit pénal, ils exigeaient la
confection d'un code, l'abandon des supplices cruels, l'adou-
cissement général des peines, l'égalité des châtiments pour
tous les délinquants, la réduction considérable du nombre
des crimes capitaux, et surtout la proclamation de la grande
règle que la peine de mort ne doit être que la simple priva-
tion de la vie. A tous ces vœux si nettement définis, et dont
quelques-uns étaient déjà réalisés, l'auteur du Plan de légis-
lation se contentait d'ajouter une série de peines bizarres,
entremêlées de projets chiniériques et de théories ultra-ré-
volutionnaires. Ainsi que .nous l'avons dit en commençant,
rAssemî)lée n'avait rien à y apprendre. Marat ne lui offrait
que des tirades sonores sur des thèmes parfaitement connus,
qu'il avait empruntés aux philosophes et aux criminalistes
de la seconde moitié du dix-huitième siècle (1).
Ce n'est donc pas comme une œuvre ayant contribué à la
(1) Pour les hommes tant soit peu versés dans rhistoire du droit
pénal, cette affirmation n'a pas besoin d'être démontrée. C'est su^out
dans le Traité des délita et des peines de Beccaria, que Marat a puisé ses
doctrines. Parfois même Timitation se rapproche de la copie littérale.
réforme de la législation criminelle, comme une pierre en-
trée dans l'édiice du droit nouveau, que le livre de Marat
doit attirer l'attention.
Le Plan de légisUUim cntnineUéy considéré en lui-même,
nous fournit un autre enseignement.
La plupart des historiens de la révolution française voient
dans Marat un démagogue en délire, un pamphlétaire in-
sensé, agissant sans but certain et sans principes déterminés,
répandant la terreur par goût, aimant rhorrible comme d'au-
tres aiment le beau, excitant au massacre et demandant des
tètes, sans même avoir la conscience de l'atrocité des provo-
cations qu'il adressait à la populace.
Les apologistes de Marat (car il en trouve encore aujour-
d'hui) repoussent cette appréciation de toutes leurs forces.
Ils disent que l'ami du peuple n'eut rien à modifier au milieu
de la tempêté révolutionnaire ; qu'en matière de morale, de
jurisprudence et de politique, il était lié par son passé, par
des opinions, par des principes arrêtés en temps calme, où
les passions des partis n'étaient pas surexcitées (1).
Les apologistes de Marat ont raison, et, pour en acquérir
la preuve, il suffit de lire le livre que nous venons d'analyser.
Dès les premières pages, on s'aperçoit que, pour Marat,
l'obéissance aux lois modernes était une aifajre de calcul.
Révoquant en doute la légitimité de tous les gouvernements
de l'Europe, montrant partout le contrat social déchiré par
les riches au détriment des pauvres^ il déclare sans ambages
que, s'il est permis d'exiger des masses le respect de l'ordre
établi, ce ne peut être qu'à la condition de leur fournir des
avantages plus grands que ceux qu'ils retireraient d'un retour
complet à VéUU de nature. Cette condition n'étant pas rem-
•
(l) Bougeart. Marat, VA mi du Peuple y t. 1. p. Itîi.
- 250 -
plie, la révolte, le pillage et la vengeance cessent d*étre cri-
minels pour la multitude immense des prolétaires; car». « s'ils
» renoncèrent à leur propre vengeance^ ce fut pour la remettre
» au bras public ; s*ils renoncèrent à la liberté naturelle, ce
>) fut pour acquérir la liberté civile; s*ils renoncèrent à la
» communauté primitive des biens, ce fut pour en posséder
» quelque partie.... Ne tenant à la société que par des désa-
» vantages, seraient-ils encore obligés d'obéir? Non.... Si la
» société les abandonne, ils rentrent dans l'état de nature ;
)) et lorsqu'ils revendiquent par ia force des droits qu'ils
» n'ont aliénés que pour se procurer de plus grands avan-
» tages, toute autorité qui s'y oppose est tyrannique, et le
» juge qui les condamne est un lâche assassin (1). »
Aussitôt qu'on admet cette étrange, mais formidable doc-
trine, l'attitude prise par Marat, aux jours les plus agités de
la révolution, n'est plus le produit des haines et des passions
du moment. Le maniaque sanguinaire disparait pour faire
place au logicien implacable.
Défenseur des pauvres contre les riches, des prolétaires
contre les privilégiés de la naissance et de la fortune, de
ceux qui n'ont rien contre ceux qui ont tout^ Marat crut que
la révolution allait lui fournir le moyen de transporter dans
le domaine des faits les utopies écloses dans son ardente
imagination (3). Ne connaissant pas les véritables ressorts
qui meuvent les sociétés, ignorant les lois inflexibles qui
règlent la production et la consommation dés richesses, il
s'imagina que, pour donner à tous l'abri, la nourriture, le
(1) Voy. ci-dessus, p. 208.
(2) Dès le 24 juin 1789, Marat avait publié une brochure intitulée :
Supplique aux Pères cotiscrits de ceux qui n*o)U Hen contre ceux qui ont
tout.
- 231 -
vêtement, Taisance, qu*il leur avait promis dans son Plan de
législation, il suffisait de bouleverser Tétàt politique et éco-
nomique de la France. Le jour même ob il s*aperçut que
TAssemblée constituante se séparerait sans avoir réalisé ces
rêves, il annonça la rupture du contrat social et se mit à
crier que le peuple avait récupéré ses droits naturels et pri-
mitifs, droits parmi lesquels il plaçait, comme on vient de le
voir, la liberté de la vengeance.
Dès cet instant, le recours aux armes, à la violence, à la
terreur, devenait la conséquence naturelle des théories so-
ciales qu*il avait développées dans le Plan de législation cri-
nUnelle. Les lois disparaissant, la force prend leur place, et
«remploi de celle-ci devient rationnel et légitime, pour ren-
verser le pouvoir et récupérer les richesses dont quelques
milliers de privilégiés se sont emparés, au détriment de plu-
sieurs millions de prolétaires. G*est là tout le système de
Marat ! Le 2 juin 1790, il écrivit dans les colonnes de son
journal : « Mous sommes en état de guerre, et nous n'ob-
9 tiendrons rien de nos ennemis qu*k la pointe de Tépée. »
Le 6 fuillet, il ajouta : « Il n*y a pas de conversion à attendre
» de ces gens-là : tant qu'ils seront sur pied, ils machine-
3> ront contre nous.... Pourquoi donc les épargner, si la
» mort seule peut nous en délivrer? » N'avait-il pas dit,
vingt ans plus tôt, que les indigents, loin d'être tenus à res-
pecter les ordres de leurs oppresseurs, avaient le droit de
prendre les armes pour revendiquer contre eux c€ les droits
de la nature (1)? » Dans l'extermination de ceux qu'il nommait
les ennemis du peuple, Marat ne voyait que l'emploi d'un
V moyen nécessaire et licite. Il ne devait connaître ni le scru-
pule, ni la honte. Disciple fervent et convaincu de Rousseau,
(I) Voy. ci -dessus, p. *208.
ne savait-il pas que, suivant la parole du maître, rhomme
délivré des chaînes du contrat social possède, « daas sa
» liberté naturelle, un droit illimité à tout ce qui le tente, à
» tout ce qu*il peut atteindre, sans autres bornes que les
» forces de l'individu (1)? » Trois mois avant le Jour où le
poignard de Charlotte Gorday ftt tomber la plume de sa
main, il écrivait encore : « D'après les principes d'une saine
» politique, il est démontré pour moi, que le seul moyen de
» consolider la révolution, c'est que le parti de la liberté
» écrase celui de ses ennemis. D'après cette conviction, j'ai
» proposé des mesures rigoureuses que les suppôts du des-
» potisme ont appelées sanguinaires. Des mesures plus
» douces seraient mieux de mon goût, si elles étaient effl-
» caces.... Ce n'est pas moi qui suis inconséquent {% ! »
Non, il n'était pas inconséquent! M. Michelet se trompe
en disant que les transports de Marat ne procédaient d'aucune
foi précise qu'on puisse caractériser (3). Au contraire, les
apologistes du fougueux tribun sont dans le vrai, quand ils
voient en lui un logicien audacieux et rigide, marchant droit
au but et poussant à ses conséquences extrêmes cette absurde
théorie du contrat social, que les classes supérieures avaient
accueillie comme lui, admirée et prônée comme lui, jusqu'au
jour où les masses se soulevèrent pour en réclamer l'appli-
cation, et le bénéfice. La terrible politique de Marat nous
montre, une fois de plus, qu'on ne substitue jamais impuné-
ment l'erreur et le sophisme aux bases éternelles de la mo-
rale et de l'ordre. Elle atteste que les doctrines délétères,
quelle que soit leur extravagance, trouvent tôt ou tard des
(1) Contrat ttœial, 1. I, c. 8.
(2) Piiblicisle de la RépvJbliqHe, II) mars 1793.
(o) Histoire delà récolution fraftçaisCj l. II, p. 378.
I — 253 -
apôtres et des victimes. C'est sous ce i*apport que les nom-
breux écrits de Yami du peuple, malgré leur^ médiocrité scien-
tifique et littéraire, méritent l'attention du philosophe et dé
rhomrae d'État.
Une dernière réflexion nous est suggérée par la lecture du
Plan de législation criminelU.
Au moment où Marat publia ce livre, il occupait l'emploi
lucratif de médecin des gardes du corps du comte d'Artois;
i( vivait d'appointements fournis par la liste civile de
Louis XVL Or, le dédain suprême avec lequel il parlait de
la dignité royale, les traits empoisonnés qu'il lançait contre
les bases de l'ordre et de la propriété, les doctrines ultra-
révolutionnaires dont il se faisait le promoteur, tout cela ne
lui valut pas même un léger reproche. Insouciants et frivoles,
les dépositaires du pouvoir laissaient librement s'agiter cette
propagande d'anarchie et de spoliation qui devait les préci-
cipiter, les uns dans l'exil, les autres sur l'échafaud. L'indif-
férence de la cpur à l'égard de l'écrit de Marat est l'un des
traits distinctifs de l'inconcevable légèreté des classes supé-
rieures de la société française, à la veille du cataclysme.
Ici encore, pour nous servir d'une expression vulgaire, nous
voyons les défendeurs de l'ordre établi jouer avec le feu,
sans songer qu'une seule étincelle peut produire un incendie
terrible.
Que de fois l'histoire ne nous a-t-elle ' pas offert, et tou-
jours sans fruit, les mêmes enseignements et les mêmes
exemples !
■w
VIII
DE LA PRÉTENDUE NÉCESSITÉ
DE
LA PEINE DE MORT
\
DB LA PRÉTENDUE N^BSSITË
DK
LA PEINE DE MORT
NUo ftiortem impii, 94d ut eonvêtiatut' impiut « via
tua H tivat. (Bzicmxu xxuu, 11).
L
Depuis Fattaque plus courageuse que savante dirigée par
Beccaria contre la barbarie des lois criminelles de son siè-
cle, la légitimité de la peine de mort n*a jamais cessé de ren-
contrer de nombreux antagonistes (1).
Les incidents et les alternatives de cette importante con-
troverse, déjà plus que séculaire, forment incontestablement
l'une des pages les plus intéressantes de Thistoire du droit
criminel des peuples modernes. Les jurisconsultes, les phi-
losophes, les économistes, les hommes d'État, les théoio-
l1) La première édition du traité Dei ddilti e délie pêne, qui a servi
<le poiDt de départ à la controverse actuelle, parut à Monaco en 1763.
- à$8 -
giens^ les poètes, lous les représentants du mouvement
intellectuel, sont entrés tour à tour en lice, et les titres seuls
de leurs écrits fournii*aient la matière d'un long^ catalogue.
Il est vrai que ce redoutable problème, où toutes les bases
du système pénal se trouvent en cause, n'a pas toujours
obtenu le même retentissement dans les écoles, à la tribune,
dans la presse et dans la foule. Tantôt le débat s'aniipe et
s'élargit av^ une ardeur vigoureuse, l'opinion publique
s'émeut, les adversaires de l'effusion du sang élèvent la voix
dans toutes les parties du monde civilisé. Tantôt le bruit
s'apaise, le débat se renferme dans les régions paisibles de
la science, l'avenir de l'échafaud cesse de préoccuper les
esprits au milieu du bruit des armes ou des agitations absor-
bantes des luttes politiques. Mais il n'en est pas moins cer-
tain que, depuis 1764, le législateur criminel stest trouvé
constamment en face du problème, et que jamais la discus-
sion ne s'est assoupie que pour S0 réveiller, quelques années
plus tard, avec des allures plus vives et des proportions plus
vastes. Nous en avons un remarquable exemple dans les faits
qui se passent sous nos yeux. Des pétitions demandant le
renversement de l'écbafaud arrivent aux Chambres législa-
tives de l'Europe et de l'Amérique. En France, en Allema-
gne, en Angleterre, dans l'Amérique du Nord, des hommes
figurant au premier rang des criminalistes de leur patrie
réclament l'abolition absolue ou graduelle de la peine capi-
tale. En Italie, un jurisconsulte distingué publie un journal
spécial pour combattre les arguments des défenseurs de l'ex-
piation sanglante. En Belgique, une association dirigée vers
le même but s'est constituée dans une de nos villes les plus
importantes.(l).
(1) Parmi les jurisconsultes qui se sont prononcés pour la suppres*
- 259 ^
II.
Si Ton se demande quel a été le résultat de cette longue
et vive controverse, une distinction devient nécessaire.
Au point de vue de la suppression absolue de la peine de
mort, le résultat est peu considérable. Après tout un siècle
d*eirorts et de luttes, le bourreau n'a perdu son glaive que
dans un petit nombre d'États. En Amérique, la mort a dis-
paru des codes criminels du Wisconsin , du Michigan, de
Rhode-Island, de la Louisiane, du Venezuela, de la Nouvelle-
Grenade, de rUraguay, du Mexique et des États-Unis de
Colombie. En Europe, Téchafaud a été renversé dans les
cantons suisses de Neufchàtel et de Zurich, en Finlande, en
Toscane, en Portugal, en Hollande, dans les Principautés
sioa de la peine de mort, nous nous bornerons à citer : En France, Or-
tolan, Éléments de droit pénal; Bérenger, De la répression pénale, etc.,
travail remarquable dont la première partie se trouve au i, VIII et la
seconde au i. IX des Mémoires de F Académie des sciences morale^ et
politiques. En Angleterre, Neat, Considérations on punishnient of dpath;
Philips, Vacation toughts on capital punishments. En AUemagne, Ber-
ner, Abschaffung det* Todesstrafe; Holtzendorff, Hundert Jahre Kriey
gegen die Todesstrafe; Mittermaier^ Die Todesstrafe nach der Ergebnis-
nen der wissenschaftlichen Forschungen^ der Fortschritte der Geselsge-
bung \Lnd der Erfarungen, En Suède, d*01ivecrona, De la peine de mort
(trad. franc., 1868). Le journal italien de M. Ellero se publie à Milan,
par fascicules trimestriels, depuis 1861, sous ce titre : Giornale per
Vabolizione deUa pena di morte.
En France, M. HeUo a publié, dans la Revue critique de légitXation et
de jurisprxidence (sept.-oct. 1867), le relevé par ordre chronologique
des personnes et des associations qui , depuis 1826, dans les divers
pays de FEurope, ont pris la part la plus notable au mouvement aboli-
tioniste de la peine de mort. En Allemagne, M. Heizel a place la li^te
des défenseurs et des adversaires de la peine de mort, depuis 1764 jus-
qu*à 1870^ à la suite de son livre intitulé : Die Todesstrafe in ihrer kid»
turgeschichtlichen Entwicklung, Berlin, 1870.
««.
danubiennes et sur le modeste territoire de ia république de
San-Harino (1).
Assurément, si Ton compare ces contrées au^ empires,
aux xroyaumes et aux républiques où la mort figure toujours
au sommet de Téchelle pénale, les successeurs de Beccar^a
ont peu de motifs de s'enorgueillir des conséquences pra-
tiques de leur propagande.
Mais il n*en est plus de même, et la question change com-
plètement de face, lorsque, comparant lés Godes actuels k
ceux du dix-huitième siècle, on se demande, çiuelles aont,
dans les uns et dans les autres, les infractions punissa-
bles du dernier supplice. Alors on s'aperçoit immédiatement
que, dans toutes les parties de l'Europe et de l'Amérique, les
attaques dirigées contre la peine capitale ont produit un
résultat du plus haut intérêt, en ce sens que le nombre des
crimes capitaux a suivi partout une progression rapidement
descendante.
Citons quelques exemples.
En France, au moment ob éclata la grande révolution du
dernier siècle, la peine de mort était applicable à cent-quinze
cas. Dans le Gode pénal de 1810, elle était encore prononcée,
expressément ou implicitement, par trente-neuf articles,
dont la plupart prévoyaient plusieurs crimes différents. La
loi du 38 avril 1832 réduisit tous ces crimes capitaux à
vingt-deux; puis, après un nouvel intervalle de seize années.
(i) On peut y ajouter Tlle de Taïti, où la peine de mort a été sup-
primée en 1831. Voy. Mittermaier, Die Todesatrafe, pp 36, 39,-49 et M ;
Berner, Abschaffung der Todesstrafe, pp. 18 et suiv.; Ducpêtiaux, La
question de la peine de mort envisagée d<in8 ion actualité, p. 27. Ch. Lu-
cas, Lettre au comte de Bismarck, etc., pp. li et suiv. Rappo^H adressé
an ministre de la justice par la Commission belge chargée de la révision
du Code pénal. Titre pixiiminaire et litre pretnier, p. 35» On sait que ce
remarquable rapport est Tœuvre de M. le professeur Haus.
ces vingt-deux crimes furent, à leur tour, réduits k quinze,
par le décret du gouvernement provisoire du 36 février 1848,
abolissant la peine de mort en matière politique (i).
En Angleterre, dans la seconde moitié du siècle passé, les
crimes capitaux formaient une longue et lamentable série de
deux cent quarante cas. Dans les premières années du siècle
actuel , ils s'élevaient encore au chiffre énorme de cent
soixante. A Theure oij nous écrivons, ce chiffre, grâce à des
réductions successivement opérées sous la pression de l'opi-
nion publique, n'est plus que de deux (2) I
En Belgique, où la législation pénale de l'Empire n'a dis-
paru qu'en 1867, le progrès des idées est venu aboutir au
même résultat. Dans le nouveau code pénal, le nombre des
crimes capitaux se trouve réduit à sept, qu'on peut même,
à la rigueur, réduire à trois : l'attentat contre la personne du
roi, l'homicide et l'incendie accompagnés de certaines cir-
constances déterminées par la loi (3).
Des changements analogues se sont produits dans tous les
Codes récents, notamment dans ceux de la Finisse (18S4),
de l'Autriche (1852), de la Bavière (1861), du Piémont (1859),
de la Suède (1864), de New-York (1860), de Philadelphie
0) Encore faut-il, pour arriver au nombre de quinze, refuser le
caractère politique à certains actes de nature à compromettre la France
dans ses rapports avec les pays étrangers. (Bérenger, De la répression
Ifênale, 2« partie, p. 441 ; Haus, Observations sur le projet de révision du
Codepènal. etc., 1. 1", p. 112, Gand 1835).
<2) Haute trahison et assassinat. Loi de consolidation de la législa-
tion pénale du 6 août 1861. AUgemeine deutsche Slrafrechtszeitnng,
29 nov. 1862.
(3) Attentat contre la vie du roi ; meurtre du prince royal ; assassinat ;
parricide; empoisonnement; meurtre ayant pour but de faciliter, de
préparer ou d'exécuter un autre crime ; incendie volontaire ayant en-
traîné la mort d'une ou de plusieurs personnes qui , à la connaissance
de Fauteur, se trouvaient dans les lieux incendiés.
16
(i860), du Massachusetts (1858), de rAllemagne du Nord
(1870) et de plusieurs autres pays de l'Europe et de l'Amé-
rique. Partout le nombre des infractions passibles de mort
a été réduit dans une proportion plus ou moins considérable,
et, en outre, plusieurs législations, imitant l'exemple donné
par la France, en 1832, autorisent les juges ou le jury à
écarter cette peine quand la cause présente des circonstances
atténuantes.
Ge n'est pas tout. Â côté de ces réductions sucessives
viennent se placer plusieurs autres faits qui méritent, eux
aussi, une mention spéciale.
Dans la plupart des pays où l'échafaud a été maintenu,
les commutations de peine deviennent d'année en année
plus nombreuses. Les gouvernements du XIX"" siècle, répu-
diant complètement les allures implacables des justiciers de
l'ancien régime, manifestent de plus en plus une véritable
répugnance à répandre le sang. Il est visible que les chefs
de la magistrature éprouvent des scrupules que n'ont pas
connus leurs devanciers ; chaque jour ils sentent plus lour-
dement le poids de la redoutable responsabilité inhérente à
leurs fonctions ; ils ne consentent à l'exécution de l'arrêt que
dans les seuls cas où le crime présente des caractères d'une
gravité exceptionnelle (1).
Les mêmes scrupules se manifestent, sous une autre
forme, dans le langage des rédacteurs des codes modernes.
Tout en se prononçant pour le maintien de la peine de mort,
ils ne prennent nulle part l'attitude hautaine et décidée, le
ton superbe et tranchant des criminalistes du XVIIP siècle.
(i) On trouve à ce sujet des renseignements aussi instnictife que
complets dans le livre déjà cité de M. Mittermaier. V. aussi Berner, loc.
cit., p. i7.
— 245 -
Peu d*entre eux envisagent cette peine comme devant éter-
nellement figurer dans Téchelle pénale. Presque tous voient
dans son maintien une nécessité passagère, une regrettable
rigueur momentanément réclamée par Tétat actuel des élé-
ments sociaux. Ils semblent demander grâce pour la con-
servation provisoire d'un supplice que leurs prédécesseurs
défendaient et exaltaient comme le palladium du repos et de
la sécurité des peuples. En Russie même, les délégués du
Czar ont hautement déclaré qu'à leurs yeux la peine de mort
est un mal dont on ne peut pas encof*e se passer entièrement.
S'il était permis de personnifier l'échafaud, nous dirions que
le sol sur lequel il s'appuie s'ébranle de toutes parts, et que,
même parmi ses partisans, le doute et l'hésitation prennent
peu à peu la place de la confiance et de la certitude (1).
Cela est tellement vrai que la 'publicité de l'exécution capi-
tale est devenue elle-même un sujet de controverse, non
plus entre les philosophes et les poètes, mais entre les
jurisconsultes chargés de l'importante mission de formuler
les lois criminelles de leur patrie. Jadis le caractère éminem-
ment exemplaire du supplice était l'un des axiomes de la
science. Aujourd'hui on commence à croire que cette effu-
sion publique du sang, loin d'augmenter la crainte par
l'exemple, exerce sur l'immense majorité des spectateurs
l'influence la plus pernicieuse. En Allemagne et dans presque
tous les États septentrionaitx de l'Union américaine, l'exécu-
tion se fait à l'intérieur de la prison, en présence d'un cer-
tain nombre de magistrats et de témoins. Il y a plus : dans
les pays mêmes oii la publicité des exécutions est maintenue,
(i) Pour rattitude de la commission russe, Voy. Haus^ Rapport cité,
p. 38. Qu'on compare ce langage à celui de Muyart de Vouglana répon-
dant à Beccaria !
l'administration s'étudie à eu atténuer les effets. « Elle élol-
» gne l'échafaud de rintéjieur des villes ; c'est au dehors,
» dans les lieux écartés, qu'à la faveur de la nuit on élève
» Tappareil de la mort ; on dissimule le jour et l'heure de
» l'exécution; quand elle s*accomplit, c'est à peine si la
» lumière du jour l'éclairé. Par tous les moyens, on cherche
» à mettre en défaut l'avide curiosité de la foule et à la pro-
» téger contre elle-même (1). » Sous ce rapport encore, les
défenseurs de la peine de mort ont donc perdu du terrain,
puisque l'un des principaux effets qu'ils se plaisaient à lui
attribuer est aujourd'hui sérieusement contesté (8).
Si nous voulions compléter la série des faits qui se sont
produits dans cet ordre d'idées, nous aurions plus d'une
remarque à faire sur la presque unanimité des criminalistes
à demander la suppression de la peine de mort dans les
matières politiques ; sur la répulsion invincible qu'elle in-
spire, quand on l'applique à des attentats dirigés contre la
propriété; sur la défense faite aux juges de l'infliger h des
mineurs; sur son remplacement par une autre peine,
quand la culpabilité ne s'appuie que sur des indices ; sur le
nombre toujours croissant des opposants, quand la ques-
tion est sérieusement posée dans une assemblée législative.
Mais notre intention ne saurait être d'entrer ici dans l'ex-
amen approfondi de tous les faits et de tous les problèmes
qui se rattachent au maintien ou à l'abolition de la peine
capitale. Il nous suffit d'avoir rappelé que le nombre de ses
adversaires grandit sans cesse, et que l'action de ceux-ci ne
(1) Bércnger, loc. ciL, 2« part., p. 8084».
(3) On sait qu'en Belgique la Conunission chargée de la révision du
Code pénal avait demandé l'exécution dans l'enceinte d'une prison.
(Haus, Rappoi't cité, p. 50).
-lais-
se manifeste pas seulement sous la forme radicale de la sup-
pression absolue.
Après avoir indiqué les tendances générales de Tépoque,
nous nous contenterons d'examiner i*apidement un seul point
de la controverse, celui de la prétendue nécessité du main-
tien de réchafaud. Cette nécessité est, en effet, la seule rai-
son qui soit sérieusement invoquée en Belgique, et c'est sur-
tout au point de vue de nos intérêts nationaux que nous
voulons nous placer.
III.
En laissant de côté la doctrine de la compensation morale
de Kant (Moralische Vergeltung) et la théorie de la réparation
de Klein {Vergûtungs-Theorie) ; en demandant le maintien de
la peine de mort,' parce que cette peine est nécessaire, les
nombreux partisans qu'elle compte en Belgique placent le
débat sur son véritable terrain (1).
L'illégitimité absolue de la peine de mort ne peut être
sérieusement alléguée. La société possède le droit de punir,
et, si la consèrsation de Tordre et le maintien de la sécurité
publique exigent une répression énergique, rien ne s'oppose
à ce que le législateur, dans la punition des actes immoraux,
aille au besoin jusqu'à la rétribution du mal causé par un
mal identique. Mais, d'un autre côté, si la société possède le
droit de punir, elle ne peut exercer ce droit que dans la me-
(1) L'opinion dominante en Belgique se raanitesle nettement dans le
Discours sur la peine de mort, prononcé par M. le procureur général De
liavay, à l'audience de rentrée de la Cour d'appel de Bruxelles, le
15 octobre 180*2. {Belgique judiciaire, XX, p. 1^*2^).
sure des besoins sociaux. Elle ne doit pas saisir le glaive et
frapper pour se ménager le plaisir d*étaler sa puissance. Si
le châtiment d*un degré inférieur suffit pour sauvegarder les
intérêts confiés à sa sollicitude, elle n'a pas le droit de re-
courir au châtiment d*un degré supérieur.
Nous avouons donc bien volontiers que, si la peine de
mort est nécessaire, cette peine appliquée aux crimes les
plus graves devient par cela même légitime.
Mais cette nécessité' est-elle bien démontrée? L*effusion
du sang des criminels est-elle indispensable à la sécurité
complète, au développement régulier des intérêts sociaux de
l'Europe civilisée ?
Il est un premier fait qu'il importe de ne pas perdre de vue.
Les annales du droit criminel prouvent que, chaque fois
qu'on appuie son argumentation sur la prétendue nécessité de
certaines . peines, il convient de procéder avec une réserve
extrême. •
Partant de Tidée qu'il faut avant tout jeter l'effroi dans
l'âme des malfaiteurs, les anciens criminalistes avaient varié
les supplices avec une déplorable fécondité d'imagination.
La mort simple ne leur suffisant pas, ils avaient inventé la
mort exaspérée. Pour ne pas remonter à une époque trop
éloignée, nous nous bornerons à rappeler que la législation
française du dernier siècle admettait encore six espèces de
mort, dont quelques-unes, telles que l'exécution par la rotie,
par le feu vif ou par Yécartellement, s'accomplissaient avec
des détails horribles (1). Or, quand des hommes généreux,
révoltés de ces barbaries, vinrent demander que la peine
capitale ne fût plus que la seule privation de la vie, les ad-
(1) Muyart de Vouglans^ Les lois criminelles de France, pp. 53 et
suiv. (Éd. in-folio).
mioistrateurs, les magistrats, les criminalistes, les avocats
eux-mêmes, à de très-rares exceptions près, furent una-
nimes à déclarer que toutes ces tortures étaient indispensa-
bles. Ils aflQrmaient que les malfaiteurs endurcis, loin de
s'arrêter devant la perspective d'une mort instantanée, -se
jetteraient à corps perdu dans la carrière du crime, en se
disant qu'après tout, si la main de la justice réussissait à les
atteindre, le seul dommage qui en résulterait pour eux serait
de voir avancer de quelques années, de quelques mois peut-
être, le terme fixé par la nature. Des centaines de voix pro-
phétiques s'élevèrent pour annoncer un épouvantable . ac-
croissement de crimes atroces, aussitôt que la roue, le feu
et récartellement auraient cessé de protéger la sécurité
publique. On proclamait de bonne foi Taflï^euse nécessité de
foire endurer d'horribles tourments aux malheureux que la
société se croyait obligée de retrancher de son sein.
Le même argument de la nécessité fut mis en avant pour
justifier toutes ces atrocités judiciaires qui, indépendamment
de la mort exaspérée, semblaient former le droit commun
de l'Europe. On le vit même invoquer, en France, à l'appui
du maintien de la question préparatoire. Malgré les raisons
sans réplique alléguées par Montaigne, Bayle, Grotius, Mon-
tesquieu, Beccaria, Servan, Voltaire, Brissot et tant d'autres,
la torture continua longtemps à figurer parmi les parties
essentielles de la procédure criminelle du dix-huitième siè-
cle. Elle était nécessaire, disait-on, pour assurer l'exercice ré-
gulier et fructueux de la police judiciaire; et quand Louis XVI
l'abolit, par sa déclaration du 24 août 1780, il se réserva
de la rétablir si l'expérience venait plus tard lui en démontrer'
la nécessité (1) !
(1) Sous ce rapport, il et»! on ne peut plus intéressant de lire la ré*
- 248 -
Les mêmes doutes existaient en Belgique. Pendant plus
de vingt années, Marie-Thérèse et Joseph II furent obligés
de lutter contre les préjugés enracinés des Conseils de jus-
tice des Pays-Bas autrichiens. Nos magistrats» repoussant
dédaigneusement « ces spéculations nouvelles, » répondaient
que, si la torture était un mal, c'était un mal nécessaire (i) !
Qui oserait aujourd'hui défendre la question préparatoire «
et la mort exaspérée? Un sourire de pitié accueillerait le
jurisconsulte assez aveugle pour croire encore à leur pré-
tendue nécessité. Une expérience presque séculaire a dissipé
tous les doutes.
Il ne suffit donc pas d'affirmer qu'une peine est nécessaire.
Il ne suffit pas surtout de dire que la peine de mort a existé
chez tous les peuples, à toutes les époques et à tous les
degrés de civilisation. Par cela même que la peine de mort
a toujours existé, on se trouve dans l'impossibilité d'indi-
ponse de Muyart de Vouglans au livre de Beccaria. Suivant ce con:teU'
1er au grand cotiseil, il était impossible de ne pas reconnaître dans le
système criminel de la France « cette marche toujours égale, qui pèse
» tout au poids du sanctuaire et qui prête une main secourable à l'in-
» nocence opprimée, tandis que de Tautre elle poursuit et f^ppe do
» son glaive vengeur le vice confondu. » (Lois criminelles de France,
p. 820).
(1) Procès-verbaux de la Commission roijale chargée de la publication
des anciennes lois et ordonnances de la Belgique, t. 1"% p. 323 et suiv. —
Visschers, Reime belge, 1. 11 (Liège, 4835).
Un autre exemple bien remarquable nous est fourni par l'histoire
contemporaine. Lorsqu'on 1863, l'empereur Alexandre II, suivant le
conseil du prince N. OrlofT, supprima toutes les peines corporelles, une
foule d'hommes appartenant aux rangs les plus élevés annoncèrent que
l'empire de Russie allait être submergé par un efEroyable débordement
de crimes. Les peines corporelles, disaient-ils, étaient nécessaires.
L'empereur passa outre, et en Russie, conune partout où l'ancienne
législation crimineUe a été considérablement mitigée, le nombre des
crimes ne s'est pas élevé au-dessus du niveau ordinaire.
qiier a priori les conséquences qui résulteraient de son abo-
lition.
Au lieu de lutter à l'aide d'affirmations dénuées de preuves,
il convient d'étudier, avec une attention scrupuleuse, les
faits attestés par la statistique criminelle des pays où la
peine de mort a été supprimée d'une manière partielle ou
totale.
C*est ce que nous allons faire avant de passer à la statis-
tique criminelle de la Belgique.
IV.
En Angleterre, le nombre des crimes capitaux atteignait, il
y a soixante quinze ans, le chifii'e énorme de deux cent qua-
rante. Il y a moiiis de cinquante ans, ce nombre s*élevait
encore à cent soixante. Aujourd'hui il est descendu à deux !
Chacune de ces réductions a eu pour accompagnement un
concert bruyant de prédictions sinistres. Supprimer la peine
de mort pour la fabrication de fausse monnaie, pour la contre-
façon du timbre et des billets de banque, pour le vol du bétail,
pour la destruction des machines, pour la banqueroute frau-
duleuse, pour le vol des lettres, pour les menaces par écrit,
pour le viol, pour l'évasion des criminels, pour les diverses
variétés du faux, c'était, disait-on, inaugurer une lamentable
époque de désordre, d'anarchie et de ruine; c'était con-
damner le commerce et l'industrie à une décadence irrémé-
diable ; c'était tarir les sources de la subsistance des peuples
de la Grande-Bretagne ; c'était faire déserter le pays par ses
habitants les plus utiles; c'était amener, à l'expiration d'un
petit nombre d'années, la dépopulation, la stérilité, la soli-
- 350 -
tude, une désolation semblable à celle qui règne dans quel-
ques contrées de l'Asie, jadis les plus civilisées et les plus
peuplées de la terre ! Ces prédictipns se produisirent à la tri-
bune du Parlement, dails les colonnes des journaux, dans les
dissertations des jurisconsultes et jusque dans les traités de
philosophie morale (1). Qu'en est-il résulté? C'est que les
exécutions devinrent beaucoup moins fréquentes, sans que
le nombre des crimes, antérieurement frappés de mort, subit
une augmentation quelconque. Tandis que huit cent-deux
exécutions eurent lieu dans la période de 1800 à 1810 et huit
cent quatre-vingt-dix-neuf dans celle de 1811 à 1820, il n'y
en eut que deux cent cinquante dans la période de 1831 à
1840, cent-sept dans celle de 1841 à 1880, quatre-vingt-dix-
neuf dans celle de 1851 à 1860. Il est vrai que, dans ces
dernières années^ certains attentats contre les personnes
et les propriétés se sont considérablement accrus, sur-
tout dans les rues de Londres; mais, ne l'oublions pas,
tous les organes de la publicité, de même que tous les
jurisconsultes des Trois-Royaumes , sont unanimes à en
chercher la cause ailleui^ que dans le remplacement suc-
cessif de la mort par des peines moins sévères. Tous, sans
exception, prétendent que cette augmentation de criminalité
dérive de l'étrange abus que l'administration des prisons an-
glaises a fait des libérations anticipées avec billet de permis
(ticket of leave). Cinq recueils périodiques, reflétant fidèle-
ment l'opinion de* toutes les classes éclairées, ont longue-
ment discuté la question (Westtnvister Review, Quarterly Re-
View, North'Rritish Review, Edimburg Review, Dublin Univer^
sity Magawie)^ et tous attribuent le mal à la même cause.
(I) Voy. le curieux fragment de la Movat^ Philosofy du docteur Paley,
traduit par M Ducpétiaux, De la peine de inort, p. 19. Bruxelles» 1827.
Aussi voyons-nous, en ce moment plus que jamais, des so-
ciétés nombreuses, des jurisconsultes éminents et des
hommes d*État célèbres se réunir pour demander Fabolition
complète de la peine de mort dans les Iles britanniques (1).
Eu réalité, sur le sol anglais, la suppression de la peine
capitale a*a produit aucun résultat fâcheux par rapport aux
deux cent trente-huit crimes qui en étaient paasibles à là fin
du dernier siècle et qui en sont désormais affranchis. L'im-
portance de ce fait capital ne saurait être sérieusement révo-
quée en doute. Il faudrait être bien téméraire pour oser
affirmer que les conséquences qui se sont manifestées pour
deux cent trente-huit crimes ne se seraient pas également
manifestées pour les deux seules infractions restées passibles
du dernier supplice. Si une telle affirmation pouvait être ac-
cueillie par la science comme un obstacle à toute réforme
ultérieure, le progrès de la législation pénale deviendrait à
jamais impossible.
Une expérience analogue a été faite en France. Là aussi
aucun inconvénient n*est résulté de la suppression de la
peine de mort pour toute une série de crimes. Là aussi
aucun homme sérieux ne songe à revenir aux rigueurs exa-
gérées du Gode de 1810. Au premier abord, Taugmentation
de la criminalité, dans le quart de siècle qui a suivi la légis-
lation de 1833, pourrait faire concevoir des doutes ; mais un
examen, même superficiel, suffit pour prouver que cette aug-
(1) L'ouvrage cité de M. M ittermaier renferme un résumé complet de
la statistique criminelle de l'Angleterre, pp. 79, 80, 90, 95 et suiv. Les
opinions émises par les cinq Revues les plus importantes de l'Angle-
terre ont été analysées par M. Casier, dans un article publié par la Bel^
giqite judiciaire, n^ du 28 juin 1868.
Voy. aussi C.-A. Desoer, Du mouvetnent pour Vabolitioti de la peine de
nwH en Angleterre f p. 1 i.
meutation, loin d*étre le produit de radmission d*uii système
plus humain, tient à des causes générales dont nous parle-
rons plus loin. Il suffit de faire remarquer ici que l'accrois-
sèment se manifeste surtout pour deux catégories d'infrac-
tions : celles à regard desquelles il n*a jamais été question
de la peine de mort et celles qui n'ont jamais cessé d'en être
largement frappées. De 1836 à 1852, le nombre des délits
correctionnels s'est élevé de 59,630 à 179,394. Dans la même
période, les accusations d'assassinat se sont accrues de 23
p. c, et celles de parricide ont presque doublé; et cepen-
dant, pour ces deux espèces de crimes, les exécutions n'ont
pas fait défaut. De 1826 à 1852, nous trouvons 1,668 con-
damnations à mort, 603 commutations et 1,065 exécutions;
c'est-à-dire, en moyenne, 64 condamnations et 41 exécutions
par an. Il n'y a donc rien d'étrange ni d'anormal dans l'aug-
mentation de criminalité qui s'est également manifestée,
pendant les mé^nes années, pour la plupart des crimes que
les législations de 1832 et de 1848 ont affranchis dé la peine
capitale (1).
Mais les statistiques criminelles de l'Angleterre et de la
France ne sont pas les seules qu'on puisse invoquer. En
Autriche, en Bavière, en Saxe, en Piémont, en Ecosse, en
Irlande, dans l'Amérique du Nord, partout où le nombre dés
crimes capitaux a été réduit dans une proportion plus ou
moins considérable, on cherche en vain les conséquences
funestes issues de cet adoucissement de la législation. Nulle
(1) Bérenger, loc. cit,., 2* part., pp. 808 et suiv., attribue en grande
partie l'augmentation de la criminalité à l'organisation vicieuse des
prisons françaises.
Depuis lors le nombre des causes correctionnelles jugées par les
tribunaux français a subi des fluctuations assez fortes. En 4869. ce
nombre a été de 1 42,520.
part les gouveruements ne songent à revenir sur leurs pas ;
nulle part on ne voit surgir une demande tendant à appliquer
de nouveau la peine de mort aux nombreuses catégories
d'infractions qui n*en sont plus passibles. Que certains pré*
jugés sur l'efficacité souveraine du dernier supplice s*y soient
maintenus dans Tesprit d'une foule de personnes étrangères
à l'étude des lois criminelles, nous l'avouons sans peine ; que
des jurisconsultes et des hommes d'État s'y prononcent
contre la suppression immédiate et complète de la peine de
mort, nous en convenons encore ; mais il est incontestable
que les fonctiçnnaires supérieurs de l'administration de la
justice, les directeurs des prisons centrales, les aumôniers
habitués à scruter la conscience des criminels, en un mot,
tous ceux qui ont longuement et attentivement étudié les
faits, sont unanimes à déclarer que rien n'atteste le besoin
de revenir aux rigueurs du passé.^Dans tous ces pays, il est
au moins permis de se demander si les mêmes résultats ne
se seraient pas manifestés pour les crimes à l'égard desquels
la mort continue à figurer dans l'échelle pénale.
Il est une autre expérience qui ne doit pas être oubliée.
Dans quelques contrées, la peine de mort, tout en conti-
nuant à subsister en droit, a été supprimée de fait, pendant
une période plus ou moins longue, à cause de la répulsion
qu'elle rencontrait chez les chefs de l'État. Or, chaque fois,
cet éloignement momentané de l'échafaud a eu pour résultat
de confirmer les prévisions des adversaires de l'expiation
sanglante. En Valachie, où la peine de mort n'a été supprimée
qu'en 1862, aucune exécution n'avait eu lieu depuis 1830, et
le nombre ^es crimes capitaux y était resté moins élevé que
dans les contrées voisines (1). Dans le duché de Brunswick,
(•1 ) Boeresco, Traité cotnparatif des délits t»t des peines au po'uit dr vue
philosophique et juridique, pp. 37iet suiv.
aucune condamnation capitale ne fut prononcée sous le
règne du duc Charles-Guillaume, et il n*en résulta aucun
danger pour la sécurité publique. Dans la régence de Bom-
bay, Tabsence de toute exécution pendant sept années, de
1833 à 1840, ne fit pas augmenter le nombre des attentats
contre les personnes et les propriétés (1). En Portugal, la
peine de mort, avant d'être abolie de droit en 1867, l'avait
été de fait depuis 1847, sans aucun dommage pour l'ordre
public. Cette même abolition de fait existe dans le grand-
duché de Bade et en Belgique depuis 1864 , dans le Wur-
temberg depuis 1866, en Suède depuis 1867, sans que le
nombre des crimes capitaux se soit accru par l'inaction du
bourreau. En Belgique, comme nous le verrons plus loin^
tous les condamnés' à mort reçurent une commutation de
peine dans la période de 1830 à 1833; et cependant les
crimes capitaux y furent plus rares que sous le régime des
Pays-Bas, où le pouvoir judiciaire déploya constamment une
sévérité peu commune.
Un motif plus sérieux encore de douter de l'efficacité sou-
veraine de la peine de mort nous est fourni par la statistique
criminelle des contrées où elle a cessé de figurer dans les
Codes.
Depuis l'avènement de Léopold I""', en 1765, jusqu'au
moment où nous écrivons, la peine de mort a été supprimée»
de droit ou de fait, dans le grand-duché de Toscane, sans
que cette suppression y soit devenue une cause d'augmenta-
tion pour les attentats contre les personnes ou les propriétés.
Loin d'avoir été affligée du spectacle d'un nombre sans cesse
croissant de crimes, cette belle contrée continue à être l'une
des plus paisibles et des plus morales de l'Italie. Les juris-
(1) ArchW dcH Kriminnlrechts, 1841, p. 3. Berner, loc. cit., p. 48.
consultes les plus éclairés, les magistrats les plus expéri-
mentés du pays sont unanimes à se féliciter du renversement
de réchafaud. La même conviction y a pénétré dans la
conscience du peuple. Léopold II, cédant à des suggestions
venues de l'étranger, avait rétabli la peine de mort par un
décret du i6 novembre 1852; mais, depuis cette époque jus-
qu'au jour de son départ de Florence en 1859 , aucune exé-
cution n'avait eu lieu sur le sol de la Toscane. La répulsion
que le décret avait rencontrée chez les juges et dans les
masses n'en fut pas moins tellement vive que l'un des pre-
miers actes de l'administration italienne, malgré ses ten-
dances d'unification législative, fut la suppression de la peine
capitale par un décret du 10 janvier 1860 (1).
I^ même expérience a été faite dans les duchés d'Olden-
bourg, de Brunswick et d'Anhalt, où la peine de mort a été
supprimée depuis 1849 jusqu'en 1870, date de l'introduction
du Gode pénal de l'Allemagne du Nord ; dans le duché de
Nassau, où elle avait disparu depuis 1849 jusqu'à l'annexion
de ce pays à la Prusse, en 1866; dans les duchés de Saxe-
Weimar et de Saxe-Heiningen, qui, délivrés du bourreau
depuis 1862, l'ont vu reparaître à la suite du Gode déjà cité
de l'Allemagne du Nord ; dans le royaume de Saxe, où l'écha-
£aud, renversé en 1868, a été rétabli en 1871, par la pro-
(1) La législation de la Toscane n'est pas toujours exactement ex-
posée par les criminalistes. Suivant des renseignements que nous
avons pris sur les lieux, cette peine n'a été légalement supprimée que
de 1786 à 1790 et de 1847 à 1852 ; mais, à partir de 17^5, les exécutions
ont été tellement rares qu'on peut dire, sans exagération, que la peine
de mort y est abolie de fait depuis près d'un siècle. M. Mittermaier
prouve fort bien que le rétablissement de la peine capitale en 1790, en
1815 et en 1852, doit être uniquement attribué à des considérations po-
litiques et à des suggestions venues de l'étranger [Die Toâesstrafe, p. 17
à 19, 49, 50, 90, 135, 150/.
mulgation du Code péual de Fempire d'Allemagne. Le même
euseigoement nous est donné par le grand-duché de Fin-
lande, depuis 1826 ; par la Roumanie, depuis 1862 ; par le
Portugal, depuis 1867 ; par la Hollande, depuis 1870 ; par les
cantons de Neufchâtel et de Zurich, depuis 1854 et 1864 ; par
les États de Michigan, de RhodeJsland et de Wisconsio,
depuis 1846, 1862 et 1863; par la Louisiane, depuis 1868;
par les États-Unis de Colombie, depuis 1866 ; par le Vene-
zuela et la Nouvelle-Grenade, depuis 1864; par l'Uraguay et
le Mexique, depuis 1868. Dans aucun de ces pays, les crimes
les plus graves ne se sont multipliés à cause de la suppres-
sion de la peine capitale. Si l'on tient compte de l'augmen-
tation de la population, les meurtres sont même devenus
moins fréquents dans le Michigan. Il est vrai que, dans l'État
de Rhode-Island, le nombre des homicides s'est accru depuis
1862, date de l'abolition de la peine de mort ; mais qu*on ne
se hâte pas de triompher de ce résultat ! Plusieurs fois la
législature du pays, refusant de s'engager dans une voie
rétrograde, a formellement déclaré que cette situation
tient à des circonstances passagères et ne provient nulle-
ment de la destruction de l'échafaud. Le fait d'ailleurs ne
présente pas en lui-même une grande importance. Dans les
pays où la peine de mort a été maintenue, le nombre des
crimes capitaux s'accroît parfois durant certaines périodes.
Pourquoi le même phénomène ne se produirait-il pas dans
les contrées où cette peine a été supprimée? En réalité,
quand on se dégage des idées préconçues, quand on étudie
attentivement les faits, quand on pèse impartialement les
témoignages, on doit avouer que, dans tous les pays où la
peine de mort a été supprimée d'une manière partielle ou
totale, cette innovation n'a produit aucun résultat défavorable
pour la moralité et la sécurité de la nation.
- 257 -
Dans l'état actuel de la science, la prétendue nécessité de
la peine de mort n'^est pas seulement une affirmation dénuée
Je preuves : c'est un argument réfuté par toutes les expé-
riences tentées dans les deux hémisphères, sous Timpulsion
des idées généreuses du dix-neuvième siècle.
V
La statistique criminelle de la Belgique ne contredit aucun
des enseignements qui nous sont Tournis par les nations
étrangères.
Le tableau suivant, annexé au projet de révision du Code
pénal, déposé sur le bureau de la Chambre des Représentants
'^ i^ août 1834, renferme, pour sept de nos provinces, le
i^ombre des condamnations capitales et celui des exécutions
^^usle gouvernement des Pays-Bas (4) :
^ ^ Le Luxeml)ourg et le Limbourg, étant alors en partie occupés
^^ Holandaîs, ne ftgiirent pas dans le tableau que nous reprodui-
17
- 2S8
M
NOMBBE DBS CONDAMNÉS
NOMBRE DES
•<
contra-
dictoires.
par con-
tumace.
TOTAL.
exécu-
tions.
'arrêts •
annulés.
résultats
inconnus
1814
6
2
8
3
_-
2
1815
4
4
8
2
—
1
1816
8
10
18
3
2
1817
8
12
20
7 •
1
I
1818
8
3
11
5
1
1819
11
3
14 .
9
—
1820
2
6
8
2
— —
1821
17
1
18
11
~ 1 "
1822
6
3 1 9
2
- 1 1
1823
.5
i ^
' 0
2
— • 2
1
1824
10
10
20
6
1 r
i)
1
1825
16
\ 2 i 18
r»
, 1
1826
9
! 3
12
2
1 ! 1
1827
14
\ —
14
1
fi —
1828
17
1 .3
20
11
1
1 — 1 -
1829
9
1
10
3
! —
—
Après la révolution de Septembre, pendant trois années,
de 1830 à 1833, la peine de mort fut supprimée de Tait, et,
suivant des documents officiels qui doivent inspirer une con-
tiance entière, on arriva aux résultats suivants :
En 1830, le nombre des condamnations capitales fut de 3 ;
en 1831, de 9; en 1832, de 14, y compris 4. condamnations
par contumace; en 1833, de 7, y compris 2 condamnations
par contumace (1).
Les adversaires de la peine de mort s*emparèrent de ces
• (1) Voy. la statistique de la justice nationale, dans VExpoitê de la
»ituatio7i du royaume (1841-50, t. II, p. 1359).
résultats comme d*une démonstration péremptoire de Tex-
cellence de leur doctriue. Sous le gouvernement des Pays-
Bas, où, sur 150 condamnations contradictoires, il y avait
eu 74 exécutions, le nombre des arrêts capitaux s'était élevé,
en moyenne, à près de 14 par an pour sept provinces ; tandis
que, sous le régime issu des barricades de Septembre, en
rabsence de toute exécution, le chiifre des condamnations,
pour les neuf provinces du royaume, n'avait pas atteint, eu
moyenne, le nombre de 11. Le chiffre de 1830 était inférieur
à celui de chacune des années de la période néerlandaise; le
chiffre de 1832 était inférieur à ceux des années 1816, 1817,
1821, 1824, 1825 et 1828; les chiffres de 1831 et de 1833
étaient inférieurs à ceyx des années 1816, 1817, 1818, 1819,
1821, 1824, 1825, 1826, 1827, 1828 et 1829. Aux yeux des
adversaires de Téchafaud, cette preuve était décisive.
Ils se trompaient, parce que, comme nous le dirons plus
loin, on se place complètement à côté de la vérité, quand on
s'imagine que les fluctuations de la criminalité ont pour cause
principale le taux et la nature des peines prononcées par les
cours d'assises.
Aussi leur joie fut-elle de courte durée. En 1834, le nom-
bre des condamnations capitales s'éleva brusquement à 28,
y compris 3 arrêts rendus par contumace. Jamais ce nombre
n'avait été atteint sous le régime des Pays-Bas.
Ainsi qu'on devait s'y attendre, les partisans de la peine
capitale s'empressèrent, à leur tour, d'élever la voix. Ils por-
tèrent la question à la tribune parlementaire. Dans la séance
du 31 janvier 1835, deux membres de l'assemblée attribuè-
rent la multiplication des crimes à la « fausse philanthropie »
du Ministre de la justice. Celui-ci répondit que la peine de
mort n'était pas plus abolie en fait qu'en droit. Il ajouta que.
- 2«0 -
pour sa part» il n'avait jamais fait une proposition de grâce
pour un assassin (1).
Le débat produisit immédiatement ses fruits. Le 3 février,
un article du Moniteur, renfermant le récit d'un procès crimi-
nel jugé par la cour d'assises de Bruges, se termina par les
lignes suivantes : « L'arrêt sera exécuté. L'atrocité du crime
» et les antécédents du condamné le rendent indigne de la
» clémence royale. » Six jours plus tard, laTtéte de l'assassin
tomba sur la place publique de Gourtrai, où depuis dix-neuf
ans l'instrument du supplice n'avait plus été dressé (2).
bette précipitation, nous n'hésitons pas à le dire, était la
conséquence d'une exagération manifeste. Parmi les 28 con-
damnations capitales prononcées en 1834, 4 l'avaient été par
la justice militaire et pouvaient être attribuées à la situation
exceptionnelle résultant de l'état de guerre. Parmi les 24 con-
damnations restantes, 18 avaient pour cause le vol accompli
avec les cinq circonstances aggravantes de l'art. 381 du (Iode
pénal de 1810, crime pour lequel le projet de révision déposé
par le gouvernement demandait la suppression de la peine de
mort. Enfin plusieurs autres crimes, remontant à deux ou trois
ans, avaient été commis par des bandes de voleurs récem-
ment découvertes & Bruges et à Namur, et l'on sait que là où
fonctionne la guillotine ces bandes se forment aussi bien
qu'ailleurs. Quoique la plupart des statistiques criminelles-ré-
gulièrement dressées ne remontent pas au delà de 1830, il est
déjà avéré que, dans tous les pays, on rencontre des années
où le nombre des accusés atteint un chiffre exceptionnel,
sans qu'il soit possible d'en induire une altération exception-
Ci) Séance du 31 janvier 1835. Moniteur du 2 février, n« X^,
(2) La dernière exécution capitale dans ta Flandre occidentale re-
montait à plus de dix ans.
— 16! -
oeile de la moralité publique. Interrompre brusquement une
expérience commencée, parce qu'une seule année sur quatre
semblait donner un résultat défavorable, c'était incontesta*
blement s'écarter des voies de la science aussi bien que de
celles de la modération et de la raison (1).
Quoi qu'il en soit, depuis le 9 février 183S jusqu'en 1864,
la peine de mort cessa d'être supprimée de fait sur le sol
belge ; mais, nou» nous plaisons à le dire, le pouvoir exécutif,
tout en revenant sur ses pas , ne permit plus d'exécuter les
condamnations capitales prononcées pour infanticide, pour
vol ou par suite de l'aggravation résultant de la récidive.
D'un autre côté, sur quarante condamnés pour incendie, un
seul fut exécuté. On peut donc dire que, de 1830 à 1863,
date de la dernière exécution capitale en Belgique, les seuls
crimes à l'égard desquels la justice suprême ait eu son cours
sont le pan*icide, l'assassinat, l'empoisonnement et le meur-
tre accompagné d'une autre infraction. Pour ces quatre
crimes, les exécutions ont eu lieu dans les proportions sui-
vantes : V
(1) La conduite du Ministre de la justice fut vivement critiquée au
sein de la Chambre des Représentants, notamment par M. H. De Brouc-
kere, qui reproduisit, à cette occasion, la proposition qu'il avait déjà
faite en 1832 d*abolir la peine de mort. (Voy. le Moniteur du 4 et du 5 fé-
vrier 1835, no> 35 et 36). Sur les débats de 1835 et sur leurs consé-
quences, M. Vischers a publié un remarquable article dans )e KHtische
Zeitschrifl fur Rechtswissenschafft und Gesetsgdmng des Auslandes,
t. VIII, pp. 118 et suiv. (1836). Il a, plus tard, traité le même sujet dans
un travail plus étendu, intitulé : Du premier essai tenté en Belgique
pour Vabolition de la peine de mort (1831-1833). Liégef De Thier, 1864.
- 262 —
CONDAMIiiÉS EXÉCUTÉS PROPORTION
sur cent
1831-1835 68 3 4.4
1836-1840 79 2 2,53
1841-1845 120 8 6,66
1846-1850 213 18 8.45
1851-1855 141 17 12,06
1856-1860 100 4 4
1861-1865 93 5 5,37 (4)
On voit que, pendant un quart de siècle, de 1830 à 1855,
les rigueurs de la justice répressive ont progressivement
augmenté dans une proportion sensible.
Il nous sera facile de prouver que cette sévérité croissante
ne Tournit aucun argument à Tappui de la nécessité de la
peine de mort.
Le nombre des exécutions par province se répartit ainsi :
Brabant , 13
Anvers 6
Hainaut 12
Flandre occidentale 14
Flandre orientale 11
' Namijr • . % . . 1
Trois provinces, celles de Liège, de Limbourg et de'
Luxembourg , n'ont pas vu dresser Téchafaud depuis 1830.
À Liège, la dernière exécution remonte à 1825.
(1) On sait qu'à partir de 1864, la peine de mort est de fait abolie en
Belgique.
Voy. Statistique de lajtislice criminelle et civile de la Belgique. Période
de 1850 à 1855. Documents parlementaires de la Chambre des Représen-
tants, session de 186i-1865, n» II.
— 263 -
En répartissant ces exécutioos par ressort de cour d*appel,
00 trouve 31 exécutions dans ie ressort de la cour d*appel
de Bruxelles ; 25, dans ,1e ressort de la cour de Gand ; 1 à
Namur, dans le ressort de la cour de Liège.
Il en résulte que, si la peine de mort possédait la vertu
souveraine et infaillible qu*on se platt h lui attribuer, le nom-
bre des crimes capitaux, eu égard au chiffre de la population,
aurait dû, de 1830 à 1855, s'accroître dans le ressort de la cour
de Liège, tandis que, par la même raison, il eût dû considéra-
blement diminuer dans les ressorts des cours de Bruxelles
et de Gand. Or c'est précisément un résultat contraire qui
se manifeste dans les comptes-rendus de la justice nationale.
Pour en fournir la preuve, un jurisconsulte liégeois a mis
en regard, pour les périodes de 1832 à 1835 et de 1850 à
1855, le nombre moyen des accusés de crimes capitaux dans
les provinces placées sous la juridiction des trois cours, et il
est arrivé au résultat suivant :
1832 à 1835 :
1850 à 1855 :
UN ACCUSÉ SUR
UN ACCUSÉ SUR
Bruxelles,
125,865 babit.
97,724 babit.
Gand,
86,228
75,291 —
Liège,
66,475 —
102,972 —
Ainsi, dans la première période, le ressort de Liège était
celui où le nombre des accusés de crimes capitaux, comparé
au chiffre de la population, était le plus élevé. Dans la der-
nière, c'est le même ressort de Liège qui, après que la peine
de mort y a été abolie de fait pendant un quart de siècle, ne
présente plus qu'un accusé sur 102,972 habitants ; tandis que
le ressort de Bruxelles en fournit un sur 97,724, et celui de
Gand un sur 75,291 .
Dans le ressort de Bruxelles, où il y a eu 31 exécutions.
le nombre des accusés de crimes capitaux, comparé au chiffre
de la population, augmente de 22 p. c.
Dans le ressort de Gand, ou vingt-cinq têtes sont tombées
sur réchafaud, le nombre des accusés augmente de 13 p. c.
Dans le ressort de Liège, où une seule condamnation (pour
parricide) a reçu son exécution, le nombre des accusés di-
minue de S5 p. c. (1).
Assurément cette statistique n'était pas de nature à mettre
en évidence l'indispensable nécessité du maintien de la guil-
lotine !
Les partisans de Téchafaud comprirent la valeur de Tob-
jection, et ils s'empressèrent de répondre qu'il ne suffisait
pas de prendre pour base de ces calculs le nombre des accu-
sations portées devant les cours d'assises. Pour avoir une
statistique exacte de la criminalité par province, on devrait,
disaient-ils, ajouter au nombre des accusations portées de-
vant le jury, celui des crimes dont les auteurs sont restés
inconnus (2).
Cette réponse ne tarda pas à être complètement écartée.
Des documents officiels, communiqués à la Chambre des
Représentants, vinrent démontrer que le nombre des crimes
capftaux restés impoursuivis (assassinat, empoisonnement,
parricide, infanticide, meurtre) était plus considérable dans
les ressorts des cours d'appel de Bruxelles et de Gand que
dans le ressort de la cour d'appel de Liège. La statistique ju-
diciaire, de 1840 à 1867, fournissait, en effet, les chiffres
suivants : Bruxelles, 524 ; Gand, 329 ; Liège, 264 (3).
(i) V., à cet égard, un remarquable article publié par M. de Thier,
dans un journal politique de Liège, La Meuse, supplément au numéro du
15 février 1862.
(2) L'objection a été faite par M. de Bavay, dans son discours déjà
cité, p. 245.
(3) Documenta parleificntah^s de la Chambre des Représentants .
/
À-
- 205 ~
Il s*en faut donc de beaucoup que, dans le ressoit de la
cour d'appel de Liège, où Técliafaud a disparu depuis 1825,
la sécurité des personnes et des propriétés soit plus précaire
que dans les ressorts des cours de Gand et de Bruxelles.
VI.
Est-ce à dire que la peine de mort soit complètement dé-
pourvue d'efficacité; que, toujours inopérante et toujours
dédaignée, elle n'arrête jamais le bras du coupable prêt à
frapper sa victime? Non, sans doute; il y aurait de la folie à
le prétendre. Plus d'une fois on a vu une seule exécution
mettre un terme à des crimes qui, depuis plusieurs années,
désolaient une commune populeuse.
' Mais là n'est pas le nœud du problème. Il s'agit de savoir
si un autre châtiment, tel que les travaux forcés à perpétuité,
ue produirait pas un effet analogue.
Au premier abord, nous le savons par notre propre expé-
rience, on est tenlé de répondre négativement; on hésite à
croire que la terreur de l'échafaud li'exerce pas une influence
beaucoup plus efficace que la perspective d'une réclusion à
vie. Mais on ne tarde pas à changer d'avis lorsqu'on étudie,
avec l'attention qu'ils méritent, les enseignements fournis
par les annales du droit criminel. On s'aperçoit bientôt que
les châtiments modérés, mais prompts et certains, agissent
tout aussi efficacement que les peines d'une rigueur extrême.
àession de 18<>4-I8t>5, ii" XI. Les tal)leaux qui figurent dans ce docu-
ment officiel ne donnent que les chifTres de 1S40 à 1860. Les autres
m'ont été^communiqués par le département de la justice.
- 266 —
Quand le coupat>le s'apprête à commettre un crime punis-
sable de mort, il s'entoure de toutes les précautions qui se
trouvent à sa portée, et, s'il passe outre, c'est qu'il nourrit
l'espoir que les investigations de la justice ne parviendront
pas à établir sa culpabilité ; s'il conçoit le moindre doute à
cet égard, il s'abstient ou remet la réalisation de son projet
à une époque plus favorable. Mais les choses se passent ab-
solument de la même manière quand le crime, au lieu d'en-
courir la peine capitale, n'est passible que de réclusion per-
pétuelle. Tout aussi bien que dans la première hypothèse,
le malfaiteur s'arrête ici lorsqu'il ne nourrit pas l'espoir de
l'impunité; et cette seule considération suffit pour expliquer
pourquoi, dans une foule de pays, les crimes jadis punis de
mort ne sont pas devenus plus nombreux depuis que cette
peine y a été remplacée par les travaux forcés à perpétuité.
Il est vrai que ces considérations ne sont pas applicables au
cas où l'auteur de l'infraction agit sous l'empire d'un mouve-
ment impétueux et subit, \el que la colère ou la crainte. Mais
on peut à cet égard fournir une double réponse : d'abord, le
nombre des crimes irréfléchis punissables de mort est de-
venu excessivement rare dans tous les Godes; ensuite, quand
l'auteur agit sans réflexion, il ne réfléchit pas plus à la peine
qu'aux autres conséquences de son acte.
On a fait, au sujet de la terreur causée par l'exécution,
une remarque qui ne doit pas être perdue de vue. Pour celui
qui la subit, elle constitue une soufl'rance terrible ; mais il
n'en est pas de même pour celui qui la voit à distance, comme
un événement incertain, comme une éventualité dont rien
n'atteste l'inévitable réalisation. Or, quand il s'agit de déter-
miner reflet préventif de la peine de mort, il ne faut pas
tant s'occuper de celui qui la subit que de celui qu'elle doit
arrêter dans la carrière du crime. Pour ce dernier, il «*y a
- 267 —
aucune témérité h affirmer que, lorsqu'il prémédite un crime,
il songe autant à sa liberté qu'à sa vie. Est-il raisonnable de
supposer que le malfaiteur, exposant maintenant sa tète pour
jouir d'une indépendance sauvage, ne redouterait pas, au
même degré que la mort, la privation perpétuelle de sa
liberté? Salluste disait déjà : Multi sunl qui martem, ut
requiem malarutn contemnunt, et graviter epavescunt captivi-
totem (4).
Malgré d'admirables progrès réalisés dans toutes les di-
rections de la vie sociale, l'opinion publique est loin encore
de se former une idée exacte et pratique de l'influence que
la rigueur des peines exerce sur les natures perverses. Banni
des régions de la science, le système suranné de l'intimida-
tion à outrance compte toujours de nombreux partisans dans
toutes les classes, sans en excepter les plus éclairées. On ne
sait pas que les causes de la criminalité, essentiellement
multiples, tiennent à mille circonstances diverses, dont l'ac-
tion se fait parfois sentir avec une Régularité qui étonne l'in-
telligence du savant et du philosophe (2).
A coup sûr, personne ne sera tenté d'accuser d'indulgence
les dispositions du Code pénal de 1810 sur la punition des
récidivistes. Et cependant la récidive suit en France une
progression effrayante! En 1847, elle était d'un quart pour
les accusés de crimes et d'un sixième et demi pour les
prévenus de délits correctionnels. Huit ans plus tard, près
de la moitié des accusés et un peu plus du cinquième des
prévenus étaient en état de récidive (3). Aujourd'hui non-
(f) Voy. Boeresco, Traité comparatif des délits el des peines au point
de vue philosophique et juridique, pp. 374 et 375.
(2) V. les belles recherches de M. Quelelel dans son Essai de phy^
siquc socialet t. l«^ p. 171 et suivantes. (Edit. de Bruxelles, 1836.)
(3) Bérenger, De la répression pénale, 2« part., pp. 808-4.
— 268 -
seulement cette triste proposition existe encore pour les
accusés, mais elle s'est même considérablement accrue pour
les prévenus (1).
L'absence de documents officiels ne nous permet pas de
déterminer quel était, sous les lois draconiennes de l'ancien
régime, le nombre des crimes en rapport avec le chiffre de
la population de l'époque ; mais tous les renseignements qui
nous sont fournis tendent à faire supposer que le nombre
des malfaiteurs était, pour le moins, aussi considérable que
de nos jours. Était-ce la faute de l'indulgence excessive du
ê
législateur criminel? «Au moment où la révolution éclata,
» la peine de mort, avec toutes les variétés de son appli-
» cation, telles que la potence, la roue, le bûcher, embras-
» sait cent quinze cas différents, et les crimes et délits
» qui échappaient au dernier supplice étaient punis de la
» mutilation d'un membre, de l'empreinte du fer rouge, de
» la section de la lèvre ou de la langue, de la flétrissure et
» de tous les raffinements qu'une cruauté ingénieuse s'était
» plu à inventer (2). » On avait, de plus, les galères à per^
pétuité ou à temps, le bannissement, le fouet et le pilori.
L'emprisonnement, qui joue un rôle si important dans les
Codes modernes, n'était pas même jugé digne de figurer au
nombre des peines ; il n'existait qu'à titre de détention pro-
visoire : ad custodiam rei.
Il faut des peines, il faut même des peines sévères. Mais
les peines seules ne déterminent pas le nombre des crimes.
Avec ou sans la peine de mort, le nombre des attentats aug-
(1) Les préveiijis en état de récidive s'élevaient, en 1870, à 36 •/«,
(Voy. p. X du Cotnpte gc}téral de Vadtninisb'atian de la justice a^minelle,
Paris, impr. nat., 1872.) . .
(2) Bérenger, Ibid., 2* part., p. 74o.
- 261) -
mente, diminue ou reste stationnaire h certaines époques. En
Bavière, dans la période de 1836 à 1850, une seule exécution
eut lieu par année moyenne ; dans la période suivante de
1850 à 1857, le qombre des exécutions s'éleva à six par an :
or, dans les deux périodes, le nombre des crimes capitaux,
par année moyenne, fut exactement le même ! En Fraficé, les
cours d'assises infligèrent en 1825 la peine de mort à 60 as-
sassins, dont 59 furent exécutés : Tannée suivante, les con-*
damnations capitales du chef d'assassinat s'élevèrent à 84 !
Cestque, indépendamment de tout système pénal, la crimi-
nalité se rattache à une foule de causes qui échappent, pour
la plupart, à l'action directe du législateur. Quelle que soit
la rigueur ou même l'atrocité des peines» la société subira
toujours, à des degrés divers, l'influence des passions qui
fermentent dans son sein. Parmi les sources les plus abon-
dantes des méfaits, on devra toujours ranger l'orgueil, la
haine, la vengeance, l'ambition déçue, l'ignoi^nce, la paresse,
la débauche, la misère, la cupidité, le mauvais exemple, le
vice sous toutes ses formes et, surtout, l'absence d'éducation
religieuse et morale. Ce n'est pas l'écbafaud qui fournira le
moyen de panser ces tristes plaies de l'humanité ! Une police
judiciaire intelligente et active, une organisation rationnelle
du régime des prisons, un bon système d'éducation populaire
laidement appliqué, ces trois moyens sont bien plus eflicaces
que l'effusion du sang !
VII.
En dernier résultat, il est permis d'affirmer que, depuis
la publication régulière des statistiques criminelles jusqu'à
l'heure où nous écrivons, aucun des faits révélés par les
— 270 —
annales judiciaires ne démontre la nécessité de la peine de
mort. Loin de là : depuis un siècle, tous les essais tentés en
Europe et en Amérique attestent que, dans Tétat actuel de la
société moderne, le remplacement de Téchafaud par la dé-
tention perpétuelle n'entraînerait aucun péril pour la sécu-
rité publique.
Les partisans de la peine de mort peuvent bâtir des théo-
'ries, imaginer des hypothèses, émettre des prédictions sinis-
tres ; mais ce serait en vain qu'ils s'efforceraient de chercher,
sur le terrain de la réalité, une preuve mjfnifeste, évidente,
irrécusable. De même que les nombreux partisans de la tor-
ture et de la mort exaspérée qu'on rencontrait dans tous les
parquets à la fln du dix-huitième siècle, ils en sont réduits
à devoir s'écrier : « L'échafaud est nécessaire ; ne tentez pas
» une expérience dangereuse. »
Ce langage ne saurait être celui de la science.
Si la nécessité de la peine- de mort n'est pas démontrée,
et assurément cette démonstration n'est pas faite, le pouvoir
social doit, au moins provisoirement, l'effacer de nos Godes.
Si l'excuse de la nécessité lui manque, le législateur doit
renoncer à un système audacieux qui tend à faire prononcer
des peines irréparables par des juges faillibles.
Si des châtiments moins sévères suffisent, la nation doit
s'empresser de répudier un moyen de préservation tellement
dangereux que, dans la seule période décennale de 1846 à
1856, l'Angleterre et la France ont vu condamner pour crime
capital dix individus dont l'innocence a été plus tard judi-
ciairement reconnue (1) !
(1) Et Dieu sait io nombre des erreurs judiciaires qui n*ont pas été
constatées! V. à ce sujet Deutsche Strafrechtzeitung, 23 février 1861.
Berner, loc. cit., p. 3. — Will, (hi riraiinslantial ei^dence (Londres,
4850), énumère de nombreux cos d'erreurs judiciaires. V. Aussi Mîtter-
maier^ ourrag*' cité, p. 109-112.
— 271 -
Si rien ne prouve que Teffusion du sang humain soit indis-
pensable, la société doit laisser au coupable les jours de
remords et de repentir que Dieu lui accorde pour arriver à
sa régénération morale avant Theure suprême marquée par
la nature.
Nous espérons que la Belgique ne sera pas la dernière à
tenter cette grande et solennelle épreuve. Déjà elle se trouve
dépassée par des nations qui, longtemps après lelle, sont
entrées dans les voies larges et fécondes de la liberté con-
stitutionnelle.
Vin.
Il nous reste à répondre à une objection.
Bien des personnes, tout en avouant quMI est permis de
révoquer en doute la nécessité de la peine de mort, s*oppo-
sent à toute réforme ultérieure, parce que, à leur avis, le
droit de grâce suffit pour parer à tous les dangers et satis-
faire à toutes les exigences.
' La réponse est facile.
Déjà l'expérience de la France et de l'Angleterre a suffi-
samment démontré que cette belle prérogative de la royauté
ne suffit pas pour écarter toutes les conséquences des erreurs
judiciaires; mais, quand même cette expérience ne serait pas
faite, on pourrait se borner à appeler l'attention des auteurs
de l'objection sur les règles fondamentales de la procédure
moderne.
Sous ce rapport, nous ne pouvons mieux faire que de tra-
duire un passage du remarquable rapport que M. Haagen a
présenté, en 1863, à la seconde Chambre du grand-duché de
- 27:2 -
Bade, au nom de la Commission chargée de Texamen du
nouveau Gode de procédure criminelle.
a La gi^ce, dil M. Haagen, n*est pas le bon moyen d*écarter
» les inconvénients de la peine capitale.
» Si les remises ou commuta\ions de peines sont accordées
» trop fréquemment, elles portent atteinte au respect dû à
» la justice et à la loi ; tandis que, si elles s'accordent très-
» rarement, elles laissent subsister tous, les inconvénients
» de la peine de mort et toutes les objections dirigées
» contre elle.
» Dans les pays où Ton donne la préférence au système
» des débats oraux et publics, la question de savoir si la
» grâce doit être accordée ou refusée place le chef de TÉtat
» dans une pénible perplexité. Sous la procédure ancienne,
» où Ton trouvait au dossier, dans toute leur intégrité, les
» actes qui, seuls, avaient guidé les juges et motivé leur
» sentence, le droit de grâce avait une base- sûre et pouvait
» être exercé en parfaite connaissance de cause ; mais ces
» matériaux essentiels font aujourd'hui défaut. Le procès-
» verbal de l'audience ne mentionne que très-imparfaitement
» les éléments à l'aide desquels les jurés et les juges ont
)) formé leur conviction intime, et cette réflexion s'applique
» principalement à tout ce qui a été dit dans l'intérêt de la
» défense de l'accusé. Les actes de l'instruction préliminaire
» sont, de leur côté, toujours plus ou moins imparfaits, et
i) de la sorte on se trouve amené à s'en rapporter exclusive-
» ment à l'avis des fonctionnaires de l'ordre judiciaire ou
» politique, qui peuvent très-bien avoir conçu une opinion
» partiale. La belle prérogative du droit de grâce ne souffri-
» rait aucun préjudice de l'abolition de la peine de mort ;
» son champ resterait assez vaste , quand même on en
- 275 -
» retrancherait une part qui répugne aux àoies gêné-
» reuses (1). >
Nous croyons inutile d'insister davantage, et nous termi-
nerons cet opuscule, en empruntant quelques lignes à un
jurisconsulte illustre, que nous avons eu le bonheur de
compter au nombre de nos amis : « Les recherches aux-
» quelles je vieps de me livrer établissent que la doctrine,
» la législation et Texpérience se réunissent pour démontrer
» que le temps est proche où la peine de mort, débris d'un
» autre âge, disparaîtra complètement de nos Godes. Quand
» ce temps arrivera-t-il ? Dieu seul le sait. Mais du moment
» où prévaudra la certitude que la peine de mort n*est pas
» nécessaire..., elle tombera comme tombent à l'automne
» les feuilles des arbres. Le procès sera gagné quand, chez
» la majorité des hommes sensés et bien pensants, naîtra la
» conviction que des prisons, organisées de manière à favo-
» riser l'amendement des malfaiteurs et pourvues d'une puis-
» sance d'intimidation qui protège suffisamment la société,
» peuvent remplacer efficacement la peine de mort (2). »
(i) Heidelbei^w Journal, 24 mai 1863.
(3) Mittermaier, oui\ cit., p. 168.
18
\
IX
UNE CONTROVERSE
DU TREIZIÈME SIÈCLE
SUR LA LÉGITIMITÉ DE LA PEINE DE MORT
UNE CONTROVERSE
DU TREIZIÈME SIÈCLE
SUR LA LÉGITIMITÉ DE LA PEINE DE MORT
Nous avons dit, à une autre époque : « Il en est de la
» peine capitale comme de tous les grands problèmes de
» politique et de législation agités dans les écoles modernes.
» À toutes les époques, avant comme depuis Beccaria, une
)> foule d'esprits distingués ont conçu des doutes, les uns
» sur la légitimité, les autres sur l'efficacité de l'effusion du
» sang des coupables. Grâce à une intelligence plus lucide
» et plus complète des principes fondamentaux du droit
» pénal, ces doutes prennent actuellement une forme scien-
» tifique, mais ils ne datent pas du dix-neuvième siècle (1). »
. Nous venons corroborer cette affirmation par yne preuve
nouvelle.
Tous ceux qui se sont livrés à l'intéressante étude des
dissidences religieuses du moyen âge ont remarqué la force
d'expansion et l'indomptable persévérance de la secte des
Vaudois. Cruellement persécutés en Provence, en Savoie,
dans le Dauphiné, en Piémont, en Galabre, en Autriche, en
(t) Séance de la classe des lettres de l'Académie royale de Belgique,
du 5 mars 1866.
— 278 -
Bohême» en Pologne, en Angleterre et en Flandre ; cachés
dans les forêts, dispersés dans les grottes des montagnes,
chargés de la haine des gouvernements et des peuples, ils
passaient d*un pays à Tautre, emportant partout, sans jamais
se lasser, un vaste système de doctrines et de pratiques
qu*ils croyaient être celles de TÉglise primitive. Après avoir
triomphé de l'exil et des supplices, ils nous présentent,
aujourd'hui encore, le curieux spectacle d'une secte du dou-
zième siècle subsistant avec toutes les institutions essen-
tielles qu'elle reçut de ses fondateurs. Lorsque, le 28 jan-
vier 1848, la ville de Turin célébra l'octroi d'un Statut con-
stitutionnel proclamant la liberté des cultes, de nombreuses
députations de Yaudois, descendues des vallées des Alpes,
vinrent défiler avec les bannières de leurs paroisses sous les
fenêtres du palais de Charles-Albert.
Dans ces dernières années, on a beaucoup écrit sur les
doctrines religieuses et les tendances politiques des pre-
miers disciples de Yaldo. Nous ne suivrons pas cet exemple.
Renfermant strictement nos recherches dans le cercle des
matières pénales, nous nous bornerons à prouver que, vers
la fin du douzième et au commencement du treizième siècle,
les pasteurs vaudois étaient des adversaires convaincus et
tenaces de la peine de mort.
Quels que soient, disaient-ils, les temps, les lieux, les
circonstances et les causes, l'homicide est prohibé d'une
manière absolue, depuis le jour où Jéhovab, au milieu des
éclairs du Sinal, a promulgué le grand et immortel précepte :
« Tu ne tueras point (1). » Le Christ a confirmé cette loi
salutaire, en disant : «Vous ne tuerez pas...; ceux qui sai-
(1) Exvdc, XX, 13.
» siront le glaive périront par le glaive (1)^ » Que le pouvoir
social, chargé du maintien de Tordre, se défende contre les
embûches et les attaques des malfaiteurs ; qu'il protège la
sécurité publique par tous les moyens dont il peut légitime-
ment disposer ; mais qu'il n'aille pas se souiller lui-même
d'un nouveau crime, en versant le sang des coupables. Tuer
l'assassin, le conspirateur et le voleur, avant qu'ils aient
tiDuvé dans la pénitence le pardon de leurs méfaits, c'est
tuer. leurs âmes en même temps que leurs corps; c'est les
vouer froidement et sûrement à la damnation éternelle.
Gomment concilier cette rigueur inexorable avec la belle et
salutaire parole du Christ : « Aimez vos ennemis et faites du
» bien à ceux qui vous baissent (2) ?» Et que le juge, ajou-
tant l'hypocrisie au crime, ne vienne pas s'excuser en allé-
guant qu'il se borne à obéir k la loi dont il est le ministre!
La loi de Dieu est au-dessus de la loi des hommes. Le Sei-
gneur n'a-t-il pas dit, par la bouche de Moïse : « C'est à moi
» qu'appartient la vengeance (3)? » N'a-t-il pas ajouté, par
Torgane d'Ézéchiel : « Je ne veux pas la mort du pécheur^
)> mais qu'il se convertisse et qu'il vive (4)? » Paul, l'Apètre
des Gentils, ne s'est-il pas écrié, sous la loi nouvelle : « Ne
vous vengez point (5)? » La nature, aussi bien que la reli-
gion, nous oblige à aimer notre prochain comme nous-
mêmes, et la législation criminelle des Chrétiens doit être
mise en harmonie avec le précepte évangélique : « Ne faites
» pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit (6) ! »
(1) Afa«/*.,V, 2I;XXVI, 52.
(2) Matth., V, 44.
(3) Denteronome, XXXII, 35.
(4) Exechiel, XVIII, 32.
<5) Paul,, ad Romanos, XII, 19.
(G) Matth., VU, 12 ; Luc, VI, 31.
li faut ramener les coupables dans les voies de la justice et
du salut, en leur faisant comprendre Ténormité de levr
crime, en les frappant de peines propres à opérer leur amen*
dément; mais le lé^slateur n*a jamais le droit de priver le
malfaiteur, quel qu*il soit, des heures de repentir et de mi-
séricorde que ta Providence lui accorde pour arriver à sa
régénération morale.
Jetant ensuite un coup d*œil sur la barbarie du système de
répression généralement admis dans leur siècle, les doc-
teurs des Vaudois ajoutaient que les lois chrétiennes, qui
devraient être une œuvre de mansuétude et d'amour, étaient
en réalité plus cruelles et plus' implacables que celles de
Moïse. Chez les Hébreux, disaient-ils, le voleur était con-
damné à payer le double ou le quadruple de la valeur de la
chose soustraite ; chez les Chrétiens, il est rare que le voleur
ne soit pas conduit au gibet ou à la roue. A coup sûr, Mo!se,
appliquant le principe antique du talion, se croyait très-
sévère en exigeant dent pour dent, œil pour œil, pied pour
.pied, brûlure pour brûlure, plaie pour plaie, meurtrissure
pour meurtrissure (1). Mais que dire des lois chrétiennes
qui, dépassant de beaucoup le précepte du talion, com-
minent la peine capitale pour la mutilation d'un seul mem-
bre? Faut-il qu'une ère de miséricorde et de fraternité se
distingue par l'aggravation exorbitante des supplices ?
Fidèles aux goûts et aux habitudes des écrivains contem-
porains, les Barbas des Vaudois (2) ne pouvaient manquer
de compléter leur démonstration par quelques sentences
empruntées aux Pères de TÉglise. Ils invoquaient à l'appui
(1) Exode, XXI, 24, 25.
(2) Titre de déférence que les Vaudois donnaient à leurs pasteurs
^textuellement oncle, dans Tidiome vaudois).
- 281 ^
de leur thèse les paroles suivantes, que saint Augustin s*eni-
pressa d*adfesser au tribun Marcellinus, quand il apprit que
eelni-ci allait se prononcer sur le 9ort de quelques Dona--
tistes qui s*étaient souillés d*nne foule de crimes : « Juge
» cbrétien, que l'indignation suscitée par l'iniquité ne te
» fasse pas oublier les exigences de l'humanité. En punissant
» les coupables, cherche plutôt à guérir leurs plaies qu'à
» tirer vengeance de leurs crimes.... Malgré l'atrocité des
» actes dont ils s'avouent coupables, je te prie, par égard
i> pour moi et à cause de la charité chrétienne, de leur in-
» fliger une peine autre que la peine capitale. Il se peut que
» quelques-uns d'entre nous, irrités par l'énormité des mé-
» faits, vous accusent de faiblesse et de négligence dans
» l'accomplissement de votre devoir ; mais aussitôt que ces
» violentes émotions des âmes, que provoquent toujours les
» faits récents, se seront calmées, votre indulgence éclairée
» ne recevra que des éloges (1). y> Ils rappelaient que, dans
une occasion analogue, le même évéque d'Hippone avait
écrit au proconsul Donatus : « .... Nous désirons que la
» redoutable sévérité des lois et des juges serve à corriger
» les coupables et non à les tuer, afin qu'ils échappent à la
» condamnation éternelle(2). dIIs aimaient surtout à répéter
la célèbre maxime de saint Grégoire le Grand : « Que l'Église
» étende sa protection même sur ceux qui ont versé le sang,
» de peur de participer indirectem'ent k Teffusion de leur
» propre sang (3). »
(1) Epist, s. Augustini, GXXXIII et CXXXIX, pp. â09 et 535 ; édit.
Migne.
(2) Epist., G., p. 366; édit. Migne.
(3) Decretum Gratiani, Caus. XXIII, Quaest. 5, c. 7.
NouB empruntons cette espèce do dissertation aux chapitres XX et
XXI du livre II du célèbre traité d* Alain de LiUe, intitulé : De fide
- 28â -
On se figure saiis peine Timmense effet que ces débats
devaient produire dans les écoles et dans les prétoires du
moyen âge, oii le respect des traditions était poussé jusqu'au
fétichisme. Au milieu de ces docteurs austères, de ces
magistrats inflexibles, qui avaient placé au premier rang de
leurs maximes politiques la nécessité de répandre la terreur
par les supplices, le désarmement du bourreau ne pouvait
manquer de rencontrer une répulsion à peu près universelle.
Les législateurs et les juges crièrent au scandale ; mais les
inquisiteurs, s*emparant à leur tour de cet enseignement
nouveau, en firent l'objet d'une accusation d'hérésie, et, il
faut l'avouer, les inquisiteurs n'avaient pas tort. En plaçant
le problème sur le terrain exclusif de la religion et du
dogme, en proclamant l'inviolabilité absolue de la vie hu-
maine, les Vaudois niaient positivement l'inspiration divine
des livres de l'Ancien Testament, puisque Moïse, plusieurs
années après la promulgation du Décalogue, avçiit très-sou-
vent comminé la peine de mort dans le Lévitique et le Deu-
téronome. Mais l'accusation d'hérésie ne suffisait pas pour
calmer les esprits et rassurer toutes les consciences. 11 fal'-
lait prouver que les sectaires tronquaient les paroles de
l'Écriture, dénaturaient l'enseignement des Pères et mécon-
naissaient la mission sociale des juges.
Un homme illustre se chargea de cette tâche. Alain de
Lille, à qui l'admiration naïve du moyen âge avait décerné
le titre pompeux de Docteur universel, se constitua le cham-
pion de la peine capitale. Théologien, philosophe, poète,
catfwlica conti'a haei*eiU'08 8ui tempoiis, pi'aesertim Albiyeusen et Wal'
denses, Wm quatuor, pp. 271 et 272 (Antv., 1653, in-fol.). De Visch,
Fauteur de cette édition, ne connut d'at)ord que les deux premiers
livres du traité d'Alain. Il publia plus tiird les deux autres à la suite de
sa Bibliothcca svriptonwi ordinis Cisterciefisis, p. 410.
— 28S —
historien, alchimiste, il exerçait sur ses contemporains une
influence considérable. Prenant un à un tous les arguments
des Vaudois, il en fit l'objet d'une dissertation que nous
allons résumer aussi succinctement que possible.
Alain commence par déterminer avec soin le rôle religieux
et social qui, à son avis, appartient au juge criminel régu-
lièrement institué.
Quand le juge, dit le Docteur universel, prononce une sen-
tence capitale, ce n'est pas lui qui tue le coupable, et toute
la responsabilité retombe sur la loi dont il est le ministre*
Si le magistrat suppose que le condamné se trouve en état
de péché mortel, il doit vivement l'exhorter à purifier son
âme par la pénitence ; mais, en aucun cas, il ne sera respon-
sable ni de la mort temporelle, ni de la moit éternelle du
malfaiteur qui méprise ses avertissements et dédaigne ses
conseils. Il en est du juge commue du soldat. Quand celui-ci,
en dehors du champ de bataille, tue quelqu'un de sa propre
volonté, il devient responsable du sang versé ; tandis que,
s'il donne la mort en obéissant à l'ordre de son chef légitime,
il échappe à toute peine, à tout reproche, à toute responsa-
bilité. Le juge aussi obéit à l'autorité légitime lorsque, sub-
ordonnant sa volonté à celle du législateur, il ordonne le
supplice des criminels. Le juge est l'un des ministres de
Dieu dans l'exercice de la justice sociale.
A la suite de ces prémisses, Alain, discutant la valeur des
textes de TËcriture qu'on lui oppose, s'efibrce de prouver
qu'ils ont été exagérés et dénaturés dans les prédications
des Vaudois. Quand le Christ disait que celui qui saisira le
glaive périra par le glaive, il voulait simplement rappeler
que la peine du sang versé atteint l'individu qui s'empare du
glaive sans droit et sans qualité, dans le seul dessein d'as-
souvir sa haine, son orgueil ou ses passions cupides. Quand
- 284 —
Jébovabt par ia grande voix de Moise, disait au peuple d*Is-
i*aël : ce C'est à moi qu'appartient la vengeance et la rétribu-
» tion, » il n'avait d'autre but que de proscrire ta vengeance
individuelle et d'engager les hommes à laisser aux lois et aux
juges le soin de réprimer les méfaits et les injures. Qu'im-
poiient ici les fragments des textes sacrés qui commandent
la charité, exaltent la miséricorde et condamnent la haine ?
Le juge qui punit l'auteur d'un crime n'éprouve ni haine ni
colère ; il frappe pour que la souffrance d'un seul dissipe
les mauvais desseins d'un grand nombre ; il fait endurer au
coupable une peine temporelle, afin que, ramené par son
supplice même à des pensées salutaires, il échappe ainsi h
des châtiments sans fin qui l'attendent sur les rivages de
l'éternité. Le juge criminel pratique en même temps la jus*
tice et la charité ; loin de se trouver en contradiction per-
manente avec la loi divine, ij peut à bon droit s'appliquer
cette parole de l'apôtre : « Le prince ne porte pas en vain
» l'épée ; il est le ministre de Dieu, institué pour faire régner
» le droit en punissant les malfaiteurs (1). »
Arrivant ensuite à l'objection déduite de la rigueur exces-
sive des lois pénales de son siècle, Alain ne fait aucune diffi-
culté d'avouer qu'elles méritent les reproches que leur adres-
sent les Vaudois. Il convient qu'on devrait se borner à faire
subir ia flagellation aux voleurs ordinaires ; v^tkis il soutient
que la peine capitale n'est pas trop sévère pour les brigands
qui infestent les routes, maltraitent les voyageurs et trou-
blent profondément toutes les relations sociales. Il admet
que la perte de la vie est un châtiment trop rigoureux pour
la mutilation d'un seul membre, et qu'il serait préférable
d'appliquer le principe du talion, à moins que la cause ne
(I) Paul., ad Bomanos, XIII. i.
- 285 -
présente des circonstances toat à Tait exceptionnelles. Il
avoue même que les hérétiques ne devraient pas, comme
tels, être condamnés au dernier supplice. « On forait mieux,
» dit-il, de prendre en considération leur caractère de chré-
» tien et de les ramener au giron de l'Église, à moins qu'ils
» n'aient commis des péchés auxquels les lois attachent la
n mort temporelle. Le juge peut alors les punir, pourvu
» qu'il le fasse par autour de la justice et non par colère ou
» par esprit de vengeance. » Mais après cet aveu, très-
remarquable dans les écrits d'un docteur du treieième siècle,
il fait observer que les accusés trouvent cependant, sous la
loi nouvelle, certains avantages dont ils ne jouissaient pas
sous la loi mosaïque. II rappelle que le Deutéronome autori-
sait les parents du mort à tuer l'auteur d'un homicide pure-
ment accidentel, aussi longtemps qu'il n'avait pas atteint le
territoire de Tune des trois villes de refuge placées de chaque
edté du Jourdain ; tandis que les lois des peuples chrétiens
ne condamnent jamais au dernier supplice celui qui, sans le
vouloir, cause la mort d'un de ses semblables. Il ajoute que,
dans le système de répression établi par le législateur inspiré
des Hébreux, aucun lieu de refuge ne pouvait soustraire au
dernier supplice ceux qui avaient volontairement versé le
sang de l'homme; tandis que, sous le régime chrétien du
treizième siècle, tout coupable, quel qu'il fût, jouissait d'une
sécurité complète quand il réussissait à atteindre le seuil
d'une ^lise. Il dit enfin que, de son temps, les condamnés
étaient souvent graciés ; tandis que, sous la loi juive, rien
lie pouvait empêcher l'exécution d'une sentence capitale ré-
gulièrement prononcée (1).
(i) Alain commet ici une erreur manifeste. Le droit de grftœ n*était
pas inconnu chez les Juifs. (Voy. nos Eludes «i«r l'histoire du droit m-
minel des peuples anciens, t. Il, p. 87.)
- 286 -
Suivant toujours la route frayée par ses adversaires, Alain
termine la défense de sa thèse, en invoquant, lui aussi, ren-
seignement des docteurs de TÉglise primitive. Les Vaudois,
dit-il, ont détourné de leur signification réelle les paroles
qu'ils empruntent à saint Grégoire le Grand. En les écrivant,
rillustre pontife du sixième siècle avait pour seul but de
rappeler au juge ecclésiastique Tobligation de ne pas verser
le sang et de livrer le coupable au magistrat séculier, qui
seul porte Tépée au nom du prince : maxime sage et ration-
nelle, puisque le juge ecclésiastique, qui doit s'occuper
avant tout de l'àme du malfaiteur, usurperait les prérogatives
de la puissance politique en frappant le corps. La doctrine
de saint Augustin n'a pas été mieux comprise. Quand le glo-
rieux évèque d'Hippone intercède en faveur de quelques Do-
natistes menacés du dernier supplice, il fait valoir les avan-
tages de la miséricorde, sans nier les droits imprescriptibles
de la justice. Ifa-t-il pas dit lui-même : « Si celui qui tue
» volontairement son semblable commet un assassinat, il
« existe cependant des cas où la mort peut être donnée sans
» péché, comme lorsque le soldat tue son ennemi ou que le
» juge prononce une sentence capitale contre l'auteur d'un
» crime (1)? » C'est là, ajoute le Docteur universel, l'opinion
unanime des Pères de l'Église. Saint Cyprien, dénonçant et
flagellant les préjugés de ses contemporains, a écrit ces
lignes : a Le prince est obligé d'empêcher les vols, de punir
» les adultères, d'exterminer les impies, de ne pas laisser
» vivre les parricides et les parjures (2). » Saint Jérôme,
commentant Ézéchiël, s'est écrié : « Celui qui frappe les
» méchants dans leurs vices et porte un instrument de mort
(1) De libero aMtrio, lib. II, c.'i, p. 1296; édit. Migne.
(2) De duodecim abasionib^ut saecxili, c. IX, p. 878 ; édU. Migner-
- 287 —
» pour luer les scélérats incorrigibles, celui-là est le minis-
» ire de Dieu (i). » Le même Père, dans son commentaire
sur Isale, ajoute : « Il n*est pas cruel celui \iui tue les cruels,
» quoiqu'il semble tel aux yeux de ceux qu'il frappe (2). »
On voit que, se conformant à l'usage universellement suivi
au moyen âge, les partisans et les adversaires de la peine
capitale tiraient leurs principaux arguments du texte de
l'Écriture et des écrits des Pères de l'Église. C'est en vain
que, dans leurs systèmes contradictoires, on s'efforce de
découvrir une notion scientifique, quelque faible qu'elle soit,
sur l'origine, les bases et les limites du redoutable droit de
punir. Il est même incontestable que, sans dépasser les
bornes d'une discussion purement théologique, ils auraient
pu, de part et d'autre, alléguer bien des raisons et invoquer
bien des autorités qu'ils ont passées sous silence. Ils se con-,
tentent de grouper un certain nombre d'arguments et de
textes que nous avons retrouvés, quatre siècles plus tard,
dans une controverse identique engagée entre Benoît Garp-
zow et les Sociniens de Pologne (3). Aussi n'est-ce pas au
point de vue de sa valeur juridique que le système des Vau-
dois mérite de figurer dans l'histoire de la législation crimi-
nelle. Il y prendra place pour attester, contrairement à une
(1) Jn Ezechielem, lib. ICI, c. 9, p. 85; édit. Migne.
(2) Jn Uaîam, Ub. V, c. XIII, t. IV, p. 157 ; édil. Migne.
Le système d'Alain de Lille, que nous venons d'analyser, forme les
chap. XXII et XXIII du livre II de son traité cité ci-dessus, p. 281.
J*ai donné à Alain le titre de docteur du treizième siècle. Quelques
auteurs le font mourir en 1208, mais son décès doit, au moins, être
reculé de dix ans.
Quant au traité de De fide catholicaf etc., il appartient bien réellement
à Alain de Lille (Voy. G. Schmidt, Histoire et doctrine de la necie des
Cathares ou Albigeois, t. II, p. 313 (Paris, Cherbuliez, 1849).
(3) Voy. notre notice intitulée : La peine de mort at*ant Beccatna
(Bi»U. de VAcad. roy. de Belg., 2«* série, t. XVIÏ, n» 1>.
- «88
opinion trop longtemps admise, que ce n'est pas au dix-bui-
tième siècle que revient Tbonneur d'avoir poussé le premier
cri de guerre (xuAre l'exagération et la barbarie du système
de répression qui pesait sur l'Europe.
Mais est'il vrai que les Vaudois aient professé la doctrine
que leur attribue Atâin de Lille? Leurs pasteurs ont-ils réel-
lement tenu ce langage ?
Dans un livre publié à Genève, en 1618, Paul Penw» apo-
logiste chaleureux des Vaudois, a vivement protesté contre
les allégations du Docteur mwersel (1). Énumérant « les qua-
» torze ddomnies et impostures » dont les auteurs catho-
liques se sont, à son avis, rendus coupables envers l'Église
vaudoise, il formule la neuvième calomnie dans les termes
suivants : a Qu'ils (les Vaudois) soutenaient que les ma^
» trats ne doivent condamner aucun à mort et que ceux qui
» le font pèdbent mortellement (2). » Il repousse cette accu-
sation en s'appuyant sur quelques lignes d'un manusôrit en
langue romane , intitulé Trésor e lume de fe^ dont il n'in-
dique pas la date et qu'il tenait des Vaudois du Daupbiné. Le
passage qu'il invoque peut être ainsi traduit : a II est écrit
» qu'on ne laissera pas vivre le malfaiteur. Sans le courroux
» contre le vice, la doctrine ne serait pas effic^M^e, les juQge-
» ments ne seraient pas respectés et les péchés resteraient
» sans châtiment. I^a colère juste et équitable est la mère
» de la discipline ; la patience sans raison sème les vices et
» permet aux mauvais de prévariquer (3). »
(i) Histoire des Vawi^ns , le tout fidèletnent reaieiUi par Jean^
Patà Perrin, Lionnois. Genève, Berjon. 1618, in-12.
(2) Perrin, loc. cit., p. 11.
(3) Lo es escrit, non laissares vivi*e lo malfaitor. Si la ira non saré, la
doctrina non profitare, ni li judici non aaren discemi ni H peccanou
saren rastiga. Donc la ju$ta ira es maire de la disciplina et la patienta
Il ne nous semble pas que ce fragment, probablement écrit
au quinzième siècle, suffise pour déterminer avec certitude
la doctriaç que les Vaudois professaient, deux siècles plus
tôt, au sujet de la légitimité de la peine capitale. Il ne sau-
rait infirmer les paroles d'Alain de Lille, quand même ou
devrait lui assigner une date beaucoup plus reculée, car il se
trouve en contradiction formelle avec une foule de témoi-
gnages contemporains, dont la valeur historique ne peut
être sérieusement révoquée en doute.
Dans sa Summa de Catharis et Leonitis seu Pauperibus de
Lugduno, Reinerius Sacchoni, qui écrivait en 1250^ affirme
que, suivant Topinion des Vaudois, les rois, les princes et
les puissances de la terre n*ont pas le droit de punir les mal-
faiteurs du dernier supplice (1). Pierre de Vaulx-Cernay, qui
vivait au commencement du treizième siècle, leur attribue
Topinion qu'il a n'est en aucune façon permis de jurer ou de
» tuer (3). » Etienne de Borbonne, dans son traité De septem
daiUs Spiritus Sancti, composé en 122B, rapporte que les
Vaudois déclaraient coupables de péché mortel tous les juges
qui prononçaient une sentence de mort (3). Le dominicain
sen rason ttemena II vici et laissa prevatHcar U niai. Perrin, loc. n7., p.2^t.
Une copie de ce manuscrit se trouve aujourd'hui à Dublin, dans la
Bibliothèque du collège de la S«-Trimté (Glas. G., tab. V, n« 22).
(1) Quod non licet regibus, principibus et potestatibxis punive rnalefac-
twes. On pourrait croire que cette phrase implique la négation de toute
la justice criminelle ; mais une note ajoutée à plusieurs manuscrits de
Reinerius explique la pensée de Fauteur de manière à dissiper tous les
doutes. Cette note porte : Oinnetn justitiam mortis esse illicitam et
judiciuin similiter. Voy. d'Argentré, Collectio judiciorum de novis en^o-
ribus, etc., t. I, pp. 48-37. Martène et Durand, Thésaurus novus anec^
dotorum, t. V, pp. 1760-1775.
(2) Histoire de la guerre des Albigeois, p. 11 ; au t. XIV des Mémoires
relatifs à l'histoire de Fraiice, publiés par M. Guizo^
(3) D'Argentré, Ibid., p. 88.
19
- 200 -
Yvonnet, qui vivait sous les papes Alexandre IV et Gré-
goire Xy rend un témoignage tout aussi explicite : « Les dis-
» ciples de Vsddo, dit-il, enseignent que le juge séculier, pas
» plus que le juge ecclésiastique, n'a le droit de condamner
» un criminel au dernier supplice (1). » Moneta de Crémone,
théologien aussi profond que sagace, mort en i280, crut
dévoir écrire, comme Alain de Lille, un long chapitre pour
prouver, contre les allégations des Vaudois, que la société
civile possède réellement le Jus gladii (% Enfin, dans un
Index errorum quïbus Waldenses infecti sunt^ un auteur con-
temporain formule la vingt-quatrième erreur dans les termes
suivants : Item omne hamiddium quorumcunque maleficorum
credunt esse martale peccatum ; skut nos non posse vmficare^
non posse ocddere (3).
Ces citations, que nous pourrions considérablement al-
longer, suffisent pour résoudre la controverse soulevée par
Perrin.
Que les Vaudois aient été souvent calomniés ; que les pré-
jugés populaires leur aient attribué des croyances et imputé
des méfaits qu'ils étaient unanimes à repousser et à flétrir,
c'est ce que des publications récentes ont démontré à la
dernière évidence. Mais quel est l'historien sérieux qui ose-
rait ici accuser d'ignorance, de haine ou de calomnie Reine-
rius Sacchoni et Pierre de Vaulx-Gernay? De l'aveu de
M. Muston, l'un des*défenseurs les plus fanatiques des Vau-
dois, Reinérius fait un grand éloge de ces sectaires, tout en
les combattant, surtout quand il parle de leur attachement
(1) Martène et Durand, loc, cit,, p. 1780.
(?) Adversus Catharos et Waldenses libtH quinque, pp. 50S-546 (Romse
1743, in-fol.).
(3) Bibliotheca maxima Patrum, t. XXV, p. 308.
>:>
pour la Bible et de la pureté de leurs mœurs (1). Nulle part,
en effet, les écrits de Reinerius ne dénotent le moindre sen-
timent de rancune ou d'animosité, la moindre trace de fana-
tisme. Son récit est calme et grave, et il prend Dieu à témoin
^de la sincérité de ses paroles. Ayant lui-même aQpartenu,
pendant dix-sept années, à la secte des Cathares, avant d*en-
trer dans Tordre de Saint-Dominique, il connaissait d'autant
i&ieux toutes les doctrines hostiles au catholicisme que, de-
venu prêtre et confesseur, il avait ramené un grand nombre
^^ Cathares et de Yaudois dans le giron de TÉglise (2). Quant
^u moine cistercien de Vaulx^Cemay, qui s'est surtoutoc-
<^upé des Albigeois, il s'exprime sur le compte des Vaudois
avec une indulgence peu commune au trei2iëme siècle : « Ils
^^ étaient mauvais, dit-il ; mais, comparés aux autres héré-
^ tiques, ils étaient beaucoup moins pervers : car ils s'ac-
^ ^or^daient en beaucoup de choses avec nous et ne diffé-
-""^ient qu'en quelques-unes (3). » Évidemment, ici encore,
rencontre guère les allures et le langage d'un calom-
ne saurait donc accueillir avec confiance les objections
de .-j^
■•^^^ul Perrin, aveuglément répétées par les Yaudois mo-
^^^•^>^^s. Si Reinerius Sacchoni et Pierre de Vaulx-Cernay
^ ^^^ pas calomnie les Vaudois, et si leur témoignage con-
'-^«, comme on vient de. le voir, avec celui que nous four-
^^^^^'^nt tous les auteurs contemporains, la saine critique
5^^ Voy. la p. 30 de la Bibliographie vaudoise que M. Muston a placée
A^ suite de son ouVJrage intitulé : Ulsraêl des Alpes ou Histoire corn-'
?^t,e des Vaudois du Piémont et de leurs colonies. (Paris, Ducloux, 1851.)
^) Reinerius dit modestement de lui-même : Ego fratrer Reinerius^
<Hi»,. haeresiarcha, nunc, Dei gratia, sacerdos in ordine Praedicatorum,
^icet indignus, dico indubitanter et testificor coram Deo qui scit quod non
'"^frntioi:. (D'Argentré, loc cit., p. 49.)
(3) Histoire de la guerre des Albigeois, p. 11 .
historique doit admettre ie Tait de Topposition des Vaudois
du treizième siècle au maintien de la peine de mort. Il est
possible que, deux ou trois siècles plus tard, les Vaudois du
Dauphiné aient abandonné une doctrine qui ne se rattachait
pas direatement à leurs croyances religieuses ; mais, si ce
changement explique la composition du traité invoqué par ,
Perrin, il ne suffit pas pour effiacer des annales européenne^
Tun des épisodes juridiques les mieux attestés du moyen
âge (1).
Quand les jurisconsultes et les moralistes, après le ren-
■s
versement définitif de Téchafàud, écriront la longue et triste
histoire du bourreau et de ses oeuvres, ils devront accorder
une place modeste, mais incontestée, aux Barbas vaudois
contemporains d'Alain de Lille.
(1) L'idiome dans lequel a été écrit le Trésor e Ixime de fe n*est nulle-
ment la preuve de son ancienneté. La célèbre lettre que tes Vaydois
adressèrent, en 1530, à Œcolampade était écrite en langue romaiM
(Perrin, toc, cit., p. 211).
X
L'IDÉE DE LA PEINE
J^NS LES ŒUVRES DE PLATON
L'IDÉE DE LA PEINE
' DANS LES ŒUVRES DE PLATON
A répoque oii Platon écrivait ses dialogues harmonieux,
la civilisation de TÂttique brillait d'une splendeur sans
égale. Sur ce coin de terre admirablement privilégié, toutes
les branches des arts et des lettres avaient trouvé des repré-
sentants illustres. Déjà Tyrtée, Simonide, Eschyle, Solon,
Phidias, Périclès et tant d'autres avaient jeté sur la noble
cité de Minerve un éclat qui ne devait point pâlir, quand
Socrate vint répandre par son enseignemetit et consacrer
par sa mort ces hautes doctrines morales qui, après dix-huit
siècles de christianisme, sont encore un objet d'admiration
pour les intelligences d'élite. Tandis que les ténèbres de la
barbarie couvraient le nord de l'Italie et le reste de l'Europe,
les problèmes les plus élevés, les plus ardus de la philo-
sophie et de la politique étaient discutés dans les écoles
d'Athènes, avec une profondeur de vues, une sagacité d'ana-
lyse et une richesse d'aperçus qui ont été rarement dépassées
dans le monde moderne. Par l'amour ardent de la science,
par la recherche passionnée du bien et du vrai, par le culte
heureux du beau sous toutes ses formes, la patrie de Mil-
— 296 -
tiade et de Tbémistocle méritait, bien réellement, le titre
glorieux de prytanée de la sagesse (1).
Cependant, au milieu de ces débats si brillants et sr vifs,
les vastes problèmes qui se rattachent à Torigine, à Texercice
et aux conséquences du redoutable droit de punir, attiraient
à peine Tattention des philosophes et des moralistes. Les
institutions, les mœurs, le gouvernement, le culte, la famille,
la propriété, toutes les manifestations de la vie publique,
comme toutes les habitudes de la vie privée, étaient appelées
à la barre des écoles, sondées, scnitées et parfois censurées
avec une âpreté pleine de vigueur et d*indépeftlauce : le
bourreau et ses œuvres jouissaient seuls du privilège d'un
assentiment unanime. On semblait ne pas comprendre tout
ce qu*il y a de grave, d'exorbitant, à arracher un citoyen à
sa famille, à le dépouiller de ses biens, à le jeter dans les
fers, à l'expulser de son pays, à le priver de la vie après
l'avoir couvert d'ignominie à la face de ses concitoyens. Si
les philosophes les plus sagaces et les plus profonds s'occu-
paient de la répression des crimes, c'était uniquement pour
affirmer la nécessité et la légitimité du châtiment des cou*
pables. Ils ne s'inquiétaient ni des conditions de celle légiti-
mité, ni des caractères que la peine elle-même doit réunir
pour répondre à son but, ni enfin de celte question éminem-
ment sociale, si souvent agitée et toujours incomplètement
résolue, de la conciliation des exigences de l'ordre public
avec les immunités et les droits de la liberté individuelle (2).
(i) C'est Platon qui donne ce titre à sa ville natale. ProUifjorax,
XXIV. Edit. Hirschig, Paris, Didot, 1850..
Les prytanées étaient des édiAces consacrés à Vesta, où Ton con-
servait le feu perpétuel.
(2) On sait que les Pythagoriciens, après tant de méditations sur
rhomme et la société, n'avaient rien trouvé de tnicux que l'exaltation
L*audace austère et les libres allures de Tesprit de réforme
disparaissaient au seuil des tribunaux criminels. Ici la cri-
tique déposait les armes, et les traditions nationales étaient
acceptées avec une confiance aveugle. Qu'on lise les haran-
goes si belles et si pures de Lysias, composées un quart de
siècle après la mort de Périclès! La vengeance et la terreur
y figurent comme la source unique et le but exclusif de la
justice criminelle. Uaccusateur fait parade de la haine que
Taccusé lui inspire; il s*en glorifie et exige, ^omme une
dette sacrée, Tassouvissement d*une passion brutale. Le
plaignant se v^nge en réclamant le châtiment des coupables.
Les juges se vengent en punissant les conspirateurs, les
concussionnaires et les traîtres. Les dieux eux-mêmes se^
sentent vengés, quand on verse le sang des malfaiteurs (1)!
Un seul philosophe, rompant avec ces traditions surannées,
sortit des voies bariales de la pratique, poulr s*élever jusqu'aux
hauteurs sereines de la théorie; mais ce philosophe, Tun des
plus beaux génies qui aient honoré la science et l'humanité,
porte un nom illustre entre tous : c'était Platon. Dans plu-
sieurs de ses immortels écrits, il s'occupe longuement de la
de la pratique rude et primitive du taliou. <Voy. Anstote, Morale à
Xicotnaque, liv. V, ch. v; Grande morale^ liv. 1«»", ch. xxxi).
(l) Voy. notamment ses plaidoyers contre Eratosthène, pp. 138, IW,
150; contre Àndocide, pp. 118, 123; contre Agoratus, 150, 162; contre
Alcibiade, 164, 165, 168, 170; contre Epicrate, p. 212; contre Nicoma-
que, p. 221 ; contre Ergoclès, p. 216. Voy. encore De affectata tyranmde
apologia, p. 208. (Oratores attici; éd. MuUerus. Paris, Didot, 1847).
Quelquefois, mais bien rarement, une protestation contre ces doc-
trines crueUes se faisait entendre. On en trouve un remarquable
exemple dans le discours que Thucydide met jians la bouche de Dio-
dote (Guerre du Pélop., liv. III, ch. xvl) : « Il ne faut pas, par trop
» de confiance en Tefflcacité de la peine de mort, prendre une résôlu-
* tion fâcheuse... Plaçons notre sûreté, non dans la rigidité de nos
* lots, mais dans la vigilance de nos actes. AujourtiPhui notts faisous
» Vinverse. » Trad. de M. Bétant.
- 298 —
justice criminelle, et les quatre derniers livres de ses Lois
sont consacrés à la législation pénale. Le premier en Europe,
il eut le courage et la gloire de dégager nettement Tidée de la
peine de Tidée de vengeance. Le premier encore, il essaya
d'élever à la hauteur d'une science Torganisation et Texercice
de la justice répressive (1).
Il nous a paru intéressant et utile de mettre les théories
du fondateur de TAcadémie en regard des résultats auxquels
les jurisconsultes modernes sont parvenus dans le domaine
de la philosophie du droit pénal. À toutes les époques glo-
rieuses, l'histoire nous mondre un homme qui concenti'e
dans son intelligence et dans son cœur les idées les plus
récondes et les aspirations les plus élevées de ses contem-
porains. Quand nous connaîtrons la doctrine de Platon sur
Torigiiie, les conditions et les résultats de la justice crimi-
nelle, nous pourrons hardiment affirmer que le siècle de
Périclès n'avait rien ti'ouvé de mieux.
1.
Le législateur idéal, dont le grand disciple de Socrate nous
trace le portrait dans la République et les Loi^, dirige toutes
ses aspirations et tous ses efforts vers un but unique : le
règne de la vertu. Bannissant l'ignorance, combattant les
(1) Je ne parl^ ici que de FEurope, [larce que, dans plus d*un code
de TAsie, la peine avait été, plusieurs siècles avant Platon, complète-
ment dégagée de tout^e idée de vengeance individuelle. (Voy. mes
EUuics sur Vhistoire du droit criminel des peuples anciens, 1. 1*»", pp. 16,
17 et 75).
Je n'entends pas non plus nier les services rendus par Artstote qui,
dans plusieurs de ses écrits et surtout dans sa rhétorique, s'est oc-
cupé de plusieurs problèmes importants du droit pénal. Je prétends
passions viles, admettant et consacrant tout ce qui élève,
ennoblit et fortifie les âmes, il assure, à tous les degrés de
rorganisation sociale, la domination incontestée de la justice,
de la concorde et de la sagesse. Les prescriptions de la rai-
son. Formulées en décrets immuables, lui serve'nt de guide
dans le gouvernement de la cité et dans l'administration de
la famille. Ses règlements et ses préceptes, embrassant tous
les détails de l'existence humaine, depuis le berceau jusqu*a
la tombe, sont une condamnation permanente du mal, un
enseignement continu du beau, du bien, du juste et du vrai.
Partout où ceux qui vivent sous ses lois portent leurs regards
ou dirigent leurs pas, ils trouvent la condamnation de l'ini-
quité, la flétrissure de Tégoisme, l'éloge de la tempérance,
Texaltation da la justice ; partout ils aperçoivent l'œuvre d'un
législateur constamment préoccupé de la noble tâche « do
» déterminer ce qu'il y a d'honnête ou de honteux dans la
» manière de se conduire dans toutes les rencontres de la
» vie. » Le culte, l'éducation, les lettres, les arts, les jeux,
les chants, les danses mêmes tendent à un seul et unique
objet : la vertu la plus parfaite à laquelle notre faiblesse
puisse atteindre (1).
seulement que, paruii ses compatriotes, Platon seul, eu étudiant la
source et les conséquences du droit de punir, a su monter aux régions
élevées de la science.
(1) Lois, I, p. 267 et s.; 11, 284 et s. ; lU, a07 et s. ; IV, 319 et s.;
VI, 570 et s. ; VU, 375, 380 et s. ; Vllï, 403; IX, i22, 435; XII, 481, 483,
496 et s. (Edit. Schneider. Paris, Didot, 1856). Les fragments transcrits
dans le texte appartiennent à la traduction de M. Cousin.
On sait que Platon, partageant les préjugés de Vantiquité sur les
avantages de la réglementation, exige que la loi s'étende à tout. « Ce
» qui n'est pas réglé, dit-il, fait tort aux règlements les plus sages...
» 11 faut prescrire à tous les citoyens, pour tout le temps de leur vie.
^ un ordre d'actions depuis le lever du soleil jusqu au lendemain ma-
» tin. » (Lois, Vï, p. 370; VII, p. 388).
Comp. Âristotc, Politique, liv. III, ch. v et xu.
Si rhumanité se distinguait par plus de grandeur et moins
de convoitises ; s'il y avait, pour les âmes vulgaires, moins
de séductions dans le vice et plus d'attraits dans la veitu, le
législateur d'un État organisé sur ces bases pourrait suppri-
mer le triste et redoutable appareil de juges, de bourreaux
et de supplices, qu'on rencontre chez tous les peuples civi-
lisés.^ La raison, les lumières, les mœurs et la conscience
publique suffiraient pour assurer le règne absolu et incon-
testé de la vertu. Mais Platon, malgré ses illusions géné-
reuses, connaissait trop bien les hommes pour ne pas re-
douter et prévoir des écarts toujours inévitables. Aux ensei-
gnements résultant de l'éducation et des moeurs, il ajoute
l'indispensable frein de la répression. « Gooime nous ne
» sommes pas, dit-il, dans le éas des anciens législateurs,
» qui, étant issus des dieux, donnaient leurs lois k des
» héros pareillement issus des dieux; comme nous ne
» sommes que des hommes et que les lois s'adressent à des
» enfants des hommes, les châtiments sont indispensa-
» blés (1). »
Le législateur de la cité idéale prendra donc, à son grand
regret, et avec « une sorte de honte, » des mesures efficaces
contre les embûches et les attentats des méchants. Il ne se
bornera pas à décernel* des récompenses aux citoyens qui
observent fidèlement les lois, il établira des peines pour châ-
tier ceux qui les violent. En définissant les actes illicites et
en y attachant une peine convenable, il menacera et effrayera
les hommes corrompus qui voudraient s'engager dans la
voie glissante du crime. En punissant les coupables, il inspi-
rera à eux-mêmes et aux autres l'horreur de l'injustice, ou,
(1> Lois, IX, pp. 418, HO et s. — Ck>inp. Républi(f\iej 111,^54; édil.
Schneider, Paris, Didot, 1856.
- SOI -
du moins, il affaiblira le funeste penchant qui les y porte (1).
Mais il ne se contentera pas de menacer brutalement celui-ci
de la mort, du fouet ou de la prison, celui-là de Tignominie,
de rindigence ou de Fexil. Ses lois pénales prendront, elles
aussi, pour modèle et pour type, la loi morale ; elles auront
pour fondement la justice, qui est la loi suprême de Thuma-
Dite. L'injustice étant le plus grand des maux, le législateur
ne frappera jamais que lorsqu*il pourra le faire justement (8).
Les peines étant destinées à inspirer à tous Thorreur de Fini-
quité, il s*efforcera d'atteindre, « avec la précision d'un
archer habile, » à une proportion rigoureusement exacte
entre le châtiment et la faute, tenant toujours les yeux fixés
sur deux points essentiels : l'injustice et le tort causé. Il
punira l'injustice et réparei^ le tort causé, autant qu'il dé-
j)end de lui, en recouvrant ce qui est perdu, en relevant ce
qui a été renversé, en guérissant ce qui est blessé (3). Évi-
tant de confondre l'action salutaire de la peine avec les sug-
gestions dangereuses de la haine ou les mouvements désor-
donnés de la vengeance, il réservera le dernier supplice pour
les criminels incorrigibles, imitant à l'égard des autres les
bons-médecins qui, entre deux remèdes de même efficacité,
donnent la préférence au remède le plus doux (4). Il établira.
(1) Ibid., I, p. 268; TX, 418, 419; X(. 470. Govgias, LXXXï; édit. Ilir-
schig. Protagot^s, \lli. Réimblique, 111, p. 54; édit. Schneider.
Gomp. Aristote, Politique, liv. IV, cli. xii.
(2) Lois, X, 445. Gorgim, XXIV, XXV.
(3) Low, IX, 425 ; XI, 476.
(4) Ibid., IV, 329; V, 339; IX, 419, 420, 425; XII, 480, 492. Pvotagoras,
XIII, XIV. Ilèpiddique, III, 54. — Pour les incoiTigibles, Platon tient le
langage suivant : f Gomme le législateur sait que ce n'est pas un bien
' pour de pareils hommes de prolonger leur vie, et qu'en la perdant
• ils sont doublement utiles aux autres, devenant pour eux un exemple
» qui les détourne de mal faire, et délivrant en même temps l'Etat de
^ mauvSis citoyens, il se trouve, par ces considérations, dans la
~ 302 -
dans un lieu convenablement approprié, une maison de cor-
rection (a<ùffpoviGTYipioVf lieu de résipiscence) j où les criminels
ordinaires seront soumis à un régime de détention qui fera
surgir le remords dans leurs âmes et les ramènera promp-
tement à la vertu (1). Enfin, il n*agira pas comme ces des-
potes « qui ordonnent, quii menacent et croient que tout est
» fait quand leur loi est écrite et affichée, » Il fera auprès de
ses concitoyens le personnage d'un père et d'une mère pleins •
de prudence et d'atfection, qui avertissent et éclairent leurs
enfants avant de les châtier. A l'obéissance servile et lâche,
déterminée par la crainte du châtiment, il préférera toujours
l'obéissance spontanée, pure, libre, émanant d'une volonté
guidée par la science. Chacune de ses lois pénales sera pré-
cédée d'un préambule qui en expliquera les termes et en jus-
tifiera les rigueurs. Le châtiment trouvera, pour ainsi dire,
une seconde légitimité dans les conseils et les avertissements
qui l'auront précédé (2).
Aux yeux de Platon, la peine, conçue et infligée dans ces
conditions, n'aura pas seulement pour résultat le rétablisse-
ment de l'ordre naturel, qui condamne toute injustice et
veut que celle-ci entraine toujours l'obligation d'une répara-
tion douloureuse ; elle sera pour le condamné lui-même un
immense bienfait. Elle sera pour lui une source de régéné-
ration, un moyen de se réconcilier avec lui-même et avec la
vertu, une sorte de médecine légale qui le délivrera « de la
» maladie de l'injustice. » Les maux de l'âme étant incontes-
» nécessité de punir le crime par la mort dans de semblables crimi-
> nels; hors de là, il ne doit point user de ce remède. »
(1) Lm«, X, 458.
(2) Ibid., IV, p. 329 et s. ; IX, 419, 423. — On peut citer, comme un
curieux spécimen de ces préambules, les recommandations placées
par Platon en tête de sa loi contre le sacrilège. Lois, IX, 419. '
— 303 —
tablement les plus grands et les plus funestes, il importe au
coupable, tout autant qu*à la cité dont il fait partie, d*en être
délivré le plus tôt possible. Or, de même que Féconomie
délivre de l'indigence et la médecine des infirmités du corps,
la peine délivre du mal de Fâme ; et, de même encore qu*on
conduit chez les médecins ceux dont le corps est malade, on
doit conduire chez les juges ceux qui s'adonnent à l'injustice.
La peine détruit la tyrannie qu'exercent sur l'âme la colère,
la crainte, le plaisir, l'envie et les autres causes qui l'égarent.
Elle rend sage, elle étouffe le vice, elle oblige k devenir plus
juste, elle fait refleurir la vertu dans l'intelligence et le cœur
purifiés par l'expiation. « Quiconque subit une peine et est
» châtié d'une manière convenable, en devient meilleur et
» gagne à la punition...; car ce n'est que par la douleur et
» les souffrances que l'expiation s'accomplit en ce monde ou
» dans l'autre, et il n'est pas possible d'être délivré autre-
» ment de l'injustice. » Le coupable qui fuit le châtiment
ressemble au malade qui évite les médecins, craignant,
comme un enfant, qu'on ne lui applique le fer ou le feu,
parce qu'il en résulte une souffrance momentanée. L'opprobre
n'est pas dans la répression du méfait, mais dans la ressem-
blance avec les méchants. Le bien et le beau étant identi-
ques, la peine n'est hideuse qu'aux yeux du vulgaire igno-
rant ; pour l'homme éclairé par la méditation et guidé par la
science, elle est belle comme la justice même. Elle est la
libératrice de l'âme souillée par le crime. Le délinquant le
plus malheureux est celui qui, échappant aux réprimandes,
aux corrections et aux peines, descend dans l'autre monde,
sans avoir accompli l'inévitable devoir de l'expiation (1).
(1) Gorgias, XXVIII à XXXVI, LXIV, LXXVIII à LXXXIII. Platon
pousse cette théorie à ses dernières conséquences. Il engage le cou-
- 304 -
\
C*est d'après ces principes, que les juges de la cité idéale
décrite dans les Lois devront procéder à Texamen des causes
criminelles. Chaque fois que le texte leur laissera le choix de
la peine, ils « marcheront sur les pas du législateur et secon-
» deront ses vues, formant, à Texemple des peintres, leur
» jugement sur le modèle qu'ils auront sous les yeux (1). »
Tenant compta en même temps de la nature de l'acte et du
mobile qui a guidé son auteur, ils ne perdront pas de vue
la nature des moyens employés et se montreront surtout
sévères quand la violence viendra se joindre à la fraude (2).
Sentinelles vigilantes de l'ordre et du droit, ils se propose-
ront constamment un triple but : réparer le dommage, amen-
der le coupable et effrayer ceux qui voudraient marcher sur
ses traces. « Il faut, dit Platon, que le dommage soit entiè-
» rement réparé. De plus, tout malfaiteur, ^pour chacun des
» délits qu'il aura commis, recevra un châtiment convenable
» en vue de son amendement. Ce châtiment sera plus léger
» pour celui qui aura péché par l'imprudence d'autrui, en-
» traîné par la crédulité de la jeunesse ou quelque chose de
» semblable; plus grand pour celui que sa propre impru-
» dence aura poussé au crime, s'étant laissé vaincre par l'at-
s> trait du plaisir ou l'aversion de la douleur, comme la
» jalousie ou la colère. Ils subiront ce châtiment, non à
pable à aller se dénoncer lui-même. S'il garde le silence, la dénoncia-
tion doit être fdite, dans son intérêt, par ses meilleurs amis. Au con-
traire, si l'on veut du mal à un ennemi, on doit s'efforcer de le sous-
traire au châtiment qu'il a mérité. (Ibid., XXXV, XXXVI, IXIII). Ckwnp.
Lois, IX, 424, 426.
En lisant cette partie des œuvres de Platon, on se rappelle involon-
tairement le vers célèbre :
Le 'critne fait la honte et non pas Véchafaud /
(1) Lois, XI, 476, 477.
(2) Ibid., IX, 426, 427.
- 305 -
» cnuse du gial commis (car ce qui est fait est* Fait), mais
» pour leur inspirer à l'avenir, aussi bien qu'à ceux qui en
» seront les témoins, l'horreur de l'injustice (1). » Les juges
se rappelleront en outre qu'il y « a désordre dans l'État tout
» entier, » lorsque les tribunaux, làclies et muets, dérobent
leurs jugements à la connaissance du public. Ils instruiront
et jugeront tous les procès sous les yeux du peuple (3). Ils
régneront ainsi « par l'àme sur l'âme, » et porteront digne-
ment le titre de protecteurs et de sauveurs de la commu-
nauté nationale (3). Leur juridiction deviendra un enseigne-
ment salutaire, et tous les citoyens honnêtes, convaincus de
l'excellence et de l'équité des lois, s'empresseront de secon-
der l'action bienfaisante de la magistrature, en dénonçant les
coupables et en réclamant leur punition. Tous comprendront
combien il importe qu'aucun crime ne reste impuni et que
nul coupable ne puisse échapper au châtiment par la fuite.
Tous sauront que, pour les cités comme pour les individus,
la vie humaine réolamç essentiellement deux conditions :
l'une, ne commettre aucune iniquité envers personne ; l'au-
tre, n'être point exposé à en recevoir d'autrui (4).
(1) Lois, XI, 476. On aura remarqué la phrasé : ils subiront ce chàti-
tnent non à cause du mal commis, etc. Dans le Protagoras, Platon
exprime la m^me pensée avec une force nouvelle (XIIl). Au livre IX
des Lois, nous lisons encore (p. 419) : cr Aucune peine infligée dans
f l'esprit de la loi n'a pour but le mal de celui qui souffre, mais en
» général son effet est de le rendre ou meilleur ou moins méchant. »
(2) I^s, VL 361 ; IX, 420, 436.
(3) République, III, p. 56; V, 92; VI, 104, lOô.
(4) Lois, Y, 335, 313 ; VIII, 402 ; IX, 420.
Il n est pus sans intérêt de comparer ces idées de Platon avec celles
qu'ont émises au dix-huitième siècle sur la même sujet Beccaria (Dei
delitti e délie pêne, § XX). Montesquieu (Esprit des lois, liv. VI
ch. XII) et Filangieri [La scienza délia legislazione , liv. III, 2« part.,
ch. xxxiii).
30
- 50« -
II.
A côté de ces principes fondamentaux, dont la lumière se
reflète sur toutes les pages de la République et des Lais, on
trouve dans les écrits de Platon un certain nombre de règles
et de maximes qui complètent la doctrine que nous venons
d'analyser, et qui doivent, à ce titre, attirer l'attention de
ceux qui aspirent à connaître exactement les idées du glo-
rieux disciple de Socrate, dans le domaine des lois pénales.
Aux yeux de Platon, les délits ont une triple source : la
colère, le plaisir et l'ignorance. « La colère, que ce soit une
» affection ou une partie de l'âme, est de sa nature aisée à *
» irriter, difficile à apaiser, et, par une violence dépourvue
» de raison, fait souvent de grands ravages. » Le sentiment
du plaisir, exerçant son influence sur l'âme avec une force
non moins redoutable, nous entraîne, par une tromperie
mêlée de violence, à faire tout ce qu'il nous suggère. L'igno-
rance, qui amène l'aberration des désirs et des opinions rela-
tivement au bien, plonge l'âme dans les ténèbres et nous fait
commettre une multitude d'actes répréhensibles. Suivant le
philosophe d'Athènes, c'est la volonté, rintentit)n criminelle
déterminée par l'une de ces trois causes, qui doit suinout
préoccuper le législateur et le juge (1).
Partant de cette base, solide mais trop étroite, Platon,
toujours attentif à scruter la nature morale de l'infraction,
entrevoit, vaguement il est vrai, la théorie du dol et de la
(1) Lois, IX, 426 et suiv. A la page 426, Platon ne parl^que de la
colère ; mais, à la page 427, il se sert de l'expression suivante : « La
M, première espèce est celle de ce sentiment pénible que nous appelons
« colère et crainte. » Gomp. Aristote, Politique, liv. VI, ch. ix, § 4 ;
édit. cit.
- 507 -
fraude, qui joue un si grand rôle dans tous les Godes de l'Eu-
rope moderne. Établissant une distinction essentielle entre
les faits perpétrés avec une volonté plus ou moins réfléchie
(ixovcia) et les actes qui sont le produit de la négligence et
de Timprévoyance (àxouo-ta), il n'hésite pas à affirmer que le
tort involontairement causé est toujours exempt d'injustice
et ne doit entraîner d'autre suite que la réparation civile, à
moins que des préjugés religieux ou des motifs de prudence
ne réclament une dérogation à cette règle (1). « Quiconque,
» dit-il, blessera une personne sans le vouloir, payera sim-
» plement le dommage, car aucun législateur ne peut rien
» sur le hasard . » Il ne réclame une peine proprement dite
que pour les délits volontaires; puis, divisant ces derniers
en deux grandes classes, l'une composée de ceux qui sont
commis avec préméditation, l'autre comprenant ceux qui
sont le produit d'un moment d'emportement, il demande pour
les premiers une répression beaucoup plus sévère que pour
les seconds. Il propose notamment d'attacher la peine de
mort au meurtre prémédité, tandis qu'il se contente de trois
années d'exil pour l'homicide volontaire (2).
(i) C'est ainsi qu'il demande que le meurtrier involontaire s'éloigne,
pendant un an, du pays de celui qu'il a tué, « afin d'apaiser les mânes
du mort. » Ijns, IX, 428.
(2) Lois, IX, 425, 427 et suiv., 436 et suiv. Il importe toutefois de
remarquer que les idées de Platon concernant les délits involontaires
sont loin d'être nettes et précises. Il ne distingue pas entre l'acte invo-
lontaire accompli avec faute (culpa) et le fait donunageable résultant
d'un simple cas fortuit fcasusj. Il ne connaît pas mieux les vrais carac-
tères de la préméditation ; car il refuse de placer parmi les meurtres
prémédités l'homicide commis par colère, quand même roflensé « ne
» se venge pas sur le champ et attend pour le faire une occasion où il
» puisse prendre son ennemi au dépourvu. » Eu égard à l'époque où
vivait Platon, la distinction entre la volonté et la préméditation n'en est
pas moins remarquable.
Aristote a traité ces importantes questions avec plus de méthode et
C'est encore en prenant pour premier élément d*apprécia-
tion la volonté du coupable, que Platon, écartant complète-
ment toute considération déduite du mal matériel, engage le
juge à ne pas tenir compte de l'importance du dommage
causé par Tinfraction. «Qu'il n'y ait, dit-il, qu'une seulepeine
» pour tous les vols grands et petits.... Quiconque aura dé*
» tourné, soit une grande, soit une petite partie des deniers
» publics, doit être puni d'une peine égale ; car la petitesse
» de la somme prouve dans celui qui la dérobe, non moins
» d'avidité, mais moins de pouvoir; et celui qui prend une
» partie de l'argent qui ne lui appartient pas est aussi cou-
» pable que celui qui prend le tout. » Il pose la même règle
en matière de tentative. Oubliant que la conscience et la
raison ne placent pas sur la même ligne le délit tenté et le
délit consommé, il ne se préoccupe que du dessein conçu
par l'auteur et du but qu'il voulait atteindre. « Si quelqu'un,
» dit-il, ayant formé le dessein de tuer un citoyen, manque
» sou coup et ne fait que le blesser, il ne mérite pas plus de
» grâce ni de compasyon, ayant blessé dans la vue de tuer,
» que s'il avait tué réellement, et il faut l'accuser en justice
» comme meurtrier. » Il consent toutefois à ce que l'auteur
d'une tentative d'assassinat ne soit pas condamné à mort ;
mais cette concession est faite pour des raisons entièrement
étrangères au droit pénal. « Par égard pour le génie qui,
» ayant pitié du coupable et du blessé, a détourné de celui-ci
» le coup mortel et a épargné à celui-là le sort le plus lu-
» neste ; par reconnaissance pour ce génie, et afin de ne pas
» mettre opposition à son bienfait, on fera grâce au coupa-
de clarté. (Morale à Nicoinaque, liv. V, chap. viii; Grande moraJe,
Uv. I", ch. X. XV, XVI, XVII, XXXI. Morale à Eudhne, Uv. U, ch. vu,
IX, X).
)) bie de la mort, le coudamnaiit seulemeut à aller vivre dans
» quelqup État voisin (1). »
Avec ces notions sévères sur l'origine et le caractère de la
culpabilité, Platon ne pouvait manquer d'admettre un grand
et important t>rincipe, trop souvent méconnu par les légis-
lateurs de l'antiquité : le caractère personnel de la peine,
comme suite du caractère personnel de l'infraction. Dans la
cité idéale rêvée par Platon, les enfants et les descendants
dit traître, du sacrilège et du perturbateur du bon ordre de
FÉiat, ne seront pas enveloppés dans le supplice des chefs
de leui^ familles. Les habitants de cet État modèle ne con-
naîtront pas les préjugés absurdes qui étendent à des flis
innocents l'opprobre mérité par un père coupable. Non-seu-
lement les fils échapperont à toutes les conséquences morales
et pénales du crime ; mais, c< s'ils s'éloignent de la conduite
» (le leur père, ils seront comblés d'honneurs et de gloire,
» comme ayant avec force et courage quitté la route du vice
» pour celle de la vertu. » On ne dérogera à cette règle que
dans le seul cas où le père, l'a'ieul et le bisaïeul auront été
(1) Loitf, IX, Vil, t3(): XII, 48<). Philoii n'est cependant pas toujours
n'8té lidèle à cette règle. C'est ainsi qu'il exige que les blessures soient
punies plus ou moins sévèrement selon le résultat qu'elles ont produit
t isoiSf IX, iSl et suiv.).
Il est vrai qu'il n'avait jms inventé cette doctrine; oUe était depuis
longtemps coiniue à Athènes. Lysias, dans son discours contre Simon*
s'exprime ainsi : «Nos premiers législateurs.... voulaient qu'on fût
» puni, non des coups qu on avait portés, mais du dessein dans lequel
)» on les avait portés; car, pour n'avoir pas atteint son but l'agi'esseur
» n'en a pas moins commis un meurtre autant qu'il était en lui. »
(1\ 113, C)ratovc8 atlici; éd. Mullerus, Paris, Didot, 1847.)— Comp.
l. VU, Dùjest., liv. XLVIII, t. 8.
Platon veut, par exception, qu'on mette à mort l'auteur d'une tenta-
livo de parricide fLouf, IX. 436), de même que l'esclave qui attente à la
vie de son maître (lbid.\
- 310 —
condamnés à mort. Quand cette hypothèse tout à fait excep-
tionnelle se réalisera, les descendants, soupçonnés d'appar-
tenir à une race incorrigible, devront quitter le territoire de
la république; mais on leur permettra d'emporter leurs biens.
La République se contentera de reprendre les terres que
leur famille avait primitivement reçues dans le partage du
territoire national (1).
Disons encore que Platon comprend admirablement l'im-
portance d'une organisation forte et rationnelle de la magis-
trature judiciaire. « L'État, dit-il, n'est plus un État, quand
» tout ce qui concerne les tribunaux n'y est pas réglé comme
» il faut (2). « Il veut qu'on confie le redoutable droit de
juger aux citoyens les plus sages, les plus éclairés, les plus
dignes ; car la justice étant le bien commun de toutes les
parties du gouvernement, l'anarchie ne tarde pas à surgir,
quand les magistrats cessent de regarder la justice comme
la chose la plus importante et la plus nécessaire (3). Les tri-
bunaux de la cité modèle des Lois seront placés près des
temples, et « ces lieux seront sacrés, tant à raison des fonc-
» tious des magistrats, qui sont saintes, qu'à raison de la
» sainteté des dieux qui y habitent; surtout les tribunaux où
» doivent se juger les causes de meurtre et les autres crimes
» qui méritent la mort (4). » Tous les juges seront tenus de
rendre compte de leurs jugements, hors ceux qui jugent en
dernier ressort « à l'exemple dBs rois, » et celui d'entre eux
qui sera convaincu d'avoir sciemment porté une sentence
(1) Lm«, IX, 420, 421.
(2) Ibid., VI, 360.
(3) Ibid,, XII, 483. Républiipie, III, 56, 57 ; VII, 142.
(4) Lois, VI, 369. C'était le système déjà suivi à Athènes, pour plu-
sieurs tribunaux criminels. Voy, le discours de Démosthène contre
.aristocrate, p. 336 et siiiv. ; edit. Vœmellïis (Paris, Didôt, W7V
- 3n -
injuste, devra payer à la partie lésée le double du dommage,
indépendamment d'une peine à arbitrer par les Gardiens des
lois (1). Mais le peuple ne sera pas complètement exclu de
Texercice du pouvoir judiciaire. Il sera le seul juge des
crimes politiques. « A l'égard des criofies d'État, dit Platon,
i> il est nécessaire que le peuple ait part au jugement, puis-
» que tous les citoyens sont lésés lorsque l'État l'est, et
» qu'ils auraient raison de trouver mauvais qu'on les exclût
» de ces sortes de causes. Ainsi ce sera au peuple que ces
» causes seront portées ; mais la procédure s'instruira par-
» devant trois des premiers corps de magistrature choisis
» de commun accord entre l'accusateur et l'accusé, ou, s'ils
» ne s'accordent pas sur ce choix , par le sénat de la
» cilé (2). » Platon veut même que tous les citoyens parti-
cipent, autant qu'il se peut, aux jugements des causes pri-
vées, parce que « ceux qui ne participent pas à la puissance
» judiciaire croient totalement manquer des droits de ci-
» toyen (3). »
Constatons enfin que, pour le fondateur de l'Académie,
comme pour la plupart des législateurs de l'antiquité, la jus-
tice infaillible et inévitable de Dieu sert de complément
(i) fbid., VI, 364; Vil, 415. Le corps des Gardiens des lois, conser- \
valeurs de la Constitution, joue un grand rôle dans les Lois de Platon.
On sait qu'à Athènes les six derniers archontes portaient ce titre
(Se^pioOérai). Ils existaient chez plusieurs anciens peuples de la
Grèce (Aristote, Politique, liv. VI, ch. xi).
(2) Ibid,, VI, 364.
(3) Jbid. — Aristote émet la même pensée sous une forme plus nette
et plus énergique : « Le trait éminemment distinctif du vrai citoyen,
» dit-il, c'est la jouissance des fonctions de juge et de magistrat {Poli'
)» Uqu^, liv. 111, ch. il). » AiUeurs il dit que Solon créa le pouvoir du j
peuple en ouvrant les fonctions judiciaires à tous les citoyens (Liv. II, i
ch. IX, et liv. III, ch. i). Trad. de Barth. Saint-Hilaire, p. H7 et 425.
Voy. pncore liv. VII, ch. i. § a et 9; c. Il, § 3.
~ 312 ~
et de sanction aux lois crimioeiles. « Le plus grand des mal-
» heurs, dit Platon, c'est de descendre dans Tautre monde
» avec une âme souillée de crimes. » Le pouvoir, les hon-
neurs, les richesses, tout ce qui éblouit les yeux des Hommes,
tout ce qui assure TitApunité sur la terre, disparait au seuil
de la tombe, et Tâme seule demeure « toute cicatrisée de
» parjures et d'injustices par les empreintes que chaque
» action y a gravées ; ici les détours du mensonge et de la
» vanité, là les monstruosités et toute la laideur du pouvoir
» absolu, de la mollesse, de la licence et du désordre. » Le
juge divin constate ces empreintes et inflige aux coupables
les châtiments qu'ils ont mérités. Nul n'échappe aux arrêts
irrévocables de cette justice suprême. Ceux qui ont commis
des fautes guérissables (iàaïua) sont condamnés à des châ-
timents temporaires, mais ceux qui sont trouvés incurables
(àvtâr»; ïyiiv) subissent des supplices éternels. Le ciel est
réservé aux hommes entièrement purs (1).
m.
Après cet exposé succinct mais fidèle des doctrines pénales
du grand disciple de Socrate, il n'est pas difficile de savoir
quels étaient, à ses yeux, le fondement et les limites du droit
de punir.
L'illustre philosophe d'Athènes voyait la base nécessaire
de la peine dans la justice absolue, qui exige impérieusement
que tout acte injuste soit expié par la punition de l'homme
(1) (Jortjias, LXXL\ et suiv. Loisj IX, \\St\ X. triG. Rvpnblhiur, X. VJO
et suiv.
— 513 —
qui s*eii est rendu coupable. Il tient compte, il est vrai, des
avantages qui résultent de l'application de la peine, d*une
part, pour l'amendenient de l'individu qui la subit, de l'autre,
pour la société en général, par l'intimidation de ceux qui
sont les témoins du châtiment ; mais ce ne sont là que des
conséquences, des eifets de la répression. L'utilité indivi*
duelle et sociale de la peine est le résultat de l'exercice d'un
droit, dont la légitimité vient d'ailleurs, c'est-à-dire, du
principe d'expiation, appliqué au nom et dans l'intérêt du
corps social (1).
Mais dans quelle mesure cet- intérêt social doit-il entrer
dans les prévisions du législateur et influer sur les détermi-
nations du juge?
On sait que, dans nos écoles modernes, deux systèmes
nettement trancliés divisent les philosophes et les juriscon-
sultes qui prennent pour fondement de la peine le principe
^'expiation. Les uns, appliquant ce principe avec une rigueur
extrême, veulent que le mal soit toujours puni, quand mên^î
^*aate répréhensible ne cause aucun trouble social et qu'au -
^'^ avantage appréciable ne saurait résulter de sa répression.
^^ autres, distinguant la justice sociale de la justice absolue.
fi d'autres termes, combinant la grande règle du mérite et
^^^^érite avec la nature de la mission confiée aux gouver-
qQ' ^ Vficton ne donne pas à celte pensée tous les développenicMits
ejtpf- X^ courrait désirer, mais eUe se trouve positivement et clairement
t\j^C^^^^se dans ses écrits (Voy. notamment Gorgias, XXXII et suiv.,
Coijj^ g ^ ^ l et suiv. LoiejW, p. 326, et ci-dessus, p. 303 et 310). Comp.
*nent ^~^ "* traduction des Lois, Argvfnent, p. 1>5; Irad. du Geot^gias, Argu-
Oi^"* ^^^ . 167 et suiv.
» tot.^ -^^^^ ^21 pas fait assez attention à ce passage des Lois : « Dieu marche
* tb^C ^^~^ ur^en ligne droite... La justice le suit, vengeresse des infrac-
* 8ic^ ^-fc,^^ faites à la loi divine... Celui qui livre son cœur au feu des pas-
^ io^»*^^^.^^-- "6 tarde pas à payer sa dette à Tinexorable justice. Tel est
^e naturel des choses. » {Loc. cit.J.
- su -
nements de la terre, ne font intervenir les tribunaux crimi-
nels qu'au moment où la protection de l'ordre public et le
maintien de la sécurité générale réclament le châtiment du
coupable (i).
Il nous semble que ces derniers peuvent seuls revendiquer
l'honneur de placer au nombre de leurs ancêtres le glorieux
disciple de Socrate. Nous lisons, en effet, dans le Protagoras :
« Personne ne châtie ceux qui se sont rendus coupables
» d'injustice par la seule raison qu'ils ont commis une injus-
» tîce, à moins qu'on ne punisse d'une manière brutale et
» déraisonnable. Mais lorsqu'on fait usage de sa raison dans
» les peines qu'on inflige, on ne châtie pas à raison de la
» faute passée, car on ne saurait empêcher que ce qui est
» fait ne soit fait, mais à cause de la faute à venir, afin que le
» coupable n'y, retombe plus, et que son châtiment retienne
» ceux qui en seront les témoins (2). » Au neuvième livre
des Lois, le philosophe ajoute : « Il est nécessaire que le
» législateur prévienne et menace ceux qui pourraient deve-
» nir criminels et qu'il fasse des lois pour les détourner du
» crime et les punir quand ils seront coupables, comme s'ils
» devaient le devenir.... C'est par nécessité qu'il porte ces
» lois, et il souhaite qu'on n'ait jamais besoin de s'en ser-
» vir (3). » Ailleurs il dit encore que, même pour le crime
d'assassinat, le législateur pourrait s'abstenir de porter une
loi pénale, si la crainte des châtiments de la vie future faisait
une forte impression sur les âmes (4). Les conséquences de
•
(1) Ces systèmes sont loin d'être aussi récents c[u'on pourrait le
supposer. Pour savoir à quoi s'en tenir, on n'a qu'à lire la remar-
«luable Introduction que M. Faustin Ilélie a placée en tête de sa
traduction du Traité des deUts et des peives de Beccaria.
(2) Xlll.
(3) Lois, IX, 207, il8. 419. 439.
(4) Ibid., IX, 431, 432,
— 3*5 -
ces prémisses ne sont pas difficiles à déduire. S*il convient
que le législateur ne frappe qu'à regret et dans les limites, de
la nécessité ; s*il ne lui est pas permis de punir par la seule
raison qu'une injustice a été commise, c'est évidempent
parce que la juridiction criminelle doit être circonscrite
dans la sphère de Tordre public et de la sécurité générale.
Pour Platon, la justice humaine est un élément de Tordre
social, qu'il appuie sur la justice absolue, mais qu'il ne con-
fond pas avec celle-ci, qui est un élément de Tordre moral.
Il n'identifie pas dans leur principe et dans leurs efTets la
justice de Dieu et la justice des hommes. Sa doctrine sur
l'origine et les bornes du droit de punir est, au fond, iden-
tique à celle que Rossi, vingt-deux siècles plus tard, a su
rendre populaire en France. Elle constitue l'un de ces sys-
tèmes que les allemands appellent mixtes, parce qu'on y
combine, à des degrés divers, le principe d'expiation avec
l'utilité sociale de la répression.
Les idées du grand philosophe sur Tefficacité salutaire de
la peine, quant ^à l'amendement du condamné, ne sont pas
moins dignes d'attention. Elles prouvent que Platon, dans ses
spéculations en apparence exclusivement morales, entrevoit
déjà, au siècle de Périclès, la base rationnelle du système
pénitentiaire qui devait, après une longue série de généra-
lions, surgir de la philanthropie chrétienne, et qui est au-
jourd'hui Tune des gloires des nations occidentales. Parmi
les maximes qu'il se plaît à développer, on remarque au pre-
mier rang Tassimilation de Tinjustice à une maladie de Tâme,
trouvant sa guérison dans la peine infligée par les juges,
comme les malades dans les remèdes prescrits par les mé-
decins (1). Pour lui l'expiation et l'amendement sont des
(1> Voy. ci-dessus p. 30Î3.
- 316 --
notions corrélatives, ou pour mieux dire, inséparables. Un
illustre jurisconsulte français a dit que la théorie de l'expia-
tion, (développée dans le Gorgias, est étrangère à l'établisse-
ment de la peine et ne touche que son exécution ; que ce
n'est point à la loi ni au juge que le philosophe i*ecomma»de
de rechercher l'expiation comme but ou mesure de la peine ;
qu'il ne la considère que comme un sentiment moral qui
doit être la conséquence de celte peine et qu'il veut faire
germer dans l'àme du condamné (I). Sous plus d'un rapport,
l'obsei'vation est fondée ; mais elle ne doit pas être exagérée.
' Il est incontestable que Platon n'a pas aperçu toutes les con-
séquences que sa doctrine sur le caractère moralisateur de
la peine devait entraîner dans le double domaine de la Légis-
lation positive et de la pratique judiciaire. On ne saurait nier
qu'il ne se soit surtout préoccupé de l'intérêt personnel du con-
damné, en l'engageant à profiter de la punition qu'il a méritée
pour purifier son âme et apaiser ses remords. Mais il ne faut
pas se hâter d'en conclure que l'illustre philosophe, en re-
cherchant les préceptes que doit suivre le délinquant auquel
la peine est infligée, eût fait abstraction, d'un côté, de la
mission du législateur et du juge, de l'autre, du profit que
la société tout entière retire du châtiment des coupables.
m
N'a-t-il pas hautement proclamé que « l'ordre naturel » con-
damne toute injustice et veut que celle-ci entraîne toujoui's
l'obligation d'une réparation douloureuse (2)? N'a-t-il pas
posé en principe que le législateur doit s'efforcer d'atteindre,
avec la précision d'un archer habile, à une proportion rigou-
reusement exacte entre le délit et la peine? PTa-t-il pas ajouté
(1) Faustiu H élic, traduction du TvoHc dos délita et des ftchivti de
Beccaria, hilrod. p. 21.
(2) Voy. ci -dessus, p. 302.
que les juges doivent toujours, avec Texactitude d*un peintre
de portraits, mettre leurs jugements eu harmonie avec les
vues du législateur (1).
D'ailleurs, alors môme que Platon ne se serait pas préoc-
cupé de l'utilité sociale attachée à ramendement du coupable
par l'expiation du crime, sa doctrine n'en serait pas moins
empreinte d'une incontestable grandeur. La peine repré-
sentée comme une sorte de médecine morale, effaçant les
souillures de l'âme et offrant au coupable le moyen de se
réconcilier avec lui-même et avec les autres; l'homme, dé-
gradé par le crime, trouvant dans une souffrance noblement
acceptée la libération d'une dette contractée envers l'inflexi-
ble justice; le mal et la honte écartés de la peine, pour être
reportés exclusivement sur lé délit ; l'expiation devenant à la
fois un germe de régénération pour le condamné et un aver-
tissement salutaire pour ses concitoyens : toutes ces notions
si belles, si élevées, si pures, sont assurément très-remar-
quables à une époque où les législateurs et le^ juges de la
Grèce ne se proposaient d'autre but que de terrifier leâ mé-
chants par l'intensité des châtiments. Quand même ce serait
de ce seul point de vue qu'on devrait envisager la doctrine
de Platon, celui-ci mériterait encore de figurer parmi les
précurseurs de ces jurisconsultes philanthropes qui, depuis
l'irrésistible élan donné par Beccaria, ont posé les bases d'un
système de répression où l'idée de la régénération morale du
condamné se place constamment à côté du châtiment, pour
en régler le mode et en diriger les effets. Son Sophronistëre
contient le germe du pénitencier du dix- neuvième siècle (2).
(1) Voy. ci-dessus , p. 304.
(S) Déjà M. Barthélémy Saint-Hilaire a fait ressortir ce caractère
élevé de la peine, dans la préface de sa traduction de la Morale d'A^nit'
totp, p. LVII.
- 318 —
Platon se rapproche encore de la science moderne quand
il place les moyens préventifs avant les moyens répressifs (i);
quand il réclame des lieux de détention séparés pour les pré-
venus et les condamnés (2) ; quand il voit dans le caractère
personnel du châtiment le corollaire naturel du caractère
personnel de l'infraction (3) ; quand il établit une distinction
pleine de conséquences fécondes entre les actes volontaires
et les actes prémédités; quand, parmi les éléments de la
culpabilité, il met au premier rang le caractère moral du
délit ; quand il demande que la répression soit plus ou moins
sévère suivant la nature des moyens employés par les mal-
faiteurs; quand il réclame l'intervention des citoyens dans le
jugement des causes politiques, après que celles-ci ont été
régulièrement instruites par des magistrats offrant à Taccusé
toutes le& garanties désirables ; quand il fait de la publicité
des débats et du jugement l'une des conditions essentielles
de la procédure; quand il proclame que la peine, considérée
(1) Montesquieu s'est contenté de marcher sur les traces du philo-
sophe d'Athènes, quand il s'écrie : c Un bon législateur s'attachera
j» moins à punir les crimes qu'à les prévenir ; il s'appliquera plus à
» donner des mœurs qu'à infliger des supplices. » (Esprit des lois, 1. IV,
ch. IX). Beccaria développe la même pensée (Dci delitti e délie perte,
§XLI).
(2) Platon voulait qu'il y eût trois prisons dans sa ville modèle, une
auprès de la place publique, dépôt général pour s^assurer de la per-
sonne des accusés; une autre située à Tendroit où les magistrats
s'assemblent pendant la nuit et qui porte le nom de Sophronistère ;
une troiifième, destinée aux grands criminels et placée au milieu du
pays, dans un endroit désert et sauvage (Lois, X, 458 et suiv.).
(3) Ici le génie de Platon s'élève de beaucoup au-dessus des lois et
de la jurisprudence de sa patrie. A Athènes, plusieurs peines, notam-
ment la déclaration d'infamie et la déchéance du droit de cité, étaient
souvent héréditaires (Voy. Démosthène contre Aristocrate, p. 334; Pro-
cès de Vambassade, p. 224, édit. cit. de Didot. Plutarque, Vie cPAntiphon,
IV. Isocrate, Pour le fils d'Alcibiade, 299; éd. Qermont-Tonnère. Lysias
contre Erathosthène, pp. 142 et 148.
- SI9 -
en elle-même, ne doh pas éveiller une idée d'inramie ; quand
il repousse la confiscation des biens, pour ne pas frapper en
même temps le coupable et sa famille (1) ; quand il exige,
eafin, que le législateur lui-même, avec la précision d'un
archer habile, maintienne une proportion rigoureusement
exacte entre les peines et les délits. Pour les temps et les
lieux oh il écrivait, toutes ces propositions si brillamment et
si solidement établies étaient des nouveautés courageuses,
qui fournissent aujourd'hui plus d'un fleuron à la couronne
du glorieux philosophe d'Athènes.
Cependant, l'éloge ne doit pas dépasser certaines limites.
Platon est un philosophe dont la pensée s'élève à des hau-
teurs inaccessibles au vulgaire, mais il n'est pas un juris-
consulte dans l'acception propre de ce terme ; il est moins
encore ce que nous nommons un criminaliste, dans le lan-
gage du droit moderne. Il a longuement et brillamment
parlé de l'origine, du caractère et du but des lois pénales ;
mais ses œuvres ne. renferment pas un corps de doctrine, un
ensemble de préceptes et de règles où la théorie et l'appli-
(1) Lois, IX, 420. ' La confiscation des biens était, il est vrai, peu
compatible avec l'organisation de la cité idéale décrite dans les Lois ;
mais cette partie du système de Platon n'en mérite pas moins une
attention spéciale, parce que le philosophe s'écarte ici complètement
de la jurisprudence de sa patrie. A Athènes, la confiscation des biens
était fréquemment prononcée; elle était la conséquence directe de
toute condamnation à une peine capitale. On y chercha même, plus
d'une fois, en temps de crise, un moyen de remédier à la pénurie du
trésor public, en imaginant de faux crimes d'Etat (Voy. Lysias contre
Nicomaquc, p. 221; contre Erathosthène, p. 148; Olivier sacré, p. 123;
Biens confisqués, p. 174; Biens du neveu de Nicias, p. 177 ; Biens d'AriS"
tophane, p. 179. (On'atores attici, éd. MuUerus, Paris, Didot, 1847).
Xénopbon, Hist. grecq., liv. I, ch. vu ; liv. Il, ch. m. Hérodote, liv. VI,
ch. GXXi. Démosthène contre Aristocrate, p. 223. Isocrate, Pour le fils
(fAlcibiade, p. 299.
Comp. Aristote, Politique, liv. VII, ch. m, § 2.
cation se combinent dans une unité hatmonieuse . Il n'a pas
assez clairement aperçu les limites qui circonscrivent, sans
les séparer, les domaines respectifs de la morale et du droit.
Il n*a pas créé un véritable système pénal.
Si cette vérité pouvait être contestée, nous n'aurions qu'à
éuumérer les dispositions pénales qui remplissent les quatre
derniers livres des Lois, et qui ne sont en réalité que la copie,
légèrement modifiée, de la législation criminelle de rAttique.
On y voit que Platon, aussitôt qu'il descend des hauteurs
sereines de la théorie, pour se placer sur le terrain plus aride
et souvent rebelle des faits, commet une foule d'inconsé-
quences et d'erreurs, qui prouvent clairement que, même
dans son intelligence sublime, les conséquences pratiques
des principes les plus élevés et les plus salutaires étaient
restées enveloppées d'épais nuages. Nous en citerons quel-
ques exemples.
Platon enseigne formellement et à diverses reprises, que
la peine capitale doit être réservée pour les criminels incor-
rigibles ; il demande qu'un châtiment moins rigoureux soit
infligé aux coupables qui n'ont pas fait preuve d'une irrémé-
diable perversité. Et cependant, dans les derniers livres des
Lois, il condamne au dernier supplice le magistrat qui reçoit
un présent et tous ceux qui, ne fut-ce qu'une seule fois, se
rendent coupables de sacrilège. Il réserve le même sort à
ceux qui sacrifient chez eux en secret à quelque divinité que
ce soit, qui participent k un mouvement séditieux, qui
cherchent à introduire des changements dans l'éducation et
R
les lois, qui donnent asile à un banni ou causent un préju-
dice quelconque aux juges qui les ont condamnés. Il livre au
bourreau le citoyen qui dérobe une partie quelconque des
deniers publics, le frère et la sœur qui blessent à dessein
leur frère ou leur sœur, l'esclave qui blesse son maître ou
ne dénonce pas le vol d'un trésor, lé citoyen qui , une
seconde fois, intente un procès par esprit de chicane (1) !
Le philosophe enseigne encore que la peine ne doit pas
être envisagée comme flétrissante pour celui qui la subit; il
demande qu'elle soit toujours combinée de manière à pro-
duire l'amendement du coupable. Or, au lieu d'appliquer
cette règle avec les conséquences logiques qui en sont insé-
parables, il place dans la législation de sa ville modèle une
foule de peines qui devaient avoir pour inévitable résultat de
dégrader et de démoraliser le condamné, en lui imprimant
une tache indélébile. Parmi les châtiments qui obtiennent le
suffrage du Cygne de l'Académie, nous trouvons « la flétris-
sure ignominieusement prononcée à la vue de tout le peuple,»
exposition du nom du coupable dans la place publique, la
^^t*que du crime au front du criminel, la déclaration d'in-
famie « autorisant le premier venu à donner desl coups au
» condamné, » la dégradation infamante de toutes les pré-
- ''ogatives du citoyen (2). Il veut même que, dans certains
^^p on flétrisse la mémoire des morts, qu'on jette leurs ca-
^vres loin des regards, hors des frontières de l'État, et qu'on
J>i//:sui\re comme coupable d'impiété tout homme libre qui
nne la sépulture (3) !
, IX, 419, 420, 421, 436, 437; X, 460; XI, 461, 480; XII, 480,
492.
I peines infamantes n'étaient pas rares dans la législation
. Voy. le décret rendu contre Antiphon et rapporté par Plu-
~Yie d'Antiphfin, VII. Voy. ei\core Isocrale, Pour le fils d^Alci-
^ 277. Démosthène, Procès de l'ambassade, p. 224.
is, VI, 351, 357, 373; VIII, 411.; IX, 420, 421 ; X, 459; XI, 471. «
ment qu'on jette hors des frontières les cadavres des sacri-
des traîtres. C'est la «reproduction pure et simple de la légisr
hénienne (Voy. Xénophon, Hist. grecq., liv. I, ch. vii. Plutarque,
"^tiphon, IV ; Vie de Phocion, XLII. Thucydide, liv. I, ch. cxxvi,
Xie contre Léocratès, p. 22 {Oratores attici ; éd. Didot).
21
ku^
r
Dans un autre ordre d'idées» le pliilosophe d'Athènes, vou-
lant enlever aux tribunaux un pouvoir arbitraire incompati-
ble avec la sécurité des justiciables, formule ainsi le devoir
du législateur dans la confection des lois pénales. « La seule
» chose qu'il ait à faire, c'est de ne laisser à la discréti<)n
» des juges l'imposition des peines que sur les plus petits
» objets, réglant et fixant presque tout par lui-même en termes
» précis. » En lisant ces lignes, on admire la force d'intuition
d'un homme de génie qui, à cette époque reculée, formule
déjà l'une des règles que la science moderne a placées au
nombre de ses axiomes les plus incontestables. Malheureu-
sement, quelques lignes plus bas, on s'aperçoit que Platon
n'a voulu de cette restriction que pour les pays arriérés, où
le pouvoir judiciaire, imparfaitement organisé, n'offre pas
aux accusés toutes les garanties désirables. « Au contraire»
» dit-il, dans un État où les tribunaux sont établis avec toute
» la sagesse possible, où ceux qui sont destinés à juger ont
» reçu une bonne éducation, et ont passé par les plus sé-
^> vères épreuves, on ne peut rien faire de mieux ni de plus
» sensé que d'abandonner à de tels juges le soin de régler
» dans la plupart des cas les peines et les amendes (1). »
Aussi les peines arbitraires abondent-elles dans les derniers
livres des Lois. Si un homme, âgé de plus de trente ans,
maltraite ses parents, le tribunal décide de l'amende ou de
la punition corporelle qu'il mérite, c< ne lui épargnant aucune
» des peines qu'un homme peut souffrir dans sa personne
» ou dans ses biens (2). » Le tribunal en agit de même à
l'égard de ceux qui usent d'enchantements ou de maléfices
pour nuire à un citoyen, qui refusent le service militaire ou.
(1) low, IX, 436.
(2) Ibid., XI, 475.
— 323 —
étant chargés des Fonctions d'ambassadeur ou de héraut, ne
rapportent pas fidèlement les paroles qu'ils sont chargés de
transmettre (1). L'étranger qui vole une chose sacrée reçoit
autant de coups qu'il plaît aux juges (3). Tout citoyen peut
impunément frapper le marchand qui fait un serment témé-
raire pouV vanter sa marchandise (3). L'esclave qui frappe
un homme libre est livré au citoyen outragé, et celui-ci le
fait battre à coups d'étrivières aussi longtemps qu'il juge à
propos (4). L'esclave quf, dans un accès de colère, tue un
homme libre, est livré aux parents du mort, et ceux-ci sont
obligés de le faire mourir, de telle mort qu'il leur plaira (8).
Le magistrat prévaricateur est arbitrairement puni par les
Gardiens des lois (6).
.Ces exemples suffisent. L'homme, quelque grand qu'il soit,
subit toujours, dans une large mesure, les erreurs et les
préjugés de son siècle. Sans méconnaître la noblesse, la
force et les privilèges du génie, ou peut hardiment affirmer
que les merveilles de son intuition ne dépassent jamais des
proportions relativement étroites. Dieu seul connaît toutes
les conséquences que les générations futures déduiront des
prémisses posées par les générations éteintes.
(i) Ihid., XI, 476; XII, 480, 481.
(2) Ibid., IX, 419
(3) Lois, XI, 464. Il ne faut pas oublier que, dans la cité modèle de
Platon, le commerce est fait par de^ étrangers.
(4) Ibid., IX, 440:
(5) Ibid., IX, 430.
f6) 7Wrf., VI, 361.
5i4 -
IV.
En somme, les dialogues de Platon attestent que, pour
Socrate et son illustre disciple, le droit de punir avait cessé
d'être envisagé comme un simple moyen d'intimidation bru-
taie. Le coupable Frappé par la justice n^était plus seulement,
à leurs yeux, un épouvantai! aux mains du bourreau, k côté
de l'intérêt supérieur du corps social, ils avaient placé l'in-
térêt bien entendu du condamné lui-même, et le germe
de la grande et consolante théorie de l'amendement était
sorti de l'examen approfondi de l'essence et des résultats
de la peine. Sur la mission du législateur et du juge, sur
l'organisation et l'exercice du pouvoir judiciaire, sur le
choix et la mesure des moyens de répression, sur le but
final de la justice criminelle, ils avaient formulé bien des
règles aujourd'hui unanimement accueillies par les crimi-
nalistes.
Mais, il faut bien l'avouer, ces belles maximes, si brillam-
ment développées dans un inimitable langage, n*étaient pas,
comme nous l'avons déjà dit, l'expression d'une science
définie, ayant sa sphère propre et son rôle déterminé. Oo
cherchait des principes de morale, bien plus que des règles
juridiques. On songeait à élever les idées, à ennoblir les
cœurs, à purifier les âmes, bien plus qu'à réformer les lois.
On formulait avec ardeur, on discutait avec un art infini des
théories aussi larges que fécondes, mais on dédaignait de
rechercher péniblement leurs rapports avec le monde réel,
leurs conséquences pratiques dans le domaine des faits. Bien
des générations devaient se succéder encore avant la nais-
sance d'une véritable philosophie du droit pénal.
- 32.S ~
Dans le cercle de ia science politique, Platon, après avoir
proclamé les principes les plus purs et les plus élevés, finit
par chercher l'idéal des sociétés humaines dans le commu-
nisme, la suppression de la famille et la promiscuité des
sexes (1). Sur le terrain de la justice criminelle, le môme
philosophe, tellement indulgent dans ses doctrines morales
qu'on lui a maintes fois reproché de nier le libre arbitre, ter-
mine ses recherches par l'adoption d'un code presque dra-
conien, oii la peine de mort et les châtiments ignominieux
sont prodigués avec une inconcevable largesse. Ainsi que
nous l'ayons déjà fait remarquer, l'immortel disciple de So-
crate, malgré la puissance et l'éclat de son génie, était resté
l'homme de son temps, et, au siècle de Périclès, le droit
criminel, pas plus que l'économie politique, n'était arrivé à
l'état de science dans les écoles d'Athènes.
Le nom de Platon n'en mérite pas moins de briller dans
les annales de la législation criminelle. Sans se dépouiller
complètement des erreurs et des préjugés du milieu où il
vivait, le grand philosophe a vu plus haut et plus loin que
ses contemporains. Ses faiblesses et ses inconséquences sur
lé terrain de la pratique ne sauraient obscurcir l'éclat des
principes qu'il proclame et défend dans les régions idéales
de la théorie. La grande loi du progrès exige la diversité des
aptitudes et des rôles dans l'œuvre collective de l'humanité.
L'un découvre la règle, l'autre en déduit les conséquences,
un troisième la fait passer dans les lois, et, bien souvent,
Plusieurs générations s'écoulent entre le jour de la décou-
^^rte et le jour de l'application des principes. Il suffit à la
(1) La République a pour but de justifier et d*exalter cet étrange
régime.
— 326 -
gloire de la philosophie d'indiquer et d*éclairer les voies que
le législateur et les juges doivent parcourir à sa suite (1).
(1) On aurait tort d'assimiler cette étude à ceUe que M. Sil)>erschiag
a publiée, en 1863, dans la Strafrechtszeitwig de M. Von Holttzeadorff,
sous ce titre : Platon als attester theoretischer Bearbeiter des Strafrechts.
Le travail de M. Silberschlag, qui ne se compose que de quatre pages,
consiste en grande partie dans l'énumération des peines indiquées
dans le dialogue des Lois.
(Extrait du compte-rendu des séances de V Académie des sciences
viorales et politiques (Recueil de M. Vergé, T. XCI ).
XI
LE DROIT CRIMINEL
DE
LA ORÈCE LÉGENDAIRE
LE DROIT CRIMINEL
l)K
LA GRÈCE LÉGENDAIRE
Au .delà des limites des temps historiques , rimagination
puissante et féconde des Grecs avait placé tout un monde
plein de lumière et de vie, où les dieux et les hommes,
rivalisant d'héroïsme et de génie, livraient des batailles,
bâtissaient des cités, fondaient des dynasties royales et in-
ventaient les arts qui devaient illustrer la l'ace privilégiée
des Hellènes. Les philologues et les historiens ont long-
temps prétendu que les merveilles de ce monde mythique
étaient des faits réels, des événements ordinaires, exaltés et
embellis par la verve poétique des aèdes et le patriotisioe
orgueilleusement crédule des masses ; mais cette prétention,
malgré Tesprit ingénieux et sagace de ses défenseurs , a dû
céder devant les recherches approfondies et la critique plus
sévère des savants de notre siècle. Il est aujourd'hui dé-
montré que les poèmes attribués à Homère, à Hésiode et aux
autres chantres de l'âge héroïque ne fournissent aucune
indication certaine et irrécusable sur les événements anté-
•
rieurs au VIII*' siècle avant notre ère. On peut admirer les
~ 330 -
charmes de la légende, la richesse et les mâles l)eautés de
la poésie épique ; mais on ne doit y voir, à un degré quel-
conque, les annales primitives du monde hellénique (1).*
Il en est autrement lorsque, faisant abstraction des exploits
des héros et des dieux, on ouvre les poèmes légendaires de
la Grèce dans le seul dessein d'y chercher des tableaux de
la vie et des coutumes des Hellènes au début des temps
historiques. On y trouve alors des indices nombreux, des
renseignements précis, des traditions et des exemples dont
la critique la plus austère ne saurait méconnaître l'impor-
tance. Acceptant avec oi^ueil l'organisation sociale de leur
patrie, ignorant là loi du progrès continu de l'humanité, sans
connaissance des mœurs, des langues et des institutions des
autres peuples, les poètes les mieux doués ne pouvaient
échapper à la nécessité de reproduire, sous une forme plus
ou moins brillante , les idées et les habitudes de leurs con-
temporains. Tandis que l'imagination suffisait pour inventer
des luttes gigantesques et des aventures merveilleuses,
l'aède et le rapsode , dans l'expression des sentiments et des
mœurs, restaient forcément les hommes de la société au
milieu de laquelle ils avaient toujours vécu , qui avait seule
frappé leurs regards et dans laquelle ils voyaient le type le
plus élevé de la civilisation de leur siècle. Donnant à leurs
héros une beauté divine, une force surhumaine, ils leur
attribuaient des exploits et des triomphes dépassant les pro-
portions de la vie réelle ; mais ces héros prodigieux restaient
des Grecs et conservaient, dans les relations de la vie sociale,
(4) Il est assurément possible que des faits historiques se trouvent
mêlés à ces tables ; mais nous n'avons aucun moyen de les discerner
avec certitude. M. Grote {Histoire de la Grèce, préf.) fait commencer
rhistoirc réelle des Grecs à la première olympiade, c'est-à-dire en 776
avant Jésus-Christ.
- 531 -
toutes les habitudes et tous les préjugés de leurs contem-
porains. L*01ympe lui-même n'était qu'une cité grecque
idéalisée, où régnaient les haines, les passions, les intrigues
et les jalousies qui divisaient les Grecs de l'âge héroïque (1).
Tout en renonçant à l'idée d'appliquer un système histori-
que et chronologique aux événements de la légende grecque,
on peut donc, ainsi que l'a dit M. Grote, mettre ces événe-
ments à profit comme monuments précieux d'un état de
société, de sentiment et d'intelligence, qui doit être le point
de départ de toutes les investigations sur les idées et les
coutumes de la race hellénique (3).
C'est en nous plaçant à ce point de vue, que nous nous
sommes demandé quelles étaient les notions que les Grecs
de cette époque réculée avaient de la nature, de l'exercice et
des résultats de la justice criminelle ; en d'autres termes, ce
qu'était le droit de punir parmi les ancêtres d'Aristote et de
Platon, à l'aube des temps historiques.
Sous allons essayer de répondre à cette question, autant
que le permettent la pénurie et le caractère incomplet des
renseignements qui nous ont été transmis par les poèmes
homériques et les traditions plus récentes (3).
{]) Jupiter, que Minerve appelait le plus grand des rois, convoquait
l'agora des dieux, comme Aganiemnon convoquait Tagora des hommes,
et Thémis remplissait le rôle de héraut (Iliade, VIll, 31 ; XX, 4 et suiv.;
édit. Didot). Aristote constatait ce fait irrécusable, quand il disait que
les Grecs avaient donné leurs habitudes aux dieux, de même qu'ils lœ
représentaient à leur image. (Polit., liv. I, c. 1).
(2) Histoire Oe la Grèce, t. 11, p. 293 de la traduction française.
(3) Nous avons surtout consulté les œuvres attribuées à Homère et
à Hésiode, parce qu'elles renferment le dépôt le plus ancien et le plus
complet des traditions qui se rapportent aux mœurs de la Grèce pri-
mitive. C'est à ce titre que nous invoquons leur autorité, sans nous
préoccuper des controverses soulevées au sujet de leur composition et
de leur âge. Parmi les sources postérieures, nous avons accordé une
- X5i -
I.
SOURCE ET CARACTÈRE DU DROIT.
De même que les peuples primitifs de rOrieut, les Grecs
de rage héroïque avaient placé la source de la justice sociale
dans une région plus haute et plus pure que la teri^e étroite
où s*âgitent les passions des hommes. Le pouvoir et le droit
étaient des émanations de Jupiter, le maître tout-puissant
de rOlympe, le créateur et le soutien de Tordre universel.
C'était par lui que régnaient les rois et qu'ils jugeaient les
différends qui surgissaient entre ieurs peuples (1). « C'est le
» flls de Saturne, disait Hésiode, qui a donné aux hommes
». la justice, le plus précieux des bienfaits (2). » toutes les
coutumes destinées à protéger les faibles, à substituer l'or-
dre à la violence, à maintenir la concorde au sein des cités
et des familles, étaient le produit d'une manifestation directe
et permanente de la volonté divine. L'idée de la loi, avec lé
sens et la portée que lui attribuent les nations modernes,
n'existait pas dans la société homérique, où. le même mot
servait à désigner les oracles des dieux et les droits des
mortels (OéixM-reç) (3). Homère ne connaissait pas même le
Sttention particulière aux poêles tragiques qui ont pris pour thème de
leurs travaux des événements empruntés à l'âge héroïque. Malgré les
erreurs, les contradictions et les anachronismes qu'on remarque dans
leurs tragédies, il est incontestable que celles-ci contiennent une par-
tic considérable des traditions populaires de la Grèce.
(1) Iliade, I, 238, 239; II, 197 ; IX, 98, 99. Odyssée, XIX, 179. Hésiode,
Les travaux et les jours, v. 9, 35 et suiv., 276 et suiv.
(2) Les travaux et les jours, v. 279, 280; édit. Lehrs (Didot).
(3) Iliade, I, 238; II, 206; \\ 761 ; IX, 9è, 99. Odyssée, IX, 215.
Hymne
terme dont les poètes, les historiens et les philosophes plus
rapprochés de nous se sont servis pour désigner les lois
humaines (vo^oi) (1). Les sphères aujourd'hui distinctes.de
la religion, de la morale et du droit étaient confondues en
une unité non encore développée (2).
Avec l'imagination à la fois vigoureuse et naive de la race
hellénique, ces idées primitives ne pouvaient manquer de
se reproduire, sous une forme nouvelle et brillante, dans le
symbolisme ingénieux et puissant qui distingue la mytho-
logie de la Grèce hé/oique. Toutes les parties essentielles
à ApoUon, V. 394. Hésiode, Les travaux et les jours, v. 9. Nous verrons
plus loin que, dans le langage d'Homère, Jtxao-TToXoç et Qtff.i7TOTt61oç
sont synonymes.
Quelquefois les mots Ospcç, OsfJLiOTeusiv, désignent le jugement, le
fait de juger (Iliade, XVI, 387. Odyssée, XI, 569) et même l'action de
légiférer (Odyssée, IX, 414). — Pour le sens ordinaire des termes, voy.
Iliade, II, 73; IX, 33, 134, 270; XI, 779, 807 ; XXIII, 44, 581 ; XXIV, 652.
Odyssée, lU, 45, 187 ; IX, 268; X, 73; XI, 451 ; XIV, 56, 130; XVI, 91, 403;
XXIV, 286. Les peuples barbares et sans lois sont dits à6é|xiOTOi
(Iliade, IX, 63 ; Odyssée, IX, 112).
On a souvent prétendu que le mot 6é(Xiç désigne le droit divin, tandis
que le. droit humain était particulièrement indiqué par le mot dinri
(voy. Hermann, Uber Gesetz, Gesetzgebung, etc., in griechiachen Alter*
thurtie, p. 7 et suiv. ; Gôttingue, 1849). Cette distinction est ici sans
importance,, puisque toutes les lois indistinctement étaient réputées
divines. Voyez, pour le sens ordinaire du mot dix/), Odyssée, IV, 691 ;
XI, 218; XIV, 59; XVIII, 275, ,508; XIX, 43, 168; XXIV, 253, Hymne à
Apollon, V. 458.
Ces ti'aditions sur Torigine divine du droit ne furent jamais complè-
tement abandonnée^ en Grèce. Voy. Sophocle, Œdipe-roi, v. 863 et
suiv. Thucydide, liv. Il, c. 37. Platon, Lois, liv. VII, p. 377, édit. Schnei-
der (Didot). Demosthènes, Plaidoyer contre Aristocrate, 70, édit. Voeme-
lius (Didot). Chrysippe, cité par Plutarque, Contradictions des stoïciens,
t. V, p. 218 ; édit. Wyttenbach.
(1) Dans tes travaux et les jours d'Hésiode, on rencontre deux fois
le mot vo|ioç, au singulier. L'absence de ce mot dans le texte d'Ho-
mère a déjà été signalée par Josèphe (Contr. App., liv. II, c. 15).
(2) Nagèlbach, Homerische Théologie, sect. V, p. 23.
de Tordre social deviennent successivement des génies puis-
sants, des déesses immortelles. La Loi ou TÉquité (9é^i^) (1),
la Justice ou le Droit (Atxyj) (2), l'Ordre (Eivo^iyi) (3) et le
Serment ("Opxoç) (4), transformés en personnes vivantes «t
divines, réservent un châtiment sévère à la fraude, à la vio-
lence, à la révolte, au parjure, à Tiniquité sous toutes ses
formes. La Justice surtout, fille de Thémis et du roi des
dieux, assise à côté du trône de son père, ne se lasse jamais
de dénoncer les crimes et de réclamer leur châtiment exem-
plaire (5). Elle est la distributrice infaillible des dons ou des
(1) ThémiB (de ri67]|Xi), qui met chaque chose à sa place, symboUse
tout ce qui est juste et légal, tout ce qui est conforme aux exigences de
la vie sociale (voy. la note 3 de la p. 332). Dans l'Olympe, elle convoque
rassemblée des dieux et distribue aux immortels la part qui leur revient
dans les banquets célestes (Iliade, XX, 4 et suiv.; XV, 87 et suiv.). Sur
la terre, elle préside aux assemblées des rois et des peuples, et leur
inspire les idées généreuses, les résolutions utiles. Odyssée, II, 68 et
suiv. Iliade, I, 238 ; XI, 779, 807 ; XIV, 38(5). Hésiode en fait la fille du
ciel, la sœur de Saturne, la mère des Heures et des Parques. Théogonie,
V. 135, 901 et suiv. Gomp. Appollodore, liv. I, c. 3, § 1, et Hymne à Ju^
piter (XXII), v. 2, 3.
(2) Suivant Hésiode (Théogonie, v. 901 et suiv.) et Apollodore (Lix. I,
c. 3, § 1) Atx»i est l'une des filles de Jupiter et de Thémis. — Au début
de la Théogonie, Hésiode distingue très-nettement entre 0£f/.iç et Aîx]Q
(v. 83, 86).
Pour la signification ordinaire des mots 6é^iç et dixr] dans le texte
d'Homère, voy. la note 3 de la page 332.
(3) £uvo^i7]y l'une des Heures, était aussi fiUe de Jupiter et de Thé-
mis (Hésiode, Théogonie, v. 901, 902; ApoUodore, liv. I, c. 3, § 1).
Homère garde le silence sur E'jvo|Xiy], et Hésiode n'en parle qu'à l'en-
droit que nous venons de citer.
(4) *X)pxoÇy fils delà Discorde, frappe les juges iniques, les hommes
injustes et surtout ceux qui se rendent coupables de parjure. (Hésiode,
Théogonie, v. 231 et suiv.; Les travaux et les jours, v. 219, 804 et suiv.)
Comp. Sophocle, Œdipe à Colone, v. 1766 et 1767.
(5) Hésiode lui assigne formeUement ce rôle (Les travaux et les jour»,
V. 256 et suiv.). — Comp., v. 220 et suiv. Démosthène, Plaidoyer contre
Aristogiton, 11 ; édit. citée. Sophocle, Œdipe à Colone, 1382.
Némésis ou la Vengeance divine ne se trouve pas encore personnifiée
— 535 —
chftUments célestes, suivant que les hommes s'approchent
ou s'éloignent des voies de Téquité. « La Justice, dit Hésiode,
» finit toujours par triompher de Tinjure. Elle s*indigne et
» frémit partout où elle se voit outragée par les hommes,
» dévorateurs de présents (dGi)po<payo(), qui rendent de cri-
» minels arrêts. Couverte d*un nuage, elle parcourt en pieu*
» rant les cités et les tribus des peuples, apportant le mat-
» heur à ceux qui l'ont chassée et n'ont pas jugé avec
» droiture. Mais ceux qui.... ne s'écartent pas du droit sen-
» tier voient fleurir leurs villes et prospérer leurs peuples ;
» la paix, cette nourrice des jeunes gens (xouporpocpoç), règne
» dans leur, pays, et jamais Jupiter à la longue vue ne leur
» envoie la gperre désastreuse. Jamais la famine ou la
» honte n'atteint ces gens équitables; ils célèbrent paisi-
» blement leurs joyeux festins ; la terre leur prodigue une
» abondante nourriture ; pour eux, le chêne des montagnes
» porte des glands sur sa cime et des abeilles dans ses flancs;
» leurs brebis sont chargées d'une épaisse toison.... Mais
» quand les mortels se livrent à l'injure funeste et aux
» actions vicieuses, Jupiter à la longue vue leur inflige un
» prompt châtiment...!^ Du haut des cieux, il déchaîne à la
» fois deux grands fléaux, la peste et la famine, et les peu-
» pies périssent (1) ! »
Un vaste système de croyances religieuses, destinées à
dans Homère. On en découvre tout au plus une notion indécise dans
les passages suivants : Jliade, XIII, 119, 122; XIV, 80, 336; XVII, 254.
Odyssée, Ij 350; II, 136; XVII, 481. Cette notion est plus développée,
mais toujours incomplète, dans les écrits d'Hésiode (voy. Théogonie,
V. 223; Les travaux et les jours, v. 135 et suiv.).
(1) Les travauœ et les jours, v. 39, 217-266; traduction de M. Bignan.
— Nous reviendrons plus loin sur cette influence de la justice quant à
U destinée des peuples chez lesquels elle est honorée ou méconnue.
- 336 -
agir sur la conscience et à brider leâ passions des malfai-
teurs, était la conséqlieiice naturelle de cette théogonie pri-
mordiale. Partout où le violateur du droit, le contempteur
de la Justice, portait ses pas ou dirigeait ses regards, il
trouvait la colère divine personnifiée de manière à troubler
profondément Timagination d'une race superstitieuse et cré.-
dule. MessagersJnfatigables de la Justice, tout un peuple de
génies immortels, placés sous les ordres de Jupiter, par*
courait les cités et. les campagnes, pour observer les actions
bonnes ou mauvaises des hommes, et surtout celles des
grands. « 0 rois, disait Hésiode, redoutez le châtiment,
» car les immortels, mêlés parmi les hommes, aperçoivent
» ceux qui rendent des arr'éts iniques, sans craindre la ven«-
» geance divine. Par l'ordre de Jupiter, sur la terre fertile,
» trente mille génies, gardiens des mortels, observent leurs
» jugements et leurs actions coupables, et, revêtus d'un
» nuage, parcourent le monde entier (1). » Cachés sous de^
déguisements divers, les dieux les plus puissants de l'Olympe
ne dédaignaient pas de visiter la terre, pour découvrir les
iniquités et recueillir les imprécations des victimes du
crime (2). Compagnes inséparables du remords, emblèmes
vivants de la colère divine, les œdoutables Erinnyes, que
toute injustice irritait, que l'effusion du sang rendait fu-
rieuses, s'attachaient pour ainsi dire aux flancs des coupa-
bles, les arrachaient au sommeil, les torturaient dans leur
corps et dans leur âme, afin de venger ceux qui ne savaient
pas se venger eux-mêmes (3). Enfin, au sommet^ de cette
{i) Hésiode, Les travaux et les jours, v. 122, 252 et suiv.
(2) Odtjssée, XVII, 485-487.
(3) Iliade, IX, 453 et suiv., 571 ; XV, 204 ; XIX, 87 et suiv., 258 et suiv.;
XXI, 412. Odyssée, II, 135 ; IX, 280 ; XVII, 475 ; XX, 78. Suivant Hésiode,
les £riniiyes font une ronde mensuelle pour venger le Serment (Les
- 357 -
infatigable et infaillible police divine, — s'il est permis de
s'exprimer de la sorte, — planait la grande et majestueuse
figure du fils de Saturne, du dieu armé de la foudre, qui fai-
sait prospérer les familles des justes et exterminait les cri-
minels avec toute leur descendance (1).
Ainsi les lois, ou pour mieux dire les coutumes nationales,
n'étaient pas seulement divines par leur origine; elles jouis-
saient, en outre, de la protection incessante, de la sauve-
garde invisible des habitants immortels de TOlympe. Quant
au but de la législation civile et criminelle, il était tout aussi
clairement symbolisé dans les croyances populaires. Sous
la protection de Jupiter, l'adversaire indomptable de Mars,
le Droit (Aixyj), l'Ordre (Eùvo|/tyî) et la Pa^x (Etp>5vy]), filles au-
gustes deThémis et du roi des dieux, marchaient de concert et
veillaieht sur les travaux des mortels (2). « Écoute la voix de
» la Justice, s'écrie Hésiode, et renonce pour toujours à la
» violence, telle ' est la loi que le fils de Saturne a imposée
» aux mortels. Il a-permis aux oiseaux rapides, aux animaux
» sauvages, de se dévorer les uns les autres, parce qu'il
» n'existe point de justice parmi eux; mais il a donné aux
inxvaxvx et les jours, v. W), 803 et suiv.). Dans le seul passage où
Homère parle d*un châtiment à subir dans la vie future, il afflrme que
les Ërinnyes punissent le parjure même au delà de la tombe (Iliade,
XIX, 258-260). Comp. ApoUodore, III, 7. Pausanias, IX, 5^ X, 30. Héro-
dote, IV, 149.
Pour connaître le parti que les poètes tragiques ont tiré de la croyance
aux Ërinnyes, il siAffit de lire les Euménides d'Eschyle. Voy. encore
Euripide, Oreste, v. 316 et suiv. Sophocle, Electre, v. 110 et suiv., 1386
et suiv.
(1) Iliade, I, 238,^ ; III, 104 et suiv., 276 et suiv., 298 et suiv. ; IV, -
ICO et suiv., 234 et suiv. ; XVI, 384 et suiv. ; XIX, 258 et suiv. Odtjssée,
1, 278 et suiv. ; XIII, 213 et suiv. ; XIV, 83 et suiv., 284 ; XXII, 39 et suiv.
Hésiode, Les travaux et les jours, v. 217-290, 320 et suiv. Comp. Eschyle,
Choéphores, v. 639 et suiv.
(2) Iliade, V, 888 et suiv. Hésiode, Théogonie, v. 901-903.
^<9
- 538 -
» hommes cette justice, le plus précieux des bienfaits....
» Uordre est pour les mortels le premier des biens, le
» désordre le plus grand des maux {1). »
Quelques siècles plus tard, quand la Grèce eut atteint
Tapogée de sa glorieuse civilisation, Démostbène disait en-
core aux Athéniens : « L'Ordre (Evvofxiy]), ami de Téquité,
» est le plus ferme^ soutien des villes et des peuples (3). »
Dépouillés des fleurs de l'imagination et deà charmes de
la poésie, ces sentences et ces symboles voulaient dire que
la législation doit avoir pour fin dernière la sécurité des per-
sonnes et la protection des propriétés.
n
EXERCICE Dr POUVOIR JLniClAlRE
Le caractère profondément religieux que nous venons
d'assigner au droit primitif de la Grèce se retrouve dans
l'exercice du pouvoir judiciaire.
Les Grecs d'Homère et d'Hésiode ne connaissaient pas
ces précautions minutieuses, ces restrictions jalouses, qui
vinrent plus tard modifier et limiter l'exercice de l'autorité
suprême, à l'époque brillante où le seul nom de l'homme
investi d'un pouvoir absolu (rupayvo;) faisait frémir d'indi-
gnation les fiers citoyens de Sparte et d'Athènes. Toutes les
fonctions politiques que comportait la société rude et primi-
(1) Hésiode, Les travc^uœ et les jours, v. 274 et suiv., 471, 472.
(2) Plaidoyer contre Aristogiton, 11. (Édit. cit.)
- 359 —
tive des temps héroïques étaient concentrées aux mains de^
rois. Ceux-ci n'étaient pas seulement les chefs légitimes de
la cité, les hommes les plus puissants et les plus redoutés :
ils exerçaient une autorité divine, ils étaient les représen-
tants, les délégués, les « élèves de Jupiter (Afoyevâc;,
Atorpecpéeç), » qui leur avait donné le sceptre, emblème de la
puissance souveraine (4). Un conseil (^ovlri), composé d'An-
ciens ou de Chefs (yépovre^;) (2) et siégeant sous leur prési-
dence, ne les gênait pas plus que rassemblée populaire
(àyopTi) qu'ils convoquaient, dirigeaient et rompaient au gré
de leur caprice. « Il faut, dit Homère, un seur roi, un seul
r> chef, à qui le fils de Saturne accorde, pour gouverner lès
» hommes, le sceptre et les -droits ((Tx>57rrpov r'riiï Ôé^ioraç).»
Hésiode se faisait Técho fidèle des traditions religieuses et
politiques de ses ancêtres, quand il s'écriait : « Les rois
» viennent de Jupiter. » Leur pouvoir était, il est vrai^
quelquefois méconnu, quand l'âge ou les infirmités avaient
affaibli leurs forces ; mais, en droit, ils étaient incontesta-
blement les tnattres (3).
(1) Iliade, I, 238 ; II, 101 et suiv., 196, 197, 445 ; IX, 98, 106 et suiv. ;
XVII, 34, 251. Odyssée, IV, 391 ; X, 266; XIX, 179. Htjmne à Bacchus,
V. 11. •
(2) Le mot désigpe à la fois un vieillard, un chef, un homme d'un
rang élevé. Les vers 404 et suiv. du chant II de VIliade, où Diomède et
Ajax figurèrent parmi les yépovreç, prouvent clairement que les An-
ciens de l'âge héroïque, pas plus que les Anciens d'Israël, n'étaient
pas toujours des vieillards. Quelquefois Homère emploie les termes
âbfoxrzç, âpcoTOc, àpcaryieç, èjxucparéovreç, xaraxoipaveoyreç, etc.
Parfois même il se sert du mot (3ao'(X)Σç ; mais alors l'ensemble de la
phrase permet toujours de les distinguer des rois proprement dits.
Voy. ÎUade, II, 188, 4a5, 789; III, 149; XVIII, 503 et suiv. Odyêsée, I.
393-401 ; VI, 34, 54; XXI, 21, et les textes cités à la note suivante.
(3) On a beaucoup écrit sur le caractère de la royauté grecque, -de
même que sur les attributions de la |3ouXi7 et de Vàyopri. Ce n'est pas
ici le lieu de renouveler ce débat. L'opinion que nous avons émise
- 340 -
Il $ufl8A de rappeler ûes faits gwv prouver qu*on était loiu
alors des Uiéories savantes et compliquées, à Taide desquelles
le pbilosoptie de Stagire s^efTorce .de prouver que tous les
citoyens doivent être associés à Texercice de la juridiction
criminelle (2). Gomme les rois de Tlnde, qui vidaient les dif-
férends et punissaient les malfaiteurs au nom de Brabmà,
les rois grecs des poèmes légendaires rendaient la justice
en vertu d*una délégation divine. Le maintien de Tordre et
la conservation des coutumes nationales figuraient au pre-
mier rang de.Ieurs devoirs; le commandement et la juridic-
tiod étaient les attributs du sceptre que leur avait donné le
roi des dieux. Dans le langage à la fois énergique et naïf
d*Homère, les rois sont par excellence les justiciers de leurs
peuples (iiTMijT^oXoif Qt^KTTonéXoi) (3). Jupiter les inspire et
s*appuie sur de nombreux textes d'Homère. VoyT., outre les textes cités
à la note 1 de la page 339, Iliade, I, SO, 176 ; II, 48 et suiv., 98 et suiv..
196-206, 211-276 ; IV, 3^3 ; V, 464 ; VII, 365 et suiv. ; IX, 9 et suiv., 69 et
suiv., 96-106 ; X, 195 et suiv. ; XII, 213, 214 ; XVII, 238, 251 ; XVIII, 312,
313; XIX, 51. Odyssée, I, 89, 90, 270 et suiv. ; II, 6, 7, 14, 25 et suiv.,
229 et suiv. ; III, 137 ; IV, 174 et suiv., 691 ; V, 7 et suiv. ; VII, 11, 18G,
187 ; XI, 255 ; XVI, 400 et suiv. ; XVIII, 85, 337 et suiv. Chez les Phéa-
ciens, un roi régnait avec le concours de douze chefe ; mais là même
le roi prononce cette sentence significative : « Mon pouvoir tient Ueu^
de celui du peuple, » et Homère ajoute : « Les Phéaciens le respectent
comme une divinité» (Odyssée, VI, 197 ; VII, 11 ; VIII, 390 et suiv. ; XI,
353). A' Ithaque, LAêrte, ayant perdu ses forces, est obligé de se réfu-
gier à la campagne ; mais les usurpations ^^s prétendants n'ont pas
anéanti ses droits royaux [Odyssée, I, 387). Comp. Hésiode, Théogonie,
V. 96. Calllmaque, Hymne à Jupiter, v. 79. Thucydide, I, 5. Pausanias,
VII, 6, 2. Sophocle, Antigone, 666 et suiv. Eschyle, Prométhée enehainé,
v. 324. Euripide, Hécube, v. 555, 556.
(2) Politique, liv. VIII, c. 2. (Édit. Barthélémy Saint- HUaire.) Platon
avait émis la même pensée (Lois, VI, 361) ; édit. Schneider (Didot).
(1) Voy . la note 1 de la page 339 et Iliade, 1, 238, 239 ; IX, 96 et suiv.;
XVII, 251; Odyssée, XI, 186; XIX, 109 et suiv. Hymne à Cérèi, v. 103,
215. Hymne à Mercure, v. 312-324. Hésiode, Théogonie, v. 81 et suiv.,
88 ai suiv. ; Les traw»^vc et les jours, v. 274 et suiv. ; Fragments, XXIII
— 54! -
Hécate, invisible à des yeux mortels, se place à leurs côtés
quand ils rendent la justice au peuple (1). De même encore
que les rois de rinde brahmanique» ils attirent les bénédic*
ti6ns célestes sur la nation qu'ils gouvernent, s'ils rendent
des jugements équitables. Homère ne connaît pas de gloire
plus éclatante que celle du juge qui brille par la sagesse et '
Téquité de ses arrêts : « Quand les rois, dit-il, maintiennent
» la justice, leur gloire s'élève jusqu'aux cieux. Autour d'eux
n les champs fertiles produisent de riches moissons, les
» arbres plient sous le faix des fruits ; les troupeaux mul*
» tiplient constamment ; la mer abonde en poissons, et sous
» leurs lois les peuples pratiquent la vertu (2). r> Mais aussi,
quand ils sont infidèles à leur mission divine, le roi des
dieux s'irrite et couvre de calamités la terre où la justice
gémit sous les coups de ceux qui doivent en être les pre-
miers soutiens. « Souvent, dit le chantre de l'Iliade, la terre
» dépouillée gémit sous lé poids de sombres tempêtes, dans
» /es Journées d'automne , où Jupiter verse d'abondantes
>^ \>1uies, irrité contre les humains qui, à l'agora, jugent avec
yi violence en torturant le droit, chassent la justice et ne
(édii. Lehrs). Le roi, image de Jupiter, juge sur la terre les diflférends
des vivants, comme Minos statue dans les enfers sur les contestations
qui surgissent entre les âmes (Odyasée, XI, 569).
« I) Hésiode, Théogonie, v. 434. Les travaujr et lesjoun, v. 9, 36.
{t) Ody$$ée, XIX, 109 et suiv.; traduction de M. Giguet. Gonop. Hé-
siode, Théogonie, v. SO et suiv. ; Les travaux et les jours, v. 225-237.
Dans le Mânava-Dharma-Sàstraj on trouve les mêmes croyances
populaires. Le roi qui fait fleurir la justice attire sur son peuple toutes
les bénédictions célestes. Son royaume prospère « comme un arbre
» arrosé avec soin. » De même qu'Indra (roi du Ciel) verse de l'eau en
abondance, le roi, remplissant scrupuleusement sa mission de juge,
répand sur ses peuples une pluie de bienfaits. Sa renommée s'étend
dans le monde « conune une goutte d'huile de sésame dans une onde
^ pure, if Voy. mes Études sur V histoire du droit ciiminel des peuples
iinciens, t. 1, p 15.
» craignent pas la vengeance des dieux. Alors tous les
» fleuves débordent, les torrents déchirent les flancs des
» colliaes, les ondes gonflées se précipitent de la cime des
» monts, courent à grand bruit' jusqu'à la mer et détruisent
» les travaux du laboureur (1). »
Cependant les rois n'étaient pas seuls investis du droit de
juger. Dans les poèmes homériques, comme dans les anti-
ques annales d'Israël, on trouve des Anciens (yépovre;), qui
siègent sur la place publique et rendent leurs arrêts à la face
du ciel et sous les yeux du peuple (3). Nous verrons plus
loin que chaque cité grecque avait à l'agoi^ « une enceinte
» sacrée, » ob ces magistrats délibéraient et se prononçaient
sur les difléreuds qu'on venait soumettlre à leur appréciation.
Us ne s'assemblaient pas à de longs intervalles, quand des
faits sortant de la sphère des événements ordinaires venaient
inquiéter et troubler les citoyens. Leur existence se révèle,
au contraire, avec tous les caractères d'une institution per-
manente. Us siégeaient depuis le matin jusqu'à l'heure du
repas du soir (3), et leur juridiction s'exerçait pour ainsi dire
sans relâche, au point que le mélodieux poète d'Ascra
adresse de violents reproches à ceux qui, au lieu d'ensemen-
cer leurs champs, de soigner leur bétail et d'engranger leur
récolte, passaient de longues heures sur la place publique,
pour suivre les procès et se repaître de scandales judiciaires,
a 0 Perses, disait-il à son frère, grave bien ces conseils au
» fond de ton âme.... Ne regarde pas les procès d'un œil
(1) liuxde, XVl, 384 et suiv. Voy. ci-dessus, p. 335, une citation ana-
logue d'Hésiode.
(2) ïiiodet XYlIl, 503, et ci-dessus note 2 de la p. 339. — Voy., pour
les Anciens d'Israël et pour leurs fonctions judiciaires, mes Élude»
citées à la note 2 de la p. 341 .
(S) Odyssée, XII, 439, 440.
\
-- 545 -
» curieux et n*écoute pas les plaideurs sur la place publique.
» On n'a pas de temps à perdre dans les querelles et les
» contestations, lorsque pendant la saison propice on n*a
» pas amassé, pour toute l'année, les fruits que produit la
» terre et que prodigue Cérès (1). »
Mais quel était le caractère réel, ou pour mieux dire, le
caractère légal de ces juges, dans leurs rapports avec les
plaideurs et avec la puissance publique? Étaient-ils, coitame
Tont cru Platner etWachsmuth, de simples conciliateurs,
des arbitres dépourvus de tout pouvoir coercitif, que les
plaideurs eux-mêmes choisissaient partni les hommes que
l'âge, le savoir ou les services rendus désignaient à la con-
fiance de leurs concitoyens (2) ? Doit-on voir en eux des juges
proprement dits, que les parties intéressées choisissaient
librement parmi les Anciens de la cité (3)? Faut-il les consi-
dérer comme des magistrats permanents désignés par les
l'Ois, par rassemblée des Anciens (^uX>i) ou par le peuple ?
^nviem-il, enfin, d'admettre qu'il existait entre eux et les
^ois une répartition de compétence, en ce sens que ceux-ci
décidaient seuls les causes les plus graves (4) ?
^n doit renoncer k vouloir résoudre toutes ces questions
^^^c une certitude entière. La rareté des textes et Tincohé-
t^Xlce des traditions qui se rapportent à cet âge lointain de
(1) Les travaux et les jours, v. 27 et suiv.^ La célèbre scène judiciaire
figurée sur le bouclier d'Achille et dont nous parlerons plus loin est
décrite par Homère comme un événement ordinaire de la vie des Grecs.
' (2) Platner, Notionesjuris etjustitiœ, ex Hotneri et Hesiodi carminibus
explicatœ, p. 77. — Wachsmuth, HeUenische Alterthumskunde, t. II,
pp. i(H et 165 (Édit. de 1829.)
(3) Hypothèse mise en avant par Schoemann (Griechische Alterthû"
mer, t. I, p. 28).
(4) Cette question est posée, mais non résolue, dans l'ouvra|;e de
Schoeitaann que nous venons de citer (p. 28).
— 344 -
la Grèce eoininaade»t une extrême rései*ve daas rexamen
des probhëmes historiques. 11 nous semble cependant que
rhypothëse émise par Wacfasmuth et Piatner doit étce évi-
demment écartée. Pourquoi aurait-on imposé à de simples
conciliateurs, à des intermédiaires dépourvus de toute auto-
rité effective, l'obligation d'entendre les plaideurs el les
témoins en présence du peuple, de délibérer et de juger sur
la place publique? L'éclat de cette publicité sans limites
serait allé à rencontre du but poursuivi par les parties inté-
ressées. Ce n'est qu'à l'égard d'une sentence obligatoire que
la garantie de la publicité^ en d'autres termes, le contrôle
de la nation peut être raisonnablement exigé. On ne doit
pas davantage s'arrêter à l'idée d'une magistrature perma-
nente élue par le peuple assemblé à l'agora. Dans la société
homérique, le peuple était convoqué pour assister à l'examen
ou à *la promulgation des décisions prises par les rois et les
chefs. On lui permettait de manifester son approbation ou
son mécontentement par des acclamations ou des murmures ;
mais il ne participait, à un degré quelconque, à l'exercice de
la puissance publique.
A notre avis, le système le plus conforme à l'organisation
de la société homérique consiste à attribuer au roi le pouvoir
de désigner les Anciens chargés de remplir les fonctions de
juge. D'une part, la juridiction était incontestablement l'un
des attributs essentiels de la royauté ; car c'était aux rois que
Jupiter avait donné, avec le sceptre, le droit et l'obligation
de statuer sur les différends qui surgissaient entre leurs
sujets. D'autre part, la scène judiciaire figurée sur le bouclier
d'Achille, et dont nous parlerons plus loin, prouve que les
juges, au moment où ils se levaient pour prononcer la sen-
tence, prenaient en main le sceptre, emblème de l'autorité
- 545 -
souveraine (1). Cet usage, comme d'autres pratiques judi-
ciaires que nous allons décrire» eût été peu compatible avec
le rôle de simples arbitres dépourvus d*une délégation de la
puissance publique. On peut présumer à bon droit que
l'emploi du sceptre avait pour but de rappeler que l'exer-
cice de la juridiction restait toujours une émanation de la
dignité royale. Les juges étaient les représentants, les dé-
légués du roi qui ne voulait ou ne pouvait pas juger lui-
même (2).
Gomme dernier trait de cette organisation primitive, il
importe de remarquer que, d'après plusieurs passages d'Ho-
mère et d'Hésiode, les coutumes de l'âge héroïque n'admet-
taient pas, en dehors de la juridiction royale, des tribunaux
^ composés d'un juge unique ; mais le nombre de magistrats
requis pour rendre une sentence valable nous est complè-
tement inconnu (3).
(1) IliaiUi, XVm, 505.
(2) Le sceptre, considéré coinnic cinblénie de la dignité royale, joue
un grand rôle dans les poèmes homériques. L'expression rais déco^-vs
du sceptre revient sans cesse (cx'iQTrroû^o; ^aiktijç). De là les lo-
cutions : les peuples sont soumis à leur sceptre, payez vos tributs sous
son sceptre, etc. Les rois alliés d*Agamemnon prennent en main le
sceptre, quand ils parlent à Tagora; ils élèvent le sceptre quand ils
font une promesse solennelle. Les hérauts portent le sceptre. On jure
par le sceptre, etc. Iliade, |, 234-240 ; II, 86, 1(M ; VU, 277 et suiv., 412 ;
ÏX, 436; X, 321 et suiv.; XXHI, 5«». Odysêèe, II, 37, 231.— Pour la forme
rtu sceptre et les autres questions soulevées à ce si^et, voy. Schoe-
mann, mvr, cit., t. I, p. 35 et suiv.
(3) Dans un seul passage tle VOdyssée (Xll, 439), il est parié tfwn juge
au sîD^lier ; mais ailleurs Homère en parle ioujours au pluriel (Iliade,
XVIf **m5, l33j,^ ; XVIII, 50<î). Hésiode, rappelant le procès injuste que lui
0V^\\ \T>\enté son frère Perses, mentionne également phisieinrs juges
(i^lrt«ww«TP<î^ ^eê jours, v. 3«, 22(V, 221, 248 et suiv.).
- 546 ^
III.
PROCÉDURE.
La simplicité de la procédure égalait celle de l'orgapisa-
tion judiciaire.
Nulle part on ne découvi'e, à cette époque éloignée, uue
trace quelconque de la théorie savante, mais rigoureusement
conforme à la nature des choses, qui voit dans le délit une
atteinte aux intérêts collectifs de la société et confie à celle-ci
le soin d'en assurer la répression. Ici l'individu directement
lésé par le crime apparaît seul en cause. S'il n'exerce pas^on
droit de vengeance, le coupable échappe à toute peine. S'il
accepte un dédommagement, la société n*iutemeut que pour
ratifier et faire exécuter les conventions arrêtées entre les
parties. Bien des siècles devaient s'écouler avant le jour où
le législateur criminel, à la suite d'une interminable série
d'eflTorts et de déceptions, devait enfin comprendre que, dans
la sphère du droit pénal, les souffrances individuelles ren-
ferment toujours des lésions sociales.
Quelques vers de la célèbre description du bouclier d'A-
chille nous fournissent, sous des couleurs vives et saisis-
santes, le tableau d'un procès jugé par des mjigistrats de
l'âge héroïque.
« Plus loin, dit le poète, une grande foule est rassemblée
» à l'agora. De violents débats s'élèvent. Il s'agit du rachat
» d'un meurtre ; l'un des plaideurs affirme l'avoir entièrè-
» ment payé; l'autre nie l'avoir reçu. Tous deux désirent
» que le diflïrend soit vidé au moyen d'une enquête (èTrî
- 547 -
» terropc) (1). Le peuple, prenant parti pour Tun ou pour
» l'autre, applaudit celui qu'il favorise. Les hérauts récla-
» meut le ^silence; et les Anciens, assis dans Fenceinte
» sacrée, sur des piert*es polies, empruntent les sceptres des
» hérauts h la voix retentissante. Us s*appuient sur ces.scep*
» très lorsqu'ils se lèvent et prononcent tour à tour la sen*
j> tenee.^Devant eux sont deux talents d'or destinés à celui
» qui aura le mieux prouvé la justice de sa cause (2). »
Ce précieux fragment, rapproché de quelques autres pas-
sages d'Homère et d'Hésiode, fait exactement connaître les
formes générales de l'instructioii et du jugement.
Siégeant depuis le matin jusqu'au repas du soir (3), les
juges se réunissaient à l'agora , dans le voisinage des au-
tels (4), sous les regards des dieux et du peuple, pendant
que des hérauts, porteurs de sceptres, maintenaient l'ordre
et réprimaient les manifestations parfois bruyantes des sym-
pathies de la foule (g). Assis sur des sièges de pierre, comme
(1) Nous nous écartons ici de la traduction de M. Giguet, portant :
c Tous deux désirent que les juges en décident. » Le mot tarcop, celui
qui sait, est souvent employé pour désigner un témoin, au lieu de
yLaprvç ou j^àpTupoç. Dans les lois de Solon, les témoins sont appelés
idvïoty ceux qui savent. Voy. Schoemann, op. cit., t. I, p. 50. — Les
Orecs de cette époque comprenaient si bien l'importance de Tenquéte,
qu'Hésiode proclame la maxime suivante : « Ne badine pas même avec
ton frère sans l'assistance d'un témoin. )» (Les travaux et les jours,
V. 371.)
(2) Iliade, XVIII, 497 et suiv.
(3) Odyssée, XII, 439 et suiv.
(4) Iliade, XI, 807, 808.
(5) Au Vv 500 du c. XVIII de Ylliade, Tun des plaideurs semble
s'adresser au peuple. Celui-ci, en efTet, manifestait ses sympathies par
des acclamations et des murmures, mais les Anciens jugeaient seuls.
Homère applique aux assistants Tépithète d'àpeoyoi, fautores (Iliade,
V. 502. ^ Plusieurs siècles après, il arrivait encore à Athènes que l'ac-
cusateur ou le prévenu s'adressait directement au peuple. (Voy. E6-
les juges des vieilles sagas du Nord, dans une enceinte sacrée
(itpù èvt xvxXm) qui les séparait des assistants, ils ataieni
en face d'eux le demandeur et le défendeur, également assis,
mais se levant tour à tour pour exposer leurs patentions {i).
Les magistrats recevaient ensuite les dépositions des témoins
et délibéraient, sans désemparer, sur la solution h donner au
litige. La délibération terminée, ils se levaient, empruntaient
le sceptre des hérauts et prononçaient la sentence. Une cer-
taine valeur, probablement déterminée par le tribunal, était
déposée dans Tenccinte et devenait la propriété de celui qui
obtenait gain de cause. C'était à Tégard de la partie Succom-
bante la peine du plaideur téméraire (2).
Ces renseignements sont précis et clairs ; mais les doutes
recommencent aussitôt que, laissant de côté les formes
générales du débat, on veut pénétrer dans les détails de la
procédure.
Rien ne prouve que les témoins fussent obligés de prêter
serment ; mais, sans encourir le reproche de se livrer à des
conjectures hasardeuses, on peut supposer que le serment
était fréquemment déféré aux plaideurs, soit par les juges,
chine, Prin-ès de Vambatmade, 1H3, 184 ; Oratotvs atiicit édil. DidoU t. ïl,
p. 95). — Pour les autres controverses philologiques auxqueUes les
V. WJ et suiv. du c. XVIII ont donné naissance, ou peut consulter
Platner, op. cit., p. 77 et suiv.; mais cet auteur se trompe évidemment
lorsque, pour révoquer en doute la publicité des débats, il affirme que
les mots : Xoloi i'iiv àyopyj, etc., peuvent s'appliquer aux témoins de
la noce dont la description précède celle de la scène judiciaire.
(1) Dans les enfers, où Mines continue à remplir le rôle de juge pour
les contestations qui surgissent entre les âmes, les plaideurs se lèvent
quand ils exposent leurs griefs (Odyssée, XI, 568-571).
(2) Iliade, XI, 807 ; XVI, 387; XVIII, 497 et suiv. Odyssée, XII, 439.
H\fmne à Mercure, v. 324. Hésiode. Les travaux et lesjfntrs, v. 29. Sui-
vant ce poëte^ le trentième joiH* du mois était propice aux jugements.
;ibid., V. 760 et suiv.)
- 549 -
soit par i0 partie adverse. Quand ou lit les poèmes homé-
riques, il est impossible de ne pas être vivement frappé, d'une
part, de là frÀiuence du serment dans toutes les conjonc-
tures de la vie des personnages, d*autre part, du caractère
redoutable que lui attribuent les chefs et les peuples. Dans
l'Hymne à Mercure, on voit ce dieu, encore en&nt, se décla-
rer prêt à affirmer sous serment qu*il n*a pas volé les bœufs
d* Apollon (1). Dans les jeux funèbres célébrés par Achille
autour du bÀcber de Palrocle, Antiloque esjt forcé de renon-
cer au prix de la course des chars, parce qu^il refuse de
prêter le serment que Ménélas lui défère en ces termes :
« Viens près de moi, ô rejeton de Jupiter ! Viens, comme le
» drail l'indique (. . . iS Oé/xi; èo-nv) ; place-toi debout devant
> tes coursiers et ton char, prends dans tes mains le fouet
» dont tu les excitais, touche tes coursiers et jure que c'est
» involontairement et non par artifice que tu as embarrassé
» mon char (2). » On jurait par Jupiter, par le ciel, par le
soleil, la terre et les mers, par Tonde sacrée du Styx, par
tous les dieux infernaux, et Von était profondément con-
vaincu que jamais le parjure n'échappait au châtiment,
a Sous la terre, s'écrie le chantre de l'Iliade, les Ërinnyes
» vengeresses font expier aux humains les serments trom-
» peurs.... La mort et les afflictions attendent les coupa-
» blés.... Si , dès maintenant, le roi de l'Olympe refuse
» de les punir, il les atteindra plus tard (3). » Les dieux
(i) V. 274 et suiv!, 383 et suiv.
(2) Iliade, XXm, 441, 570 et suiv.
(3) Iliade, XIX, 258-260; lli, 278, 279; VI, 100 et auiv., 271, 272.
Quelquefois le serment était accompagné d'imprécations (Iliade, III,
98 et suiv.) Ck>mp. Iliade, XXII, 254, et Hésiode, Les travaux elles joutb,
V. 282 et suiv.
Les Égyptiens, les Hébreux et beaucoup d'autres peuples de l>nti-
- 3»0 —
mêmes étaient sévèrement châtiés quand Us manquaient à la
foi jurée (1).
Comment admettre que les plaideurs et les juges n'avaieat
pas aperçu les avantages judiciaires du serment, dans une
société où. il était si souvent pratiqué et où les croyances
religieuses lui donnaient une sanction redoutable ? Une telle
supposition est d*autant plus inadmissible qup, dans Le$ tra-
vaux et les jours, le poète d'Ascra, après avoir longtemps
parlé des plaideurs et des juges, place à la fin de son dis-
cours ces paroles significatives : <c Évite les cinquièmes
» jours, qui sont funestes et terribles ; car on 'dit que les
» Érinnyes parcourent alors la terre, en vengeant Horcos
» que la Discorde enfanta pour le châtiment des parjures (2).»
Tout nous permet de croire que Platon ne s*écartait pas des
traditions primitives de la Grèce, quand il disait que Rha-
damanthe avait fait du serment un moyen de décision judi-
ciaire (3).
Il est plus difficile de savoir de quelle manière les juges,
dont Fintervention était si fréquemment requise (4), faisaient
comparaître les plaideurs et les témoins récalcitrants, de
quelle manière ils faisaient accepter et exécuter leurs arrêts.
A cet égard, les poèmes cycliques gardent un silence absolu.
On peut tout au plus présumer que les hérauts, « porteurs
de sceptres, » qu^on trouve constamment à Tagora, à côté
des juges, intervenaient h la fois dans l'assignation des pré-
quité croyaient fermement que la divinité se chargeait eUe-méme de la
punition exemplaire du faux serment. Voy. mes Études sur V histoire
du droit critnind des peuples anciens, t. I, p. 130; t. II, p. 141.
(1) Hésiode, Théogonie, v. 793 et sulv.
(2) V. 802-804.
(3) Lois, XII, p. 485; édit. Schneider (Didot).
(4) Voy. ci-dessus, p. 342.
- 354 -
venus et dans l'exécution des jugements (1). Il est au moins
certain que les moyens d'exécution ne manquaient pas ; les
plaintes d'Homère et d'Hésiode sur les malheurs causés par
les jugements iniques suffiraient seules pour en fournir îa
preuve. Gomment le dernier aurait-il signalé l'abus de la jus-
tice comme le mal dominant de son époque, si les sentences
judiciaires n'avaient été que de vaines et impuissantes for-
mules? Il semble même que la partie lésée, agissant sous sa
responsabilité personnelle, avait le droit de s'emparer du
délinquant et de le détenir jusqu'au jour des débats, à moins
qu'il ne fournît une caution suffisante pour répondre de
toutes les conséquences éventuelles du procès. Telle est du
moins la conclusion qu'il est permis de déduire de l'étrange
épisode concernant Mars et Vulcain, raconfté au huitième
ehant de l'Odyssée. Pendant que Mars, pris au piège, gémit
dans les merveilleux filets tendus par le forgeron divin, Nep-
tune dit à ce dernier : « Romps ces liens, et je te promets
» que ce dieu (Mars), au gré de tes désirs, te paiera Tamende
» de l'adultère (^ot^^àypta). — Ah! répond l'illustre boiteux,
» on Ile donne pas de pareils ordres. La caution des mé-
» chants est une mauvaise caution (dzàal iyyvai). Gomment
» pourrai-je te contraindre dans l'assemblée des immortels,
» si Mars fuyait, ayant échappé à ses dettes et à mes liens?
» — Si Mars, répond Neptune, prend la fuite pour se sous-
» traire à sa dette, je te paierai moi-même ce qui sera dû.
(1) U importe, en effet, de remarquer que la confiscation des valeurs
déposées au pied du tribunal ne fournissait pas toujours le moyen de
se tirer d*embarras. Hésiode parle de procès intentés du chef d'usur-
pation d^immeubles, de déplacement de bornes, etc. Il dit que le bon
juge fait restituer les choses dérobées Théogonie, v. 88 et suiv. ; Les
tï'avaua? et les jours, 37 et suiv.
» — Ah ! dit le dieu outragé, je ne puis ni ne dois refuser
» ta parole (1). »
Telles sont les notions incomplètes (jue, dans l'état actuel
de la science, nous possédons sur la procédure usitée parmi
les Grecs, à Taube des temps historiques.
Tâchons maintenant de savoir comment les contempo-
rains d*Homëre et d'Hésiode envisageaient les délits et les
peines.
IV.
LES DÉLITS ET LES PEINES.
Il ne faut pas demander aux Hellènes de Tâge homérique
un code criminel pu les délits et les peines soient déterminés
avec une précision rigoureuse. Depuis plusieurs siècles, les
Hébreux possédaient les admirables décrets de Moïse, quand
les Grecs, encore privés de l'usage de l'écriture, n'avaient
d'autres lois qu'un petit nombre de coutumes placées sous
l'égide des croyances religieuses. A leurs yeux, le délit était
simplement un fait dommageable, qui légitimait, à défaut de
payement d'une amende ou composition, l'exercice d'une
vengeance, tantôt individuelle et tantôt collective, suivant
que l'acte était attentatoire aux intérêts généraux du peuple
ou aux intérêts particuliers d'un ou de plusieurs citoyens.
Quand le fait était de la nature de ceux que les codes
modernes rangent dans la catégorie des crimes dirigés
(1) Odyftftée, VÏII. 332, 3i7 et suiv.
— 5îi5 -
coutre TËtat, le peuple lui-même, lésé dans ses intérêts col-
lectifs, dans sa vie nationale, se ruait sur le coupable et le
faisait disparaître du nombre des vivants. La lapidation était
alors le châtiment ordinaire, et c*est en ce sens qu'Hector
dit à Paris : <c Les Troyens sont trop craintifs; ils auraient
» déjà dû te donner un vêtement de pierre pour te punir des
» maux que tu leur causes (1). » Parfois aussi les rois, pour
assurer l'exécution des ordres que réclamait le salut public
ou le maintien de la sécurité générale, y attachaient comme
sanction une menace de mort ou d'exil contre ceux qui ose-
raient les enfreindre ; et, dans ce cas, la peine était exécu-
tée, sans forme de procès, par des soldats désignés à cette
ûû ou par la foule (2).
Le sacrilège, la trahison, la concussion, l'espionnage, la
révolte, en un mot, tous les crimes dirigés contre les inté-
rêts généraux, n'avaient pas d'autre répression. Celle-ci
était subordonnée aux rancunes et aux passions des chefs,
aux exagérations et aux périls des entraînements populaires.
Suivant l'énergique adage qu'Homère place sur les lèvres de
(1) Iliade, m, 57. Comp. Odyssée, XVI, 380 et suiv., 4âi et suiv.
Eschyle, Agamemnon, v. 1616, où le chœur dit à Ëgisthe : c Ck>n(lainné
par le peuple, tu seras lapidé. » — Dans FÂjax de Sophocle, les soldats
veulent écraser Teucer sous une grêle de pierres (v. 719 et suiv.; 251).
Voy. aussi Euripide, Oreste, v. 442; Paus^ias, II, 32. — Même dans
les temps historiques , les exemples de cette exécution sommaire ne
manquent pas. Voy. Thucydide, V, 60. Pausanias, VIII , 23.
Chez les Juifs, le jugement de zèle était fondé sur le même principe.
(2) Odyssée, XVI, 376 et suiv. Les poètes grecs, qui ont pris le sujet
de leurs travaux dans les traditions de Tâge héroïque, rapportent de
nombreux exemples de cet usage. Dans VAntig&ne de Sophocle , Créon
(v. 35 et suiv.) ordonne de faire lapider par le peuple ceux qui donne-
ront la sépulture à Polynice. Dans Les Sept devant Thèhes, d*Eschyle
(v. 196 et suiv.), Étéocle tient le même langage. Voy. encore Euripide,
Les Phéniciennes, v. 1632 et suiv. Il est inutile de multiplier ces cita-
tions.
23
Nestor, le perturbateur du repos public était san3 loi, saiu^
famille et sans foyer (âOé/xioroç, àviortoç, ôtppiTrup). La patrie
cessait de protéger le fils dénaturé qui Tattaquait dans ses
intérêts essentiels (1).
A regard des délits dirigés contre les personnes, c'était
encore la vengeance qui servait de premier élément de
répression. Dans le domaine du droit criminel, TËtat ne se
croyait nullement obligé de châtier les auteurs d'actes atten*
tatoires aux droits privés des citoyens. La communauté
nationale ne se préoccupait, comme telle, que des seuls
attentats qui menaçaient directement et immédiatement son
existence, son repos ou son bien-être. Au delà de ce cercle
restreint, la famille de l'individu lésé devait elle-même punir
les coupables, et ceux-ci, pour échapper à cette réaction
inévitable, n'avaient d'autre moyen que l'offre d'une indem-
nité. Si celle-ci était acceptée, le droit de vengeance dispa-
raissait avec toutes ses conséquences. Les juges n'interve-
naient que pour assurer le payement de la somme stipulée (2).
On a prétendu que les coutumes générales de l'âge hé-
roïque consacraient le principe du talion, qui est déjà un
premier progrès dans la sphère du droit pénal, un premier
obstacle à l'action brutale et désordonnée de la vengeance
individuelle, en ce sens qu'il s'oppose à ce que l'intensité du
châtiment dépasse celle de l'offense reçue. Il est probable
que les Hellènes de cette époque étaient parvenus à un degré
suffisant de culture intellectuelle pour apercevoir les avan-
tages de cette règle, qu'on découvre à l'origine de la législa-
tion criminelle d'une foule de peuples. Les Grecs les plus
éclairés ont professé cette opinion. Aristote fait remonter la
(i) Iliade, IX, 63.
(S) Voy. ci-de88U8, p. 346.
loi du talion jusqu^à Rhadamanthc (1). Le plus ancien des
poètes lyriques, Arcbiloque, s'écriait : « Je connais une
» grande règle, c'est de rendre exactement le mal à celui
» qui me l'a infligé (2). » Eschyle ajoutait, dans les Ghoé-
pbores : « Mal pour mal est la sentence des vieux âges (3). »
Hais il n'en est pas moins vrai que les textes d'Homère et
d'Hésiode, invoqués par les jurisconsultes et les philologues
du XIX^ siècle pour établir l'existence de ce mode de rétri-
bution dans la société homérique, sont loin de fournir des
arguments décisifs. Ces textes prouvent que les héros d'Ho-
mère avaient le sentiment profond, inné dans la conscience
humaine, de la légitimité de la souff'rance infligée à l'auteur
d'une action injuste et violente; mais ils n'attestent pas que
la vengeance ne pouvait, sans devenir criminelle à son tour,
dépasser les proportions de l'injure. Il est difficile d'aperce-
voir le principe du talion dans le discours si souvent cité
d'Hécube à Priam : a Que ne puis-je, attachée aux flancs
» d'Achille, dévorer ses entrailles. Ses actes auraient alors
> reçu leur juste récompense (4). » La question n'est pas
même résolue par le vers d'Hésiode que nous a conservé
Aristote et où celui-ci croit reconnaître l'esprit de Rhada-
manthc : « S'il éprouvait ce qu'il fit aux autres, ce serait
9 l'effet d'une droite justice (5). »
(i) Morale à Nicomaque, lib. V, c. 5.
(2) ThéophiU, episcopi Ântiocheni, ad Autolycum Itbt^i JJJ; lib. II, 37.
(3) V. 313, 314. Comp., v. 121 et suiv., et Agamemnon, v. 1560 et suiv.
Sophocle, Œdipe à Colone, 229 et suiv., 270 et suiv. Démosthène,
Plaidoyer contre Timocrate, 139, 140.
(4) Iliade, XXIV, 212, 213.
(5) Morale à Nicomaque, liv. V, c. 5. — Platner (Op. cit., p. 115 et 157)
▼oit une preuve de l'admission de la règle du talion dans les mots
âvrira îpya (Iliade, XXIV, 213; Odyssée, XVII, 51, 60). Il cite encore
les vers 378 et 379 du premier chant de V Odyssée, où Télémaque prie
les dieux de faire tomber sur les prétendants une punition méritée. Il
• •
Le seul fait incontestable, c'est que, pour les délits contre
les personnes, tout le système de répression consistait dans
un droit de vengeance individuelle, susceptible d'être rem-
placé par une indemnité ou amende, librement acceptée par
l'individu lésé ou par les membres de sa famille.
Cette amende, qui portait des noms divers (1), n'était pas
fixe, comme dans l'ancien droit germanique. Débattue entre
l'agresseur et la victime, elle variait suivant l'intensité de
l'outrage et l'importance de la lésion causée par le délit. Il
est même essentiel de remarquer que le dommage matériel
ne servait pas seul de base au calcul des parties intéressées.
Une part de la somme exigée ou offerte servait de compen-
sation à l'injure reçue, au trouble causé, à l'atteinte portée k
la dignité de l'homme (3). Au IIP chant de l'Iliade, dans le
traité qu'il propose aux Troyens, Agamemnon réclame, outre
la restitution d'Hélène et celle des trésors enlevés à Ménélas,
se prévaut enfîn d*un vers d'Hésiode , où le poète , après avoir blâmé
rhomme qui s'enrichit par la violence, s'écrie : « Jupiter s'irrite contre
» cet homme et lui envoie un châtiment terrible en échange de ses
» iniquités. » [Les travaux et les jours, v. 334). Il est évident que ces
textes ne prouvent clairement qu'une seule chose , la conscience de la
légitimité de la peine. Ils sont plutôt des maximes morales que des
règles de législation. M. Hermann fUeher GrwidMtze und Anwendung
des Strafrechts im griechisschen, AUerthume, pp. 6 et suiv.) reproduit
l'opinion de Platner, en y ajoutant quelques sentences empruntées à
des philosophes et à des poètes* postérieurs à Hésiode. Mais il s'agit
précisément de savoir si ces sentences reproduisent exactement les
idées des contemporains et des prédécesseurs du poète d'Ascra.
(1) TTOtvyj (Iliade, III, 290; IX, 633, 636; XVIII, 498), rt^)^, princi-
palement quand il s'agit de dommages causés aux biens (Iliade, III ,
286, 288, 459; V, 552. Odyssée, XXII, 57), it-OiycLyçiOLy en matière
d'adultère (Odyssée, VIII, 332), 6w>5 (Iliade, XIII, 669. Odyssée, II, 192).
Comp. Pausanias, III, 15.
(2) En employant le mot somme dans le sens de valeur, nous n'en-
tendons pas résoudre la question de savoir s'U y avait de l'argent
monnayé du temps d'Homère.
- 557 -w
« rindemnitë (Ti(ir,) qu'il convient de payer (1). » Au
XXI^ cbant <le TOdyssée, les prétendants, pour apaiser la
colère d'Ulysse, offrent à celui-ci des bœufs, de l'or et de
rairain, indépeadamment du prix des comestibles qu'ils
avaient dévorés dans son palais : « Nous ne tarderons pas,
» disent-ils, à détourner ta vengeance en présence de tous
» les citoyens. Tout ce que nous avons dévoré dans ton
» palais, nous t'en donnerons le prix; chacun de nous
» l'amènera des bœufs, de l'airain, de l'or, jusqu'à ce que
» ton cœur se réjouisse. Avant cette expiation, personne ne
» peut te reprocher ta colère (2). » Parfais même , l'amende
était uniquement exigée à cause du trouble causé. Au
III* chant de l'Odyssée, l'un des fougueux adorateurs de
Pénélope menace ainsi l'augure Halithersès : «Prends garde!
» Si tu abuses de l'ascendant de l'âge et du savoir, pour
» exciter ce jeune homme (Télémaque), en le trompant par
1» des paroles irritantes...., nous te ferons payer une amende
» (GuYiv) dont tu ne t'acquitteras pas sans douleur (3). » Il y
avait dans cette manière d'envisager la réparation pécuniaire
un premier élément de progrès, un premier jalon dans la
longue série d'essais qui devaient, plusieurs siècles plus
tard, conduire les législateurs à la notion rationnelle de
l'amende pénale (4).
C'est surtout en matière d'homicide que ces mœurs judi-
ciaires de la Grèce homérique se manifestent avec le carac-
tère que nous venons de leur attribuer.
Malgré la gravité du crime et la perturbation sociale qui
(1) Iliade, IIl, 255, 286, 290, 459.
(2) Odyssée, XXII, 55 et suiv.
(8) Odyssée, U, 187 et suiv.
(4) Platner (Op. rie. ^ p. 116) a déjà fait remarquer que T indemnité
n'était pas la simple réparation du dommage matériel.
en est la conséquence inévitable, TËtat n*intervenait pas
dans la répression du meurtre; c'était, à ses yeux, une af-
faire de famille (1).
La famille du mort était seule chargée de venger le sang
versé ; c'était à la fois son droit et son devoir. Le fils , le
père, le frère , qui châtiaient l'assassin , n'étaient pas seule-
ment sans reproche aux yeux de leurs concitoyens ; ils se
couvraient de gloire en répandant de leurs propres mains le
sang des coupables. « Ignores- tu, dit Minerve en s'adressant
» au fils d'Ulysse, ignores-tu quelle gloire s'est acquise,
» parmi tous les hommes, le divin Oreste pour avoir immolé
» le perfide Ëgisthe, meurtrier de son illustre père (2). »
L'immolation de l'assassin était une sorte* de sacrifice expia-
toire offert aux mânes de la victime (3). Mourir sans ven-
geance était un malheur et une honte (4). La famille qui
restait impassible en présence du meurtre de l'un des siens
se couvrait d'infamie : « Nous ne pourrons plus vivre sans
» honte, et cet outrage rejaillira sur nous jusqu'à la postérité,
» si nous ne vengeons pas nos fils et nos frères, » s'écrient
les parents des prétendants tués par Ulysse (5). Les rois
(1) Dans les temps postérieurs, Athènes se vantait d'avoir la pre-
mière admis des actions judiciaires pour cause de meurtre (Isocrate,
Panégyrique, 40). Cette manière de voir était complètement étrangère
à la Grèce homérique.
(2) Odyssée, l, 298 et suiv. •— Au chant III , Homère ajoute : « Les
» Grecs lui donneront une grande gloire et les hommes à venir le célé-
» breront. » Voy. Iliade, IX, 565 et suiv. Odyssée, 1 , 40 , 44 ; III , 497,
498, 203, 204, 307 ; IV, 546, 547; XXII, 480 et suiv.
(3) < Qu'il est heureux pour le héros qui n*est plus de laisser un fils
» qui le venge ! » Odyssée, III , 496. Comp. II , 445, et Iliade, XIV, 484
et 485.
(4) Télémaque souhaite ce malheur aux prétendants. Odyssée, 1. 380;
II, 445. Comp. Iliade, XIII, 659; XIV, 484, 485.
(5) Odyssée, XXIV, 430 et suiv.
- 559 -
mêmes, quand ils versaient le sang de leurs sujets, niétaient
pad à Tabri de cette vengeance obligatoire. Homère le savait
tà bien que, pour expliquer la vie paisible d*Ulysse après le
massacre des prétendants , il est obligé de faire descendre
Jupiter de TOlympe, « afin d'effacer chez les citoyens dltha-
» que le souvenir du meurtre de leurs fils et de leurs
» frères (1). » La coutume avait d*autant plus de force qu'elle
était sanctionnée par les croyances religieuses. Au sein de
l'assemblée des dieux, Minerve, apprenant qu'Ëgisthe est
tombé sous les coups du fils d'Âgamemnon, dit à Jupiter :
« Le héros est étendu , frappé d'un coup mérité. Périsse de
» même quiconque l'imitera (2) ! » Plusieurs siècles après
Homère, Sophocle, cherchant dans ces antiques traditions
le sujet de l'une de ses tragédies immortelles, montra la
ville de Thèbes plongée dans la désolation, livrée à la famine
et à la peste, parce que le sang de Laïus était resté sans
vengeance (3).
(1) Odyssée, XXIV, 353, 430 et suiv., 4S4, 485. Minerve eUe-mcme
Tient réconcilier les deux partis (v. 545 et suiv.).
(2) Odyssée. I, 47. Comp. Hésiode , Bo%iclier d'Hercule, v. 14 et suiv.
Apollodore, Uv. III, c. 7, § 6.
(3) Œdipe roi, v. 44 et suiv.; 100 et suiv. Ici, comme dans sa tragédie
d'Electre, Sophocle expose la règle de la vengeance du sang avec une
exagération poétique, (Voy. Electre, v. 244 et suiv., 472, 1415 et suiv.).
On peut en dire autant d'Eschyle (Choéphores, ()5 et suiv., 400 et suiv.,
520, 521). — Quoi qu'il en soit, là vengeance du sang existait dans la
Grèce primitive avec la plupart des caractères qu'elle présente dans
les antiques coutumes de TOrient. (Voy. mes Études sur Vhistoire du
drùit criminel des peuples anciens, t. II, p. 258 et suiv.). Mais on ne
rencontre dans les poèmes homériques aucune distinction entre Tho-
micide volontaire et l'homicide involontaire , distinction qu'on trouve
dans le droit mosaïque et dans le droit grec plus rapproché de nous.
On s'est demandé si, à défaut de parents, le meurtre pouvait être
vengé par d'autres citoyens. Il nous semble, comme à Platner [Op, cit.,
pp. 121-122), qu*une réponse négative doit résulter des vers suiv. :
Odyssée, XV, 272. 273; XXIII, 1l« et suiv. Il est vrai qu'au vers 273 on
- 560 -
Pour échapper à ce redoutable péril, le meurtrier n'avait
d'autre moyen que la fuite sur le sol étranger. Au XV* chant
de rOdyssée, Théoclymène dit à Télémaque, au moment où
celui-ci va s'éloigner des rivages d'Argos : « J'abandonne
» ma patrie, où j'ai immolé un citoyen d'une puissante fa-
» mille. Ses nombreux frères, ses compagnons (1) habitent
» Argos, féconde en coursiers, et exercent un grand pouvoir
» sur les Grecs. Je fuis pour éviter de leurs mains la mort
» et la sombre Parque. Hélas, ma destinée est d'errer dé-
» sormais parmi les humains ! Reçois-moi sur ton navire en
» suppliant, ne souffre pas qu'ils m'arrachent la vie : car,
» sans doute, ils me poursuivent (2). » Le sang appelant le
sang, la fuite du coupable avait été favorisée à la fois par les
mœurs et par la religion, parce qu'on y voyait le moyen de
prévenir une longue série de meurtres. L'opinion publique
imprimait une flétrissure à l'individu qui tâchait de se sous-
traire à l'exil, après avoir répandu le sang de son semblable ;
elle ne voulait pas que l'homme puissant et riche , qui se
trouvait en présence d'adversaires faibles et désarmés, pût
s'affranchir de cette coutume salutaire (3). On cherchait dans
la fuite du meurtrier le résultat que le grand législateur des
Hébreux avait si admirablement obtenu par l'institution des
villes d'asile. Aussi le fugitif devenait-il un suppliant (uérr};)
et se trouvait-il comme tel sous la protection spéciale des
parle de frères et de compagnons (erat) ; maïs ceux-ci n'y figurent
que comme associés à la poursuite faite par les membres de la famille.
(1) Voy., pour le rôle de ces compagnons, la note précédente.
(2) Odyssée, XV, 271 et'suiv.
(3) Telle est peut-être l'explication naturelle des v. il8 et suiv. du
chant XXIII de YOdijssée, qui ont donné lieu à tant de commentaires.
Hercule lui-même, ayant involontairement tué Eunome, se soumet à
l'exil, pour témoigner de son respect envers la loi (ApoUodore. II, 7, 6).
- 561 -
dieux (1). On espérait que son absence calmerait les haines ,
affaiblirait les ressentiments et faciliterait de la sorte l'ac-
ceptation d'une indemnité pécuniaire {iJT
La famille, investie du droit de châtier les meurtriers,
avait, en effet, la faculté de leur accorder le pardon moyen-
nant une composition ou amende (i:oivYi). Chez les races
sémitiques, les parents qui renonçaient à la vengeance, qui
acceptaient « le prix du sang », étaient marqués d'une tache
indélébile de honte et d'infamie (3) ; mais aucun indice d'un
sentiment analogue ne se révèle dans les poèmes homéri-
ques. Le chantre de l'Iliade décrit comme un événement
ordinaire de la vie des Grecs, l'épisode judiciaire figuré sur le
bouclier d'Achille (4). Rien n'empêchait les parents d'accep-
ter la rançon du meurtre, quand même la victime était un fils
ou un frère. « Héros sans miséricorde! dit Ajax à Achille,
» n'accepte-t-on pa& la rançon du meurtre d'un frère et
» même d'un fils? Oui, le meurtrier reste parmi le peuple
» lorsqu'il a payé une forte amende. Son ennemi consent à
» calmer son âme en recevant une riche rançon (iioaa" àno -
» Tiffa;) (5). » Non-seulement la famille qui transigeait
échappait à toute flétrissure, mais on blâmait celles qui se
(1) Iliade, X.VI, 574; XXIV, 477 et siiiv. Odyssée, V, 447, 448; VIT,
t64, 165. Hésiode, Bo\iclier d'Achille, v. 13, 82-85.
(2) Dans les poèmes d'Homère et d'Hésiode, on voit fréquemment
apparaître des individus obligés de fuir leur patrie , parce qu*ils ont
versé le sang d'un concitoyen. Iliade, II, 664 ; XIII, 696 ; XV, 335, 432 ;
XVI, 574; XXIII, 85, 86; XXIV, 480, 481. Odyssée, XIII, 259, 272, 273;
XIV, 380, 381 ; XV, 224, 272 ; XXIII, 117 et suiv. Hésiode, Bouclier
d^Achille, II, 13, 81 ; Fragments, LUI. Comp. ApoUodore, liv. II, c. 7.
(3) Moïse avait même expressément défendu l'acceptation de la
rançon d'un homicide volontaire. (Voy. pour les peuples orientaux ,
mes Études citées, t. II, pp. 183 et suiv., 288 et suiv.).
(4) Voy. ci-dessus, p. 346.
(5) Iliade, IX, 632 et suiv.
montraient inexorables (1). La honte n'atteignait que les
Grecs qui restaient impassibles en présence du crime per*
pétré sur la persoMie d'un des leurs. L*àme du mort était
censée vengée, ses mânes irrités s*apaisaient, quand Tassas*
sin avait été forcé de se dépouiller d*une partie plus ou
moins considérable de son patrimoine. Aussi, dès Tinstant
que la transaction était conclue, le droit de vengeance ces-
sait, lé coupable, reprenait son rang dans la société civile et
religieuse (2), et si des contestationa surgissaient sur Texé-
cution du contrat, les juges étaient appelés à décider (3). On
ne trouve dans les vers d*Homëre et d*Hésiode aucune trace
de cette purification religieuse qui, à une époque plus ré-
cente, était réputée indispensable pour permettre Taccès de
Tagora et des temples à celui qui avait eu le malheur de
répandre le sang humain. Homère n'emploie pas une seule
fois les mots fxiaafxoe, àyoç, fjLvaoçy qu*on rencontre si fré-
quemment dans les œuvres plus récentes pour désigner la
souillure contractée par Thomicide (4).
(i) Cette conséquence résulte clairement du discours d'Àjax (IHad^,
IX, 632 et suiv.), combiné avec celui de Phœnix (Iliade, IX , 496 et suiv.).
(2) c U reste (le meurtrier qui a payé la rançon) parmi le peuple» »
dit Ajax flliade, IX, 634).
(3) La preuve de cette allégation ressort à l'évidence de la descrip-
tion du bouclier d'Achille. — Eschyle a donc exagéré (Choéphot'ei , 65
et suiv., 400 et suiv.) en disant que le sang absorbé par la terre laisse
une tache qui ne peut être lavée que par le sang .du meurtrier.
(4) Dans Ylliadej on voit l'auteur de l'homicide fréquenter les citoyens
et les étrangers, sans leur imprimer aucune souillure (IX, 632 et suiv.;
XVIII, 498 ; XXIH, 175 et suiv.; XXIV, 480, 481). Au chant XXII de
VOdyssée, Ulysse, au lieu de faire des lustrations et d'invoquer les dieux,
se contente de brûler du soufre dans la salle que le sang des préten-
dants avait souillée et remplie d'une vapeur infecte (v. 48i et suiv.).
Platner (Op. cit., p. 121) et Lobeck (Aglaophamus seu de tkeologiœ
myêticœ Grœcùrum caiiâiSy t. I, p. 300, t. II, pp. 967-969) ont très-bien
prouvé que les mythographes et les historiens grecsi ont commis un
- 365 -
Eq matière de délits contre les mœurs, Homère ne men-
tionne que Tadultère ; il nous apprend que la violation de la
foi conjugale était punie d*une amende, indépendamment de
la restitution des présents de noce (Uiva) (1). Au VHP chant
de rOdyssée, les dieux, à Taspect de Mars et de Vénus sur-
pris en flagrant délit, se disent entre eux : « I^a perversité
» ne vaut pa^ la vertu. Le pesant atteint Tagile. Vulcain,
» malgré son infirmité, l'emporte par son adresse sur Mars,
» le plus rapide des dieux, et il obtiendra Tamende due pour
» adultère (fioix^ypio) (2). » Quant au vol et aux autres
attentats contre les biens, il est difficile de dire en quoi con-
sistait leur répression. Le voleur devait-il simplement in-
demniser la personne dépouillée? Était-il tenu, comme dans
le droit mosaïque et, plus tard, dans le droit athénien, de
payer plusieurs fois la valeur des objets dérobés? Les dépré-
dations, qui légitimaient la guerre avec les peuples étran-
gers, donnaient-elles ouverture à un certain droit de ven-
geance entre concitoyens? Il est probable que ces questions
ne seront jamais complètement résolues. Un seul fait se
trouve à Tabri de toute contestation; c*est l'existence de
coutumes fixes, de règles généralement admises, destinées
il garantir les droits de la propriété individuelle. Les accents
anachronisme en attribuant à T époque d'Homère la purification reli-
gieuse des meurtriers. Le plus ancien exemple de cette purification se
trouve dans les fragments de Tépopée d*Ârctinus, de Milet, où l'on' voit
Ulysse purifier^chille du meurtre de Thersite. -^ L'opinion de Platner
et de Lobeck n'est cependant pas universellement admise. Miiller (die
Dorier, 1. 1, p. 338, en note) et Wachsmuth (ouv. cit., t. II, p. 462),
d'autres auteurs encore, prétendent que le silence d'Homère ne suffit
•pas pour nous autoriser à affirmer que la purification religieuse n'était
pas usitée de son temps.
(1) Odysêéê, VIIL 318, 319.
{%) Odyssée, 329 et suiv.
indignés d*Homère et d'Hésiode, quand ils parlent des ma-
gistrats iniques qui jugent avec violence et « torturent le
i> droit », supposent manifestement que les hommes chargés
de dispenser la justice avaient à suivre un critérium plus sûr
et plus élevé que les inspirations mobiles de leur conscience
individuelle.
Le vol de fruits et de bétail, principales' richesses des
Grecs de ce siècle, n'était pas rare; mais, ici encore, le sen-
timent religieux venait suppléer à Tinsuffisance et aux
lacunes de la législation positive. L'individu qui s'appro-
priait le bien d'autrui encourait à la fois la colère des dieux
et le mépris de ses concitoyens. « La libéralité est utile, dit
» Hésiode, mais la rapine est funeste et ne -cause que la
» mort.... Celui qui, fort de son impudence, commet un
» larcin, malgré la modicité du profit, sent le remords dé-
» chirer son cœur (1). » La réprobation du ciel et de la terre
atteignait même celui qui commettait des déprédations sur
le sol étranger : « Les dieux bienheureux, s'écrie Homère,
» haïssent la violence et honorent parmi les hommes la jus-
» tice et l'équité. Les méchants mêmes, lorsqu'ils fondent
D sur une terre étrangère, lorsqu'ils s'emparent du butin
» que Jupiter laisse tomber en leurs mains, ne voguent point
» vers leurs foyers avec leurs navires remplis, sans que la
» crainte de la vengeance divine tombe en leurs esprits {i). »
(1) Les travaux et les jours, v. 357 et suiv.
(2) Odyssée, XIV, 85 et suiv. — Il suffit de citer ces vers pour prouver
combien quelques auteurs modernes, reproduisant une erreur commise
par Thucydide (1, 5), se trompent en affirmant que les Grecs d*Homère
avaient si peu le sentiment de la propriété, qu'ils envisageaient comme
licites la piraterie et les déprédations commises au détriment des
étrangers. Nestor, il est vrai, demande à Télémaque, comme le cyclope
k Ulysse : « Pourquoi sillonnez-vous les humides chemins ? Est-ce
î» pour quelque négoce, ou naviguez-vous à l'aventure comme des pi-
Par contre le juge qui, gardien incorruptible du 'droit, ch&-
tiait la rapine et faisait restituer les objets dérobés, était
entouré du respect et de Famour de ses concitoyens; il
devenait un personnage presque divin : « Tandis qu'il mar-
» che dans la ville, dit Hésiode, les citoyens remplis d'un
n tendre respect l'invoquent comme un dieu , et il brille au
» milieu de la foule assemblée. » Sa gloire était sans rivale
lorsque, « ne s'écartant jamais du droit sentier, il rendait
» une justice égale aus étrangers et à ses concitoyens (1). »
V.
CONCLUSION.
En dernier résultat, il suffit de combiner les faits exposés
dans les lignes qui précèdent, pour savoir que la législation
criminelle de la Grèce héroïque était immensément infé-
rieure à celle de la Judée et de l'Inde brahmanique.
» rates, qui errent en exposant leur vie et portent le maUieur chez les
> étrangers » {Odyssée, IlL 71 et suiv.; IX, 252 et suiv.). Mais, que cette
demande fût ou ne fût pas blessante pour ceux à qui on Fadressait, U
est certain que les déprédations en pays étranger, hors le cas de guerre,
étaient sévèrement interdites (Voy. Odyssée, XVI, 425 et suiv.). Déjà
dans rantiquité, TaUégation de Thucydide avait été réfutée par Aris-
tarque (Voy. Schol. ctd Od,, III, 7i. Eustathe, p. 1423). D'autres preuves
ont été recueillies par Schoemann [ouv. cité, 1. 1, pp. 44 et 45). Les exem-
ples cités par Platner (op. cit., p. 124 et suiv.) sont des faits de guerre.
(1) Hésiode, Théogonie, v. 91 et suiv. J^s traifaux et les jours, v. 225
et suiv. — U existe ici une remarquable analogie entre les traditions
primitives des Grecs et ceUes des Hébreux. Hésiode dit que les juges
incorruptibles brillent comme des dieux. Moïse les appelle des hommes
divins, des hommes dieux (ElohimJ. (Voy. mes Études cit., 1. 1, pp. 200
et suiv.).
^ 566 -
Dans la sphère de la procédure et de Torgamsation judi-
ciaire, OQ remarque l'absence de toute notion du caractère
antisocial du délit. Même pour le meurtre, qui était incon-
testablement le crime dominant de Tépoque, la poursuite et
la répression dépendaient, à tous égards, du caprice des
parties lésées, et rien ne permet de supposer, avec Schoe-
mann (1), qu'une exception existait au détriment de ceux qui
avaient assassiné leurs proches parents. Tandis que, chez
les Hébreux, il était sévèrement défendu de recevoir la
ce rançon du sang », parce que l'on ne voulait pas que les
coupables pussent trouver dans leurs richesses le moyen de
racheter leur vie; pendant que, chez les autres peuples con-
temporains de l'Asie, l'opinion publique flétrissait énergi-
quement la famille qui abdiquait son droit de vengeance,
aucune idée de blâme ou de honte n'atteignait le Grec qui,
moyennant une indemnité pécuniaire, consentait à se récon-
cilier avec le meurtrier de l'un des siens. La publicité des
débats et du jugement forme, avec l'obligation de rendre une
justice égale aux citoyens et aux étrangers le seul côté par
lequel les juges d'Homère et d'Hésiode se rapprochent des
Anciens qui siégeaient aux portes des villes d'Israël (2).
Encore ceux-ci étaient-ils pris dans tout le peuple, tandis
quejes magistrats grecs appartenaient exclusivement à la
classe privilégiée des conseillers et des compagnons du roi
(yépovrc;).
Dans le domaine du droit pénal proprement dit, la ven-
geance individuelle et l'amende constituaient, avec la lapida-
tion ou l'exil pour les crimes dirigés contre l'État, tout le
système de répression. Quand le peuple tout entier se sen-
(1) Ouv. cit., 1. 1, p. 48.
(2) Hésiode^ Les travaux et les jours, ▼. 225, 226.
- 507 -
Udt lésé, il tuait le coupable ou le contraignait à (Uir au delà
des frontières; tandis que, si Tacte n'avait produit qu'un
dommage individuel, la partie lésée était seule chargée du
soin de.chàtier Tagresseur, à moins que celui-ci ne préférât
payer une indemnité. On n'avait pas même vaguement en*
trevu la doctrine supérieure qui, en attribuant au pouvoir
social la mission de punir les délits, met à la disposition de
l'État des moyens de contrainte et de répression interdits
aux simples citoyens. Homère, il est vrs^i, parle de cachots
d'airain (1) ; il attribue à Hector le projet de fixer honteuse*
ment la tête de Patrocle sur un vil poteau (2) ; il nous montre '
des corps découpés en lambeaux (3), des cadavres jetés aux
chiens et aux vautours (4), des captifs chargés de liens (5),
des hommes et des femmes mutilés, pendus, frappés de
glaives (6). Mais ces réclusions et ces morts violentes sont
le résultat de vengeances royales ou de haines populaires,
et nullement le produit régulier, légal, d'une sentence judi-
ciaire. En les transformant en peines usitées parmi les
Grecs de cette époque lointaine, on agirait comme les juris-
consultes de l'avenir qui, lisant le^ lamentables exploits de
la Terreur, voudraient convertir en peines françaises du dix-
huitième siècle les mitraillades de Lyon ou les noyades de
Nantes.
Une telle législation ne pouvait offrir de garanties sé-
rieuses pour le maintien de l'ordre, la défense des faibles.
(1) Iliade, V, 386. Comp. Hésiode, Théogonie, v. 729 et suiv.
(2) Iliade, XVIII, 177.
(3) Odyssée, XVIU, 339.
(4) niadey II, 393. Odyssée, III, 259.
^) Odyssée, XV, 232. Comp., XI, 292 et suiv.
(6) Odyssée, XXII, 443, 471, 474 et soir. Comp., 173 et suiv., et XXI,
300,301.
- 50H -
la sécurité des citoyens dépourvus des dons de la fortune.
C'était surtout dans sa force personnelle et dans Tappui de
sa famille, que Tindividu devait chercher une protection que
ne lui fournissaient pas les institutions rudimentaires de la
vie politique. Toujours armé, le Grec de Tâge légendaire se
protégeait en se montrant constamment prêt à opposer la
force à la force (1). Ce fait est d'autant plus incontestable
que, malgré la vivacité des croyances populaires et les me-
naces incessantes de la colère divine, les juges étaient loin
de se montrer inaccessibles à la. corruption, à l'intrigue, à la
vénalité la plus scandaleuse. Homère les menace de la colère
du ciel (2), et Hésiode ne trouve pas d'accents assez éner-
giques à son gré pour flétrir ces juges « dévorateurs de pré-
» sents (Stùpof&yoi) » qui osent outrager la Justice, fille de
Jupiter, vierge auguste, que les dieux mêmes, habitants de
l'Olympe, redoutent et vénèrent (3).
Il est probable que, dans les matières pénales, le rôle de
ces juges se bornail à statuer sur le payement des compo-
sitions, lorsqu'il s'agissait d'attentats contre les personnes,
et sur les demandes en restitution et en indemnités, quand
le débat avait pour point de départ un délit contre les pro-
priétés. A certains égards, on pourrait même affirmer que
la juridiction criminelle proprement dite n'existait pas dans
la Grèce homérique, puisque la sentence venait toujours
aboutir à des condamnations civiles. Éclairés et intègres, les
tribunaux étaient d'un faible secours aux opprimés; cor-
rompus et vénaux, ils devenaient les complices et les sou-
(1) Thucydide, I» 6. Odyssée, XVl, 70 et suiv.
(2) Voy. ci-dessus, pp. 341, 3i2. Comp. Hésiode, Fragment 127:
« Les présents persuadent les dieux , les présents persuadent les rois
» vénérables. »
(3) Hésiode, />» travaux et les jours, V, 256 et suiv.
tiens des oppresseurs. Pour connaître les misères et les
souffrances qui étaient trop souvent le lot du plaideur dé-
pourvu de richesses et d'influence, il suffit de lire la fable de
l'épervier et du rossignol racontée par Hésiode : a Un éper-
» vier venait de saisir un rossigniol à la voix sonore et Tem-
» portait à travers les nues. Déchiré par ses serres recour-
» bées, le rossignol gémissait tristement ; mais l'épervier lui
» dit avec arrogance : a Malheureux ! pourquoi ces plaintes ?
» Tu es au pouvoir du plus fort ; quoique chanteur harmo-
» nieux, tu vas où je te conduis ; je peux à mon gré ou faire
» de toi mon repas ou te rendre à la liberté. » Ainsi parla
» l'épervier au vol rapide et aux ailes étendues. Malheur
» à l'insensé qui ose lutter contre un ennemi plus puis-
» sant (1) ! »
Au milieu des désordres et des violences qui déparent la
société homérique, le jurisconsulte découvre cependant quel-
ques éléments de progrès, quelques germes de rénovation.
La publicité des débats, La solennité du jugement, la recom-
mandation de rendre une justice égale au citoyen et à l'étran-
ger, l'existence d'une amende dépassant les proportions du
dommage matériel, dénotent un premier pas dans lès voies
de la science. D'autre part, des lois plus élevées et plus
complètes devaient résulter un jour de la perception nette
et claire du but que le législateur doit s'efforcer d'atteindre,
jointe au sentiment vif et profond de l'excellence de la jus-
tice et de la grandeur des bienfaits qu'elle répand sur les
peuples qui ne s'écartent pas de ses impérissables décrets (2).
Hais, ici même, combien les 'poètes grecs ne sont-ils pas
inférieurs au législateur inspiré des Hébreux, disant aux
(1) Les travaux et les jours, v. 201 et suiv.
(») Voy. ci-dessus, pp. 335 et 337.
- 570 -
descendants de Jacob, plusieurs siècles avant la naissance
d*Homëre : « Recherchez ardemment la justice; ne vous
» détournez ni à droite, ni à gauche ; n*ayez point d*égard
» à la qualité des personnes.... Maudit soit celui qui
» viole la justice dans la cause de l'étranger, de la veuve et
» de Torphelin. Maudit soit celui qui reçoit des présents pour
» répandre le sang innocent (1) ! » A quelle distance ne sont-
ils pas dépassés par le législateur mystérieux de Tlnde
brahmanique, quand celui-ci, exaltant la mission provi-
dentielle du Génie du châtiment, fait ressortir, avec une
admirable éloquence, la grandeur du rôle que la justice cri-
minelle est appelée à jouer au milieu des institutions natio-
nales (2) ?
Dans Tordre religieux, les Grecs d'Homère et d*Hésiode
étaient parvenus à combiner un vaste système de répression,
où toutes les exigences étaient prévues, où tous les détails
se trouvaient réglés, depuis la police judiciaire qui constate
le délit jusqu'à l'intervention inévitable du juge qui en assure
le châtiment. Comment ces mêmes Grecs, placés sur le ter-
rain de la vie pratique, n'avaient-ils trouvé que les coutumes
incohérentes, rudimentaires, que nous venons d'esquisser?
Ce phénomène n'est pas rare dans l'histoire de la législation.
Bien souvent les idées s'élèvent et la lumière pénètre dans
l'une des sphères du droit, pendant que les ténèbres et la
barbarie continuent à régner dans toutes les autres. Mais
cette situation n'est que transitoire. Tôt ou tard le mouve-
ment se développe, l'esprit de critique gagne du terrain et
la législation tout entière entre résolument dans la voie des
réformes.
(1) Deutéronome, XVI, 18-20; XXVII, 19-25. Voy. mes Études cit..
1. 1, pp. 200 et suiv.
(2) Lois de Manou, VII, 14-21, et mes Études cit., t. I, pp. 10 et suiv.
- 374 -
C*est Tune des infirmités de Tesprit humain de ne jamais
apercevoir la vérité dans toute son étendue. Presque tou-
jours, la science et le progrès sont le résultat d'efforts sécu-
laires, et la seule gloire que chaque génération puisse ambi^
tionner, c'est d'ajouter quelques pierres à un édifice qui doit
grandir sans cesse et dont elle ne peut pas même entrevoir
les proportions définitives.
Nil sitie fnagno
Vita labùre dédit mortalibus (1) ;
(1) Horaca, SaHre», iiv. I, s. 9.
XII
LE
PKOBLÈME DE LA POPULATION
DANS SES
RAPPORTS AVEC LES LOIS DE LA NATURE ET LES
PRESCRIPTIONS DE LA MORALE
LE
PROBLÈME DE LA. POPULATION
DANS SES
RAPPORTS AVEC LES LOIS DE LA NATURE ET LES
PRESCRIPTIONS DE LA MORALE (l)
0' ik 6eo; xai yi ^ uai^ oviiv fxanov noiovaiv.
(Aratots).
Le Créateur a distribué la vie dans Tespace et dans le
temps, avec une profusion qui déroute les recherches et
dépasse Timagination de Thomme. Sur la surface du globe,
dans les profondeurs des mers, dans toutes les couches
inférieures de l'atmosphère, on rencontre, sous les formes
les plus diverses, des myriades d'êtres qui naissent, se
développent, se propagent et meurent suivant des lois éter-
nellement les mêmes. C'est en vain que, depuis des siècles,
la science persévérante s'occupe à compter les genres et les
espèces : le catalogue ne sera jamais complet ! Chaque fois
<i) Extrait du T. X des Bulletins de V Académie royale de Belgique
rî' séries.
- 376 —
que les progrès de Toptique augmentent les moyens d'inves-
tigation du naturaliste, il découvre sans surprise de nouvelles
séries de créatures. Il trouve des êtres vivants jusque dans
le sang des animaux,, jusque dans le suc qui nourrit Farbre
et la plante. Une goutte d*eau renferme tout un monde !
Chose plus merveilleuse encore ! A chaque degré de
réchelle de la création, les lois relatives à la reproduction
de ces êtres innombrables sont déterminées avec une préci-
sion en quelque sorte mathématique. Au premier abord on
s*étonne de Tabondance prodigieuse des germes ; mais bien-
tôt, à la suite d*un examen même superficiel, Tétonnement
fait place à Tadmiration. On. voit que partout le nombre des
germes est exactement proportionné, d*une part aux obstacles
qui s*oppos6nt à leur éclosion, de l'autre aux chances de
destruction qui entourent Tespèce qu'ils sont appelés à per-
pétuer sur le globe. On voit encore que la fécondité de
chaque classe est toujours calculée de manière à ne pas
amener, la destruction des animaux ou des plantes qui doi-
vent servir à son alimentation. Depuis le moucheron jusqu'à
l'aigle, depuis l'humble infusoire jusqu'au quadrumane voi$in
de l'homme, tout est réglé, pondéré, prévu et coordonné
avec une sagesse infaillible. Au milieu des luttes incessantes
des individus, au sein des évolutions infinies des espèces,
l'équilibre exigé par le plan général se maintient à l'abri de
toute atteinte. Rien n'est abandonné au hasard; tout s'agite
et se développe suivant des lois constaates et de manière à
concourir à l'harmonie majestueuse de l'ensemble.
En passant du règne animal au règne végétal, ou trouve
le même équilibre au sein de la même fécondité. Un seul
pied de maïs produit 2,000 graines, un pavot 32,000, un
orme 100,000. Le globe sera-t-il couvert de maïs, de pavots
et d'ormes? L'air et l'espace mânqueront-ils aux fleurs et aux
- 577 -
arbres, si nombreux et si beaux, dont le Créateur a oraé la
demeure de Thomme? Ce n'est pas ainsi que procède la
nature ! Il ne suffit pas que les graines existent ; Q)les doi*
vent trouver une place où elles puissent germer et prendre
racine. Celles-ci tombent sur un rocber stérile ; celles-là
sont englouties par les marais et les rivières; d'autres en-
core, en plus grand nombre, sont jetées sur un sol déjà
couvert d*une végétation qui n'admet point de partage : une
^seule à peine pourra contribuer à la propagation de l'espèce.
Plus la science avance, et plus elle atteste que cbaque végé-
tal est doué d'une fécondité qui ne pèche ni par défaut ni
par excès^ Ici, comme dans le domaine entier de la création,
une intelligence souveraine a visiblement procédé de ma-
nière à maintenir l'ordre et l'harmonie dans le développe-
ment successif des êtres. Toute créature remplit son rôle ;
tout phénomène s'accomplit suivant des lois préétablies;
toute force, quel que soit le mode de sa manifestation, se
montre avec sa mesure et sa destination arrêtées d'avance.
Une perturbation sérieuse et durable est manifestement im-
possible. L'équilibre existe partout, et l'on peut dire de lui
ce que Buflbn disait de l'immutabilité des espèces : « Il est
fixe et permanent k jamais. »
Cet équilibre cesse-t-il d'être une conséquence néces-
saire du plan divin, quand on arrive au sommet de la créa-
tion terrestre, quand on aborde la sphère immense où s'agite
l'activité de l'homme ? L'Ordonnateur suprême, dont la nature
entière proclame la, sagesse et la toute-puissance, a-t-il
oublié d'établir des lois relatives au développement régulier
de l'espèce humaine? Au milieu des combinaisons infinies de
H prescience, qui maifitieni^ent l'équilibre dans le monde
des animaux et dans le monde des plantes, a-rt-il dédaigné
de régler le sort du roi de la création, (}u seul être intelli-
- 578 -
gent et libre qu'on rencontre sur la terre? A-t-il abandonné
la multiplication de l'espèce humaine aux brutalités de l'in-
stinct, aux hasards de l'imprévoyance, aux caprices de la
luxure?
Il est rare qu'une année se passe sans que ce vaste pro-
blème donne naissance au livre d'un médecin, d'un philo-
sophe ou d'un économiste.
On aurait tort de s'étonner de l'étendue et de la persistance
de ces investigations toujours renouvelées. Toutes les bran-
ches des sciences politiques et morales touchent, de près ou
de loin, aux questions que soulève le principe de population.
Si les lois naturelles du développement de notre espèce sont
méconnues, le législateur se trompe dans ses prescriptions,
le philosophe dans ses doctrines, le moraliste dans ses con-
seils, l'économiste dans ses calculs, l'homme d'État lui-même
dans ses plans le plus ingénieusement combinés. Mais c'est
surtout dans ses rapports avec la création, la distribution et
la consommation des richesses, que le problème présente
une importance de premier ordre.
En* France, en Angleterre, en Allemagne, une foule de
publicistes et d'économistes ont tour à tour revendiqué
l'honneur de dissiper tous les doutes et de mettre un terme
à toutes les controverses ; mais, quand on pénètre au fond
des choses, on remarque que ces systèmes, en apparence si
I
divergents, se réduisent à deux. Les uns aperçoivent dans la
fécondité de l'homme un pouvoir funeste, qui demande à
être constamment restreint et combattu, sous peine de deve-
nir une source intarissable da vices affreux et de misères
poignantes. Les autres, voyant dans chaque homme un in-
strument de travail, un capital essentiellement productif,
enseignent que la densité de la population est un indice des
richesses du pays, une preuve de civilisation Supérieure, un
- 379 -
biBn immense à côté duquel certains inconvénienCs secon-
daires, inséparables de toutes nos œuvres, sont dépourrus
d'importance réelle.
Nous ne venons pas à notre tour formuler ici une doctrine
nouvelle. Notre tâche est plus modeste. Nous nous borne-
rons à ajouter quelques arguments à ceux que les adversaires
de Maltbus ont fait valoir pour justifier l'œuvre de la nature,
c'est-à-dire de Dieu, dans la propagation de l'espèce hu-
maine. Nous mettrons le problème de la population en rap-
port, d'un côté, avec les destinées providentielles de l'huma-
nité, de l'autre, avec les lois générales qui président au
développement de tous les êtres vivant sur le globe. Ce
simple rapprochement nous fournira le moyen de dire si les ^
craintes manifestées par l'école de Malthus sont fondées ; si
les renseignements fournis par une statistique incomplète
doivent seuls entrer en ligne de compte ; si le moraliste qui
condamne des pratiques que réprouve la nature devient, à
son insu, une cause de misère et de vice pour les classes
inférieures; si la contrainte morale, exercée sur une vaste
échelle, peut seule combler un abime vers lequel le peuple
est sans cesse poussé par les impulsions les plus énergiques
de sa nature; en un mot, si l'homme, sous peine d'amener
la dégraidation éternelle de l'immense majorité de ses frères,
doit ici corriger l'œuvi*e de Dieu.
Les réflexions que nous allons émettre seront le commen-
taire, malheureusement très-insuffisant, de cette belle pen-
sée de M. L. Reybaud : « La sagesse humaine ne peut pas
» aspirer à tout conduire ici-bas. Ce n'est pas elle qui
» imprime au globe son mouvement de rotation, qui coin-
» munique au soleil sa chaleur, à la terre sa fécondité. Le
» régime sous lequel les êtres naissent, vivent, se dévelop-
D pent et s'anéantissent, doit être soumis à des calculs plus
- 586 ^
o si^rs qqe eeux de qudlques ^pfits mathématiques. %$
» gfand ordonnateur a s^us doute tout prévu, et il n'a paa
» voué le monde à la famine (i). »
I.
NOTIONS PRtLllflVAlRU.
Pour résoudre complètement Fimportant problèooye de la
population, il ne suffit pas, à notre avis, d'étudier la nature
de l'homme, avec ses facultés, ses forces, ses faiblesses, ses
vertus, ses passions et ses vices. Il ne suffit pas même de
réunir et de coordonner les phénomènes économiques qui
se sont produits dans la vie de quelques peuples placés sur
une portion plus ou moins considérable du globe. Il faut
envisager les destinées de l'humanité tout entière, telles
qu'elles se révèlent dans les péripéties en apparence désor*
données de l'histoire.
Sans doute, l'individu doit entrer en ligue de compte, eau*,
en définitive, la réunion des individus compose l'espèce.
Sans doute encore, il faut prêter une attention sérieuse aux
faits qui se manifestent, avec quelque constance, ne fût-ce
que dans le développement Me la civilisation d'un seul peu-
ple. Nous voulons simplement que, dans la recherche des
lois générales, on n'exagère ni l'influeuce 4e l'ipdividu, ni
l'influence de la nation. Quand on considère l'homme isolé-
ment, on s'expose à confondre ce qui est accidentel avec ce
- S8I -;
qui est unirerseU ce qui est fortuit et particulier avec ee qui
est permanent et générai. Quand on exagère la valeur des
fidts observés dans Tun ou Tautre pays détermihé, on court
le risque de voir les conséquences d*une loi de la nature
dans les résultats produits par des influences locales et des
circonstances exceptionnelles. Ce n'est que par rétude atten-
tive des évolutions de l'espèce humaine dans son ensemble,
que le plan divin peut être découvert dans la vie, la marche
et le développement des nations. Que dirait-on du naturaliste
qui, i^echerchant les lois générales de la vie des animaux et
des plantes, bornerait ses études à la constatation des phé-
nomènes qui se produisent dans un milieu amené par des
circonstances particulières (1) !
Quelles sont donc les destinées providentielles de Thuma-
nité ?
Tous les peuples, toutes les races des deux hémisphères
ont une origine commune. Au milieu des différences exté-
rieures résultant du climat, de la nourriture, de Téducation
et des habitudes, Fespèce est une dans tous les temps et sous
toutes les latitudes. C'est une vérité que les investigations
de la science moderne ont établie à la dernière évidence. En
remontant à travers les siècles el les civilisations diverses,
on an'ive à un premier cout)le sortant des mains du Créa-
teur (2).
(1) Cela ne veut pas dire assurément que le problème de la popula-
tion ne doive jamais être étudié dans ses rapports avec les intérêts
â*un peuple déterminé. Cette hypothèse nous occupera plus loin. Il ne
s'agit ici ciue des lois générales.
(2) Voy., entre autres, les faits recueillis et expliqués par M. Flourens
[Cours de physiologie comparée. — De V ontologie, ou étude den êtres.
Leçons professées au Muséum d'histoire naturelle, recueiUis pair C. RoUtt.
Paris, iailUère, 1856.
Voy. encore, ci-après, TÉtude intitulée : L'unité de l'espèce humaine
iêm&ntrée par la science moderne.
Pour déteimiaer le rôle que ce couple était appelé à rem-
plir dans le plan harmonique de la création, il n*est pas
nécessaire que nous appelions à notre aide les traditions
religieuses du monde primitif. Il suffit de regarder cet admi*
rable enchaînement de travaux et d'institutions qui, partant
de Thumble tente des pasteurs pour aboutir aux splendeurs
de la civilisation moderne, nous fait comprendre que l'état
actuel du monde n'est qu'un jalon sur la voie large et glo-
rieuse du progrès universel. L'homme du dix-neuvième
siècle n'a qu'à jeter un coup d'oeil sur les annales de l'huma-
nité, pour savoir que la mission de nos premiers parents se
trouve admirablement résumée dans un verset de la Bible :
a Croissez et multipliez-vous ; remplissez et assujettissez la
» terre. »
Peupler toutes les zones, se répandre sur tous les rivages,
lutter contre les éléments, asservir les animaux, transformer
la matière, découvrir et dompter les forces de la nature,
arracher au sol les richesses qu'il recèle dans ses entrailles,
braver tous les périls, triompher de tous les obstacles, con-
quérir le globe par le travail, couvrir la terre de moissons
et de peuples : tel était le rôle échu à l'humanité. Mission
sublime, tâche redoutable qui, à la suite de six mille années
de travaux et de luttes, laisse à peine entrevoir sa réalisation
à travers les merveilles scientifiques du dix-neuvième siècle I
Ce premier fait, dont l'importance n'a pas besoin d'être
signalée, doit occuper ici une place considérable dans la
controverse. Si telle était la destinée de l'humanité, — et
quel est le philosophe ou l'historien qui ne l'avoue ? — une
fécondité simplement suffisante pour faire cadrer les nais-
sances avec les décès ne pouvait entrer dans les vues de la
Providence. Il fallait une puissance de reproduction telle
que, du moins dans certaines circonstances exceptionnelles,
le nombre des habilauts d*uu pays ue fût plus en harmonie
avec les moyens de subsistance. L'homme s'attache au sol
qui Ta vu naître ; il brise avec répugnance les mille liens qui
l'attachent à ses compatriotes ; il aime à se traîner dans les
voies frayées par ses ancêtres. D'une part, sa raison, d'ac-
cord avec l'instinct de conservation, lui fait redouter les
hasards de l'inconnu ; de l'autre, sa paresse native a besoin
d'être stimulée par les obstacles que rencontre l'amour inné
du bien-être. La crainte de la misère, le stimulant du besoin,
l'espoir d'un meilleur avenir, peuvent seuls l'engager à bra-
ver les périls et les travaux inséparables de la colonisation.
Supposez que.l'équilibre entre les produits du sol et le nom-
bre des habitants soit toujours invariablement maintenu.
Supposez que le coin du globe qu'il habite fournisse à
l'homme, abondamment et en toutes circonstances, la nour-
riture, le vêtement et l'abri nécessaires à lui-même et à sa
famille. Aussitôt le mouvement d'expansion s'arrête, le pro-
grès général cesse, et la meilleure partie de la terre devient
pour toujours le domaine des brutes. La mission d'assujettir
et de remplir la terre n'est plus le lot privilégié de l'humanité.
Mais il est un autre fait qu'il importe de ne pas perdre de
vue. L'homme n'obéit pas machinalement à l'instinct qui,
sans contre-poids et sans frein, guide les innombrables ani-
maux dont il est entouré sur le globe. Être intelligent, il
calcule les avantages et les inconvénients de ses actes ; être
libre, il peut dompter ses passions et triompher de leurs
exigences ; être essentiellement destiné à vivre en société, il
trouve à chaque pas des besoins qui le pressent et des insti-
tutions qui le retiennent. Il en résulte que, toute proportion
gardée, les lois de la génération ne font pas sentir leurs
effets dans l'espèce humaine ^e la même manière que dans
les espèces animales. Tandis que parmi les animaux, instru-
- 384 -
ments passifs de riasiinct, le rapprocbemeiH des sexes
à'opère sans calcul, sans résistance el dès la première appa-
rition de la puberté, on trouve parmi les hommes mille
obstacles qui petardent ou empêchent raccomplissement de
cet acte. Avant de (bnder une nouvelle famille, les hommes,
du moins en très-grande majorité, se préoccupent du sort
de leur compagne et du sort de leur postérité ; malgré l'at^
trait qui les sollicite, ils ne se marient, en général, qu*après
avoir réussi à se procurer des moyens d'existence. Ils ne
veulent pas s'imposer des privations qu'ils, n'ont point con-
nues dans la maison paternelle; ils tiennent à conserver
des habitudes qui leur sont chères ; ils redoutent comme un
malheur extrême la nécessité de descendre du rang que les
leurs occupent dans la jiiérarcbie sociale ; ils se désolent à
ta seule pensée de ne pas pouvoir donner à leurs descendants
une éducation conforme à celle qu'ils ont reçue dans leur
enfance. Même en faisant abstraction des vœux de continence
dictés par des sentiments religieux, une foule d'individus
des deux sexes restent forcément célibataires ; et leur nom-
bre devient de plus en plus considéi^able, à mesure que le
développement de la civilisation unit aux besoins réels des
besoins factices, aux exigences de la nature les exigences de
la mode et du Juxe. Âjoutez-y la pudeur qui protège Ift
femme, le mépris qui s'attache aux unions illicites, les
inflexibles rigueurs de l'opinion publique, et, plus que tout
cela, l'influence heureuse et constante des prescriptions reli->
gieuses. Ajoutez-y encore, dans un autre ordre d'idées,
l'existence de certains vices, qui — nous le verrons — peu-
vent amener la dépopulation d'un grand pays placé dans les
conditions les plus heureuses. A tous ces faits licites ou
illieites qui empêchent l'homme de naître, joignez les peîMs
morales qoi tuent les individus et les guerres qui moisson-
^ S85 -
lient réiite des peuples; et vous serez convaincu que, sous
peine de rendre impossible la mission assignée à notre
espèce, le mariage, c'est-à-dire Ja seule union légitime des
sexes, devait être doté d'une fécondité considérable.
Il n'y a donc rien d'étrange ni d'anorinal dans la Force de
reproduction qui caractérise l'humanité. Cette force était
nécessaire; elle était impérieusement requise dans le plan du
Créateur, tel qu'il nous est révélé en même temps par la
religion, par la philosophie et par l'histoire.
Cest assurément un procédé peu scientifique que de s'en
référer aux décrets mystérieux de la Providence» chaque fois
qu'on rçneooire un phénomène dont la nature, la cause et
les résultats ne peuvent être déterminés avec précision. Mais
il est un autre genre d'argumentation, bien plus dangereux
quoique plus scientifique en apparence, qui consiste à ex^-
gérerldi force perturbatrice de l'homme dans l'exécution des
lois générales. De même que dans le monde matériel, il
existe dans le monde social une foule d'influences qui, tantôt
connues et tantôt latentes, conduisent les conséquences de
nos actes à un état d'équilibre manifestement abréte d'avance.
Oa en trouve un exemple remarquable dans le rapport des
naissances masculines aux naissances féminines constaté
dans toute l'Europe.
, En réunissant tous les États européens, on compte à peu
près 1,066 naissances de garçons pour 1,0U0 naissances de
filles. Comment expliquer ce fait étrange, qui se reproduit
d'année en année avec une étonnante régularité? Les con-
jectures et les systèmes n'ont point manqué. Quelques
savants expliquaient le phénomène par la préférence que les
parents accordent généralement aux enfants du sexe mascu-
lin; préférence qui, selon eux, a pour conséquence de pré-
venir, après des naissances masculines, l'augmentation de la
25
~ 386 -^
famille, parce que le premier vœu des parents est accom-
pli (1). D*autres prétendaient que les travaux qui développent
les qualités physique^ ont la propriété d'augmenter le nom-
bre des naissances masculines ; et comme ces travaux occu-
pent constamment la majorité de la population, ils en con-
cluaient que le fait doit se reproduire avec une grande
régularité (2). Dans une troisième opinion, on faisait tout
dépendre de Tâge respectif des époux, le plus ftgé commu-
niquant son sexe à la majorité de leur progéniture ; de sorte
que, les hommes se mariant en général à un âge plus avancé
que les femmes, les naissances masculines devenaient les
plus nombreuses en vertu d'une loi inaltérable .(3). On n'était
d'accord que sur un seul point, la réalité et la permanence
du phénomène, lorsque, laissant de cbté la recherche de ses
causes, on se demanda quels pouvaient être sa raison et son
but dans l'économie de la nature. Aussitôt on découvrit que
Vexcidant des naissances maspulines était nécessaire , pzrce
qu'il existe une cause encore incomprise de mortalité, nui
frappe de préférence les enfants mâles avant et immédiate-
ment après leur naissance. Un savant belge soumit à un
examen minutieux les documents statistiques si nombreux
et toujours si bien dressés de son pays. Il prouva que, dès
(i) Opinion de M. Prévost {Bibliothèque uniwrselle de Genève,
oct. 1829). Ce système eut un instant la vogue, parce qu*il semblait
expliquer pourquoi le nombre proportionnel des garçons est en général
plus grand pour les naissances légitimes que pour les autres.
(2) Voy. les recherches communiquées à 1* Académie des sciences de
Paris, par M. Girou de Buzareingues (Btdletin deM.de Férussac, t. XII,
p. 3). «
(3) Cette opinion , qui avait été soutenue en ÂUemagne par le pro-
fesseur Hofacker, a trouvé en Angleterre un défenseur dans M. Sadler
(The Law of PopuUUion, t. II). EUe a été reproduite , avec quelques
modifications , par M . Bernouilli , dans son Handbuch der PopuUuify-
niMtik (Ulm, 1841).
- 587 -
ia première anaée, Texcédant des naissances masculines se
trouve en grande partie détruit, parce que les trois quarts
des enfants qui le forment sont moissonnés par la mort. Il
fit voir que la différence est tellement sensible que, durant
les deux premiers mois qui suivent la naissance, il meurt
quatre garçons pendant qu'il ne meurt que trois filles (1) !
Des statisticiens distingués se livrèrent aux mêmes recher-
ches en France, en Allemagne, en Angleterre et ailleurs, et
partout le résultat de leurs investigations fut le même.
Aujourd'hui le rapport des deux sexes dans les naissances,
combina avec une mortalité plus grande dans le sexe mascu-
lin , forme Tune des lois le mieux constatées du mouvement
de la population. Si les savants continuent à se disputer sur
les causes, ils sont du moins complètement d'accord sur le
résultat. Tous admettent que la nature, en faisant prédomi-
ner les naissances masculines, s'est ménagé le moyen de
réparer les pertes occasionnées par les dangers plus grands
qui entourent l'enfant mâle à son entrée dans la vie.
Quand on recherche les lois de l'équilibre dans leurs rap-
ports avec l'humanité, ce fait mérite une attention particu-
lière. Il fallait plus de naissances masculines, parce qu'il
meurt plus de garçons que de filles^ sans cette précaution
de la nature, le rapport^ entre les deux sexes eût été altéré
dans une proportion d'autant plus considérable que l'homme,
au sortir de l'enfance, parcourt une foule de carrières péril-
leuses, inaccessibles à la femme, telles que la guerre, la
navigation, les travaux des mines et des usines. En d'autres
(i) Voy. les belles et intéressantes recherches de M. Quetelet, dans
son Essai de Physique sociale, 1. 1, pp. -165 et suiv., 315 et suiv. (Edit.
de 1869), et la note du même savant sur Les lois générales de la popu-^
latian, lue à la séance de l'Académie royale de Belgique du 3* décembre
1842 (Bull., t. IX, n» 11, p. 550).
termes, Vexcédant des iiamances masculines éiqnt nécessaire,
la nature y a pourvu, et Téquitibre se maintient par des faits
indépendants de la volonté de Thomme. Ce n*est donc pas
seulement dans le monde des animaux et des plantes que le
créateur lui-même s'est chargé du maintien de Téquilibre !
Plus le champ de Fobservation s'agrandira, plus la science
fera de progrès, et plus on verra que Ja force perturbatrice
de rbomme doit être renfermée dans des limites beaucoup
plus étroites que celles qui lui sont assignées dans les livres
d'un grand nombre d'économistes. Les sciences sociales
aboutiront au même résultat que les sciences naturelles : la
manifestation de plus en plus évidente du règne de la Pro-
vidence. Nous ne sommes pas loin du temps oU l'on s^ura
que, chaque foiô qu'il s'agit de nos destinées collectives,
l'homme se trouve en présence d'une physique sociale, régie
par des lois plus sages que nos systèmes d'un jour, plus
fortes que nos vertus, nos passions, et nos vices. Dès à pré-
sent, on ne saurait nous accuser de démériter de la science
moderne, quand nous disons : L'homme ^tant doué d*un tel
degré de fécondité^ cette fécondité était nécessaire, non pour,
troubler, mais pour maintenir l'harmonie dans le plan général
de la création.
Cette proposition, nous le savons, rencontre de nombreux
adversaires. On enseigne que l'homme, prolifique au delà de
toute mesure, doit sans cesse, même dans le mariage, mettre
des bornes ^ sa fécondité, sous peine de préparera lui-même^
à sa compagne et à sa postérité une abondante récolte ile
vices et de misères. Bien plus : on s'érige en théologien, on
se pose en casuiste, pour décider que certaines pratiques,
que la nature ignore 'et que la morale universelle réprouve,
sont parfaitement légitimes, quand il s'agit d'arrêter le déve-
loppement de la population. « Au père de famille, dit-on,
— 58fl -
1» incombe le droit d*usei% dans cette affaire, plus que dans
» toute autre, de son libre arbitre, et de faire acte de créa*-
» ture intelligente, morale et responsable. Sera-t-il immo-
» rai, s'il ne veut avoir qu'un nombre limité d'enfants, pro-
» portionné à ses facultés et à l'avenir que sa tendresse rêve
» pour eux, et s'il ne se doue pas dans ce but à Vabslinenee la
» plus rigoureuse et la plus absolue^ » On veut que les évèques
redressent les notions erronées des jeunes ecclésiastiques,
en leur inculquant les principes fondamentaux de l'économie
politique; on insiste sur les bienfaits dont la société moderne
sera redevable au premier prélat qui fera prévaloir cet eu-
seignement dans son séminaire (1).
Et sur quoi se base-t-on pour tenir ce langage? Sur des
publications officielles insuffisantes « incomplètes, très*sou-
vent fautives et embrassant à peine l'espace d'un siècle. Sur
des tableaux statistiques dans lesquels les pcirtisans des sys-
tèmes les plus opposés viennent tour à tour puiser des
arguments et des objections ; oh les uns découvrent que la
population tend à se développer avec excès, pendant t|Ue les
autres y voient qu'elle se développe avec tnoins de rapidité
que les moyens de subsistance. Sur de prétendues moyenhes
nationales qui ne varient pas seulement de peuple à peuple,
mais qui penlent inule valeur, lorsqu'on les met en rapport
avoc les div^rr^es loca'ilés et même avec les diverses classes
de la population d'un seul pays (â).
(1> Gai'iiier. Un principe de pupulatiun, p. 98-tUO; 2» édit. (1857).
(2) Nous n'avons j^^arde de méconnaître les services rendus par la
statistique, et nous attendons beaucoup de ses progrés futurs ; mais ,
pour ée qui concome la population , les tableaux publiés jusqu'à ce
jour sont loin d'pjnbrasser une période et une étendue suCflsantes ; et
cependant, ce n'est qu'en opérant sur des masses considérables qu'on
peut obtenir ili^s résultats décisifs. Déjà M. Villermé disait arec raison :
f Dan* d^ pAy» p^^Kait^wpnt ft^mblaMes sons un rai^porl quelconque.
- 590 -
En attendant que nous examinions les objections dans
tous leurs détails, ramenons encore une fois le problème à
ses, véritables termes. Envisageons, non tel peuple ni tel
groupe de peuples, mais Tespèce tout entière ; non tel pays
ni telle agrégation de pays, mais le domaine entier de Thu-
manité, c'est-à-dire le globe tel qu'il se balance dans Tes-
pace» avec ses terres et ses mers, ses montagnes et ses
plaines, ses peuples serrés et ses vastes solitudes.
Le globe est-il à la veille de ne plus suffire à la subsistance
de Tespèce humaine? La terre va-t-elle manquer aux peuples
courageux, avides de travail et de bien-être?
Regardez TAfrique avec son ciel splendide, ses rivages
immenses et sa végétation luxuriante. Chaque Tois que,
poussé par l'enthousiasme de la religion ou de la science, un
voyageur intrépide s'enfonce dans ses profondeurs encore
mystérieuses, il trouve, au lieu des déserts de sables marqués
sur nos cartes, un sol favorisé de tous les dons de la nature,
au point que le travail le plus léger suffirait pour lui faire
produire des récoltes prodigieuses. Et cependant cet im-
mense continent ^africain, sur une surface de près de deux
millions de lieues carrées, ne renferme, suivant les calculs
les plus larges, que soixante-dix millions d'habitants ; tandis
que la Belgique, infiniment moins fertile, nourrit 154 hommes
par kilomètre (1) ! Voyez l'immensité de ces région^ du nord
et du centre de l'Asie, d'où s'élançaient jadis des flots de
peuples, et que les Romains effrayés nommaient la Mère des
» la proportion des naissances varie souvent beaucoup d'un endroit à
» l'autre , même d'une année à l'autre , et l'on peut à la fois, avec les
» résultats de deux localités d'une catégorie donnée, soutenir ou com-
» battre la même opinion. » (Séance de V Académie des sciences morales
et poliliquies du 9 septembre 1843. Compte rettdu de Vef'gé, t. IV, p. 241).
<1> £xposè de. la situation du royaume ^1851-1860). 4. I*r, p 18.. ..>
nations : le Tartare et le Mongol y dressent aujourd'hui leurs
tentes et promènent leurs troupeaux dans la solitude! Et
plus près de nous, quel est le spectacle que nous offre le
sol fécond de cette Asie mineure ob se trouvaient jadis iant
de royaumes puissants, tant de cités superbes, tant de merr
veilles de la nature et des arts? Des provinces qui nourris-
saient tout un peuple comptenif à peine quelques centainea
de familles nomades. Partout la terre appelle eu vain le soc
de la charrue et les bras de l'homme.
Au delà de TAtlantique, les mêmes tableaux se déroulent
aux regards de l'observateur attentif. Coupé de fleuves ma-
jestueux, réunissant tous les climats, étalant tous les pro-
duits, renfermant toutes les richesses, le magnifique conti-
nent de l'Amérique du Sud étend d'un hémisphère à l'autre
son sol couvert d'une végétation luxueuse. Quelle est la po-
pulation qu'il nourrit sur une longueur de 1500 et une lar-
geur qui s'étend jusqu'à 1100 lieues? Moins de vingt millions
d'âmes ! Avec toutes les ressources d'un sol vierge et tous
les éléments désirables de prospérité, le Brésil, sur une sur-
face de sept millions de kilomètres, carrés, c'est-à-dire plus
de dix fois le territoire de la France, renferme environ sept
millions d'habitants. Avec ses côtes ouvertes en même temps
à l'Océan pacifique et à l'océan Atlantique, la nouvelle Gre-
nade, sur une étendue de 35,000 lieues carrées, compte une
population de 2,300,000 ânies. La Confédération Argentine
en renferme 1,500,000, sur une superficie de 200,000* lieues
carrées! La Guyane hollandaise possède 70,000 habitants,
tandis que, suivant des documents irrécusables, publiés il y
a quelques années, elle pourrait en nourrir vingt-cinq mil-
lions. Plus haut, dans l'Amérique centrale, sur un territoire
qu'arrosent de nombi^eux cours d'eau et que Humboldt évalue
à 16,740 lieues carrées, les derniers recensements portent
- • 5W -
le nombre des habitants, blancs, indiens et métis, à^,300,000t
Dans l'Amérique du Nord elle-même, des terres immenses-
attendent vainement les capitaux et les bras qui doivent les
faire entrer dsuis le patrimoine des peuples civilisés. Un peu
plus de sept millions d'habitants sont disséminés sur les
108,000 lieues carrées qui composent la superficie du Mexi-
que. Calculez retendue de ces prairies du Far-West, qui
séparent les derniers défrichements des deux rivages des
États-Unis; comptez les ties des deux hémisphères qui pour*
. raient recevoir une population décuple de celle qu'elles ren^
ferment; mettez en ligne de compte les solitudes encore
inexplorées d& TAustralie ; joignez à tous les faits que nous
avons énumérés, et auxquels nous pourrions en ajouter une
foule d'autres, la statistique des landes et des bruyères qui,
. même dans les pays civilisés de TEurope, restent sans cul-
ture : aussitôt vous serez convaincu que c'est Thomme qui
manque à la terre, et non la terre qui manque à l'homme !
On le voit : cette espèce humaine qui pullule cpmme le
puceron des roses ; qui se précipite, comme l'air dans le
vide, partout où elle trouve quelques çieds de terre qui
puissent supporter sa hutte eMui fournir une maigre nour-
riture ; qui se développe et se propage avec ,une brutale im-
prévoyance, jusqu'à ce que la pâture lui manque et que la
faim compatissante vienne moissonner ses phalanges sura-
bondantes ; cette espèce humaine peut exister dans les livres
de quelques économistes, mais elle n'existe pas sur le globe.
Après soixante siècles d'efforts et de luttas, plus de la moitié
de ce globe manque d'habitants? Que serait-il arrivé si, dès
l'origine^ tous les peuples avaient pratiqué, même au sein du.
mariage , la contrainte morale tant vantée par les disciples
de Malthus?
. Nous concevons qu'on recommande la prudence et 1» pvë^.
- 593 -
voyance à rbomme qui songe à s'engager dans les liens du
mariage. L'homme étant à la fois un être intelligent et un
Atrè destiné à vivre en société, la Providence, en fixant la
degré de fécondité de notre espèce, a nécessairement tenu
compte des obstacles que le mariage, seule source légitime
de la famille, devait rencontrer dans les besoins et les insti*
tiitions inséparables de la vie sociale. Mais cette prudence et
cette prévoyance doivent elles-mêmes avoir des limites, et,
pour peu qu'on veuille y réfléchir, on sera bientôt convaincu
qu'il peut y avoir un danger réel à recommander aux époux
des pratiques que repoussent en même temps la nature et la
morale universelle.
L'histoire nous fournit à cet égard des enseignements et
des exemples qu'un homme sérieux ne saurait pas dédaigner.
Quel est récoàomiste qui n'ait pas admiré la mouvement
si plein de force et de vie que présente la Grèce ancienne,
aux beaux siècles de son histoire? Une race vigoureuse, in*
telligente et guerrière, remplissait les villes et les campa-
gnes. La' poésie, la philosophie. et les arts régnaient au sein
de l'abondance. Sur un- sol admirablement cultivé, le regard
du voyageur rencontrait à chaque pas les merveilles de la
nature et les prodiges du génie. Au milieu des guerres
étrangères et des guerres intestines, la population s'était
tellement développée que son excédant avait sufli pour éta-
blir des colonies florissantes sur les côtes de l'Italie, de la
Sicile, de la Corse, de la Gaule, de l'Afrique, de l'Asie Mi-
neure et du Pont-Euxin. ^
Tout à coup ce tableau de bonheur^ de puissance et de
gloire disparut pour être remplacé par le honteux spectacle
de l'impuissance et de la décrépitude. Toutes les sources de
la prospérité nationale s'éteignirent les unes à la suite des
autres. Les villes se dépeuplèrent, les campagnes restèrent
en friche, et bientôt, à la suite de Tépuisement successif de
toutes les forces vives du pays, la perte de Tindépendance
suivit la perte des richesses. Du temps de Plutarque, la
^ Grèce, -qui avait triomphé des innombrables armées des
Perses, n*était plus en état de fournir 3000 soldats pesam-
ment armés (i). Sous le règne d'Auguste, Strabon trouvait
partout la solitude et la stérilité. Il constate que les habi-
tants étaient devenus rares, et que les soldats romains éta-
blissaient leurs camps dans les villes abandonnées (2).
Ne pouvant attribuer tous ces maux à la conquête et à la
guerre, les Grecs, trop orgueilleux pour songer à letirs vices,
accusaient les dieux et la fatalité; mais, dès le deuxième
siècle avant Tère chrétienne, un de leurs concitoyens les
plus illustres avait signalé la plaie et prédit la décadence.
<c II ne s*agit pas, disait-il, d'attribuer aux dieux la dépopu-
» lation de vos villes et la stérilité de vos campagnes. Ce ne
» sont ni les guerres ni les épidémies qui ont amené le triste
» spectacle qui désole la Grèce.... Vous voulez vivre dans la
» sécurité, le repos et la papesse. Vous ne voulez ni vous
» marier ni élever des enfants procréés hoi*s mariage, ou si.
» par exception, vous vous soumettez aux charges d*un mé-
^ » nage, vous vous arrangez de manière à n'avoir qu'un
» enfant ou deux, afin que, comme vous, ils puissent vivre
» dans les richesses et le luxe. Ce mal s'est propagé en
» cachette, mais avec une déplorable rapidité. C'est la source
» des malheurs dont vous vous plaignez; car, lorsqu'on ne
» laisse qu'un ou deux enfants, la guerre ou une maladie ini*
» prévue les enlève. II est donc inévitable que vos demeures
» deviennenl désertes.... Il n'est donc pas nécessaire d'in-
( l) Plut., De Defe£tu orac, c. VIII.
(î) Strtb.. l. vu. c. m. J 3. p. 448; édit. de Leipzig. 1780.
» Toquer ici la protection des dieux. Puisque le fait dépend
» de vous, vous pouvez vous dispenser de recourir aux ora-
» clés. »
C'est ainsi que la dépopulation de la Grèce se. trouvait net-
tement prédite par Polybe, deux siècles avant le jour où
Strabon dressa le triste bilan de son voyage. Les Grecs
avaient trop largement pratiqué la contrainte morale (1) !
Mais les Romains eux-mêmes étaient à la veille de fournir
au monde un saisissant exemple des malheurs et des bontés,
qu'amène infailliblement Toubli des lois de la nature. Les
mégies vices allaient produire les mêmes résultats dans les
belles et fertiles campagnes de ritalie.
U suffiC de se rappeler les interminables guerres de la ré-
publique romaine, pour avoir la preuve du nombre et de la
fécondité des habitants de la Péninsule. Les légions invinci-
bles accouraient au premier appelde la patrie; les unes
emboîtant en quelque sorte le pas des autres, elles fran-
chissaient les mers et les Alpes pour lutter contre les peu-
ples les plus divers, pour conquérir le monde connu de leurs
contemporains. C'était en vain que le glaive, la misère et les
maladies venaient éclaircir leurs rangs pressés. Des soldats
vigoureux prenaient la place et relevaient les armes des
morts ; les fils succédaient aux pères sur tous les champs de
bataille, et cependant, malgré cette incessante consommation
d'hommes à la fleur de l'âge, une population serrée remplis-
sait les villes et cultivait admirablement les campagnes.
La république était grande, puissante, invincible, lorsque
tout à coup les magistrats s'aperçurent qu'une cause de dé-
cadence inévitable se développait au milieu du triple éclat
(I) Poltjb. excerpta, l. XXXIV-XXXVII. Maii. 5o-tp<ofwm ?je/ef«/>i
nova coU., t. 11, pp. $50-451 (Romse. i827).
des armeSi des arts et des lettres. Ils remarcpièrent cjue
Tamour deâ plaisirs et de Faisance détournait les Romaines
du mariage, pendant que, dans les unions légitimes chaque
jour plus rares, les époux pratiquaient, sous des formes va-
riées, les manœuvres que les savants futurs devaient un jour
honorer du nom de contrainte morale.
Auguste apprécia la grandeur du mal et s'efforça d'y porter
remède. Afin de multiplier les ipariages, il plaça les céli-
bataires dans une position inférieure à celle des Hommes
mariés.\Ii appela à son aide les stimulants de l'ambition et
de l'intérêt, en d'autres termes, les deux passions dominantes
dCv ses compatriotes, Tavarice et l'orgueil. Il accorda aux
époux des sièges privilégiés aux jeux du cirque, qui occu-
paient une si large place dans la vie des Romains de son
siècle. Il fit prfver les célibataires du droit de recueillir par
testament d'autres héritages que ceux de leurs proches
parents, à moins qu'ils ne se mariassent dans un intervalle
de cent jours après le décès du testateur. Il saisit toutes les
occasions de rappeler que le célibat avait été danâ tous les
temps déconsidéré à Rome. Mais, comme déjà l'expérience
avait prouva qu'il ne suffisait pas de rendre les mariage»
plus fréquents, ces mesures furent combinées avec plusieura
autres destinées à mettre un terme à la stérilité artificielle
des unions légitimes. Les époux qui avaient trois enfanta
l'un de l'autre pouvaient seuls se donner la totalité de leurs
biens. Ceux qui n'avaient point d'enfants ne pouvaient re-
cueillir que la moitié des legs qui leur étaient faits par des
étrangers, et te part qu'ils ne recueillaient pas était attribuée
à ceux qui, étant appelés par le même testament, avaient
des enfants. Le père d'une nombreuse famille se ménageait
la chance d'arriver avant l'âge aux fonctions les plus élevées
de l'empire, parce que chaque enfant donnait dispense d'un
an. Trois eafaots à Rome, quatre en Ualie, cinq dans les
provinces» exemptaient teurs parents de toutes les charges
personnelles. La femme ingénue, mère de trois enfants, et
la femme affranchie, mère de quatre, étaient délivrée^ de
cette tutelle perpétuelle si gênante et si dure, imaginée par
la jalousie ombrageuse des anciens légistes (i).
Vains efforts, tentatives inutiles ! Les mariages ne devin-
rent pas plus nombreux, et ils furent de plus ep plus stériles.
On combinait le vice et le crime pour s'épargner rembarras
d'élever une nombreuse famille. Peu à peu la population
libre s'éteignit et, de même qu'en Grèce, les terres demeu-
rèrent en friche. Tite-Live se demandait déjà ce qu'étaient
devenus ces habitants de Tltalie méridionale, qui se multi-
pliaient lorsque d'innombrables armées sortaient de leur
sein, tandis que, de son temps, on avait peine à y recruter
quelques centuries de soldats en état de porter les armes (2).
Quelle douleur ne l'eût pas saisi à l'aspect du tableau que
les fertiles campagnes de la Péninsule offraient sous l'Em-
pire? Des deux côtés des Apennins, oïl pouvait parcourir
des districts entiers, sans rencontrer un habitant! Comme les
esclaves eux-mêmes étaient devenus rares, les empereurs
avaient cru pouvoir suppléer au manque de bras en pe,uplant
les provinces de prisonniers barbares ; mais les rudes en-
fants de la Germanie, peu faits pour subir le joug, mouraient
à la tâche ou désertaient en masse pour aller grossir les
rangs des ennemis de Rome. Sous le règne de Tbéodose, un
évêque illustre, énumérant les désolations de la belle Italie,
verrait des larmes à l'aspect des « campagnes en deuil coït-
(1) Voy., pour les détails et les textes, Troplong, De l'influeîice'du
chrUHanisme stir le droit civil des Romains; 2<"* part., ch. III.
9) Hitt., 1. VI, c. XII, p. 259 (coll. Leraaire).
- 598 —
•
» vertes de cadavres de villes (1) ! » Heureusement que, même
dans le vice, la force perturbatrice de rhûmme rencontre des
limites fixées par la Providence ; car l'histoire atteste que
toujours les races énervées et corrompues disparaissent ou
sont régénérées par la conquête. Ce dernier lot devait échoir
au monde romain. Les races indomptées du Nord étaient
prêtes à se mêler aux races énervées du Midi. La grande loi
historique du progrès continu de Thumanité était à la veille
de recevoip-une nouvelle et éclatante confirmation. Sur les
débris du monde romain allait se former cette vaste commu-
nauté des nations d'où devait sortir, à la suite d'un travail
de plusieurs siècles, la civilisation large et généreuse de
l'Europe chrétienne.
Après ces préliminaires indispensables, nous pouvons
procéder à l'analyse des doctrines économiques et morales
de l'école de Malthus.
II.
LA DOCTRINE DE MALTHUS.
Quelle est la fécondité de l'homme, comparée à la fécon-
dite de la terre qui doit lui fournir ses moyens de' subsis-
tance? Malthus répond :
« Nous pouvons tenir pour certain que, lorsque la popu-
» lation n'est arrêtée par aucun obstacle, elle va doublant
» tous les vingt-cinq ans, et croît de période en période
D selon une progression géométrique.
(1) s. Ambros., Epist. XXXIX, c. 3; éd. Mtgne, t. III, p. i099.
- 59» -
» Nous sommes eu mesuré d*aiBrmer, en partant de l'état
» actuel de la terre habitée, que les moyens de subsistance,
» dans les circonstances les plus favorables à l'industrie, ne
» peuvent jamais augmenter plus rapidement que selon une
» progression arithmé^que. »
Traduisant ces deux lois par des chiffres, le célèbre éco-
nomiste anglais ajoute \:
« La race humaine croîtrait comme les nombres 1, 2, 4,
» 8, 16, 32, 64, 128, 256, tandis que les subsistances crot-
» traient comme ceux-ci : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. Au bout
» de deux siècles, la population serait aux moyens de sub-
p sistance comme 256 est à 9. »^
A la vérité, cette sombre perspective ne saurait jamais se
réaliser, même en partie, parce que, toujours selon Malthus,
la population rencontre des obstacles qui s'opposent à ses
progrès et la maintiennent forcément, à peu près, au niveau
des moyens de subsistance.
Parmi ces obstacles, les uns préviennent l'accroissement
de la population, et les autres la détruisent à mesure qu'elle
se forme. Les premiers sont préventifs, les seconds répressifs.
Au nombre de ceux-là figurent le libertinage, la prostitution,
l'adultère, la promiscuité des sexes, les passions contraires
au vœu de la nature, en un mot, le vice; au nombre de
ceux-ci, on compte les occupations malsaines, les travaux
excessifs, la misère, la mauvaise nourriture des enfants,
l'insalubrité des habitations, les excès de tout genre, les
maladies, les épidémies, la guerre, la famine, en un mot,
le malheur.
Cest de ces considérations que Halthus déduit les règles
fondamentales de sa doctrine. La fécondité manifestement
inégale de l'homme et de la terre, combinée avec les obsta-
n
clés préventifs et répreséifo que nous v#nok)B d*éiiuinérer,
forme ce qu*il appelle le principe de pojmlatkm (1).
On s'est donné beaucoup de peine pour prouver que réco-
nomiste anglais, en se servant d'une progression géométrique
pour formuler Taccroissement de la population, et d'une
progression arithmétique pour formuler l'accroissement des
subsistances, ne s'est pas rendu un compte exact des pM*
nomëties qui s'accomplissent dans l'une et dans l'autre
sphère. On eût pu s'épargner cet embarras. En apparence,
Haithus semble attacher un grand prix k ces formules ma-
ihématiques ; il dit que « raccroissement de la population en
» raison géométrique est un principe incontestable (2); » il
ajoute que toutes les lois de la population se trouvent éta-
blies dès les six premières pages de son livre (3) : mais,
quand on combine toutes les parties de son savant et indi-
geste ouvrage, on voit que les termes dont il s'est servi
dépassent sa pensée. Il voulait parler non de faits, mais de
tendances. Le fondement de son système, la base sur
laquelle il s'appuie, le principe générateur de toute sa doc-
trine, le phénomène économique et naturel qui lui fait pous-
ser un cri d'alarme, tout cela se trouve uniquement dans la
proposition suivante : ii La population a une tendance orgu*
» nique et constante à s'aceroUre plus rapidement que les moyenê
» d'existence (4). »
(1) Essai sur le principe de population, 1. 1«>, chap. I et 11. En parlant
des obstacles qui s'opposent au développement géométrique de la
population, Malthus emploie les mots privatifs et positifs. Les termes
préventifs et répressifs, proposés par M. Garnier, rendent plus ejcacte*
ment la pensée de l'économiste anglais.
Les extraits répi'oduiVs plus loin sont empruntés à la traduction de
M. Prévost (Paris, iS33).
(2) L. IV, c. XIV.
(3) Appendice [Discussion de quelques objections).
(4) Cest ce que M. Garnier a parfaitement prouvé (Principe de pO"
pulation, p. 13).
— <01 -
C'est cette déploratde fécondité qui, au dire de Maltlius,
est la source permanente de tous les maliieurs, de tous les
embarras, de toutes les dégradations, de toutes les hontes
qui affligent les nations modernes< Et cependant ce serait en
vain que les législateurs, les économistes, les philosophes,
les savants de toutes les catégories, les travailleurs de toutes
les classes, uniraient leurs efforts pourt mettre un terme à
son inflnence délétère : la tendance de la population à dé-
passer le niveau des subsistances résulte d'une loi de la
nature! Savant convaincu et logicien impitoyable, Malthus
dissipe froidement toutes les illusions qu'on voudrait con*
server à regard de Faction perpétuelle et souveraine de cette
loi terrible. Il ne veut pas surtout qu'on attache ici une im-
portance quelconque aux progrès futurs- de l'agriculture,
quelque considérables qu'ils puissent être. Tout effort est
vain, toute lutte impuissante, tout travail inefficace et sté-
rile ! Voici ses propres paroles : « Pour élever la quantité
» des subsistances au niveau des consommateurs, nous
» serions portés, au premier coup d'œil, à diriger notre
x> attention sur les moyens d'accroître les subsistances. Mais
» nous trouverions bientôt que cet accroissement n'aurait
» d'autre effet que de multiplier en plus grand nambre les con-
» sommateurs,... En vain chaque année les produits iraient
» en croissant; la population croîtrait selon une progression
» beaucoup plus rapide.... Lors même qu'on accorderait que
» le produit de la terre est absolument illimité, on n'ôterait
r> rien du poids tle l'argument (1). » A plus forte raison, ne
faut-il attendre aucun résultat favorable de l'exercice le plus
large et le plus généreux de la bienfaisance. Suivant l'illustre
auteur de VEssai sur le jnincipe de population, la charité pu-
(1) E»»ai, 1. IV. c. lit; 1. III. c. I et XIV.
i6
blique est un encouragement constant et systématique au
mariage ; impuissante à multiplier les subsistances, elle mul-
tiplie les bouches, et par suite la détresse générale des
classes inférieures. La charité privée a la même tendance ;
elle facilite Tentretien d*une famille ; elle égalise, autant que
possible, les charges du mariage et celles du célibat ; elle
doit, tout au plus, servir à soulager quelques souffrances
exceptionnelles. L'homme qui donne le jour à des enfants
4
qu'il ne peut nourrir est un coupable qui mérite son triste
sort. Ici encore Malthus exprime sa pensée sans détours et
sans voiles. c< Lorsque la nature se charge de gouverner et
» de punir, dit-il, ce serait une ambition bien folle et bien
» déplacée de prétendre se mettre à sa place. lAvrons donc
» cet homme coupable à la peine prononcée par la nature. II a
» agi contre la voix de la raison ; il ne peut accuser personne
» et doit s'en prendre à lui-même, si l'action qu'il a commise
« a pour lui de fâcheuses suites. L'accès à l'assistance des
» paroisses doit lui être fermé ; et si la bienfaisance privée
» lui tend quelques secours, l'intérêt de l'humanité requiert
» impérieusement que ces secours ne soient pas trop abon-
» dants. Il faut qu'il sache que les lois de la nature, c'est-à-
s> dire les lois de Dieu, l'ont condamné à vivre péniblement,
. » pour le punir de les avoir violées (1). »
(1) L. IV, c. VIII. — Voy. aussi 1. I, c. XI ; 1. II, c. V ; I. III, c. XIII ;
1. IV, c. III, IV, VIII, X et XI. — Dans les premières éditions de ïEss^i,
Malthus avait poussé ces idées à leurs dernières conséquences. «Un
j» homme, disait-il, qui nait dans un monde déjà occupé, si sa famille
» ne peut pas le nourrir, ou si la société ne peut pas utiliser son travail,
» n'a pas le moindre droit de réclamer une portion quelconque de
» nourritxu'e, et il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet
> de la nature, il n'y a point de couvert mis pour lui. La nature lui
» commande de s'en allçr, et elle ne tarde pas à mettre eUe-méme cet
» ordre, à exécution . n
Après ces tristes prémisses, Tauteur de YEssai sur le imn-
cipe de populatwn devait, inévitablement aboutir à cette déso-
lante conclusion : « Le fait est que les maux causés par les
» institutions humaines, et dont quelques-uns ne sont que
» trop réels, peuvent être envisagés comme légers et su-
» perficiels, en comparaison de ceux qui ont leur source dans
» les lois de la nature et dans les passions des hommes. » ....
(( La violence, Toppression, le mensonge, la misère, les
» vices les plus odieux et les maux de tout genre qui dégra-
» dent et désolent les sociétés actuelles, paraissent avoir été
» engendrés par les circonstances les plus impérieuses, par
» des lois qui sont inliérentes à la nature même de l'homme, et
» qui sont absolument indépendantes de toutes les institutions
» humaines (1). »
Pauvre et malheureuse humanité! Voici un peuple qui, à
force de travail, de persévérance et de génie, a cultivé sou
sol, desséché ses marais, endigué ses fleuves, nivelé ses
montagnes ; au sein d'une abondance péniblement acquise,
il a perfectionné ses lois, ses institutions et ses mœurs. Le
bonheur de ce peuple n'est qu'un mirage éphémère, un piège
grossier! Aussitôt que des produits plus abondants arrivent
au marché, la population, usant de sa force désordonnée,
se développe avec excès et dépasse rapidement le niveau des
subsistances. L'avilissement des salaires, l'encombrement
des habitations et l'insuffisance des moyens d'existence ra-
mènent tous les vices et tous les malheurs résultant de l'ab-
sence d'équilibre entre les ressources du pays et le nombre
de ses habitants ! Mais ce peuple, si cruellement frappé au
milieu de ses espérances les plus légitimes, fait un nouvel
(1) L. III, c. II. — • M. Prévost n'a pas suffisamment rendu l'énergie
de ce passage.
- 404 ^
et généreux effort. Prodiguant Ténergie, le courage et les
sacrifices de toute nature, il contraint en quelque ^rte le
sol à livrer des produits plus abondants et plus variés. Grâce
à sa noble persévérance, Téquilibre est encore une fois réta-
bli. Ce ne sera que pour un jour ! Dès le lendemain, la fécon-
dité exubérante de notre espèce produit ses conséquenees
ordinaires, et la nation, promptement désabusée, se trouve
encore une fois en face d*un avenir plein de redoutables
menaces. « Après une courte période, dit Maltbus, les mêmes
» marches rétrogrades et progressives ne manqueront pas de
» se répéter.;.. Le retour d'une espèce d'abondance relative
» produira de nouveau l'accroissement de la population;
» mais^ au bout d'un certain temps, cet accroissement sera
» arrêté par l'action des mêmes causes L'abondance,
» en favorisant les mariages, amène un état de population
» excédante, auquel une année commune ne sufBt plus (1). »
N'y a-t-il doi\c aucun remède assez efficace pour nous
mettre à l'abri de cette situation désespérante ? La même loi
de la nature nous condamne-t-elie à subir éternellement les
mêmes misères? Le bonheur de l'humanité ressemble- t-il
à ce rocher symbolique qu'un maudit du paganisme voyait
toujours rouler dans l'abîme, au moment même où il attei-
gnait le sommet de la montagne? Sommes-nous ici en pré-
sence d'un fait providentiel, d'un arrêt inflexible du destin,
devant lequel nous n'avons qu'à croiser les bras et à nous
résigner en silence? Telle n'est pas l'opinion de Malthus. Le
remède existe : il se trouve, à son avis, dans la contrainte
morale.
L'homme, être intelligent et libre, peut se mettre au-
dessus de cette loi de la nature qui, dans toutes lès sphères
(l) L l. c. H: l. U.c. XIII.
de la créatiOB, pousse au rapprochement des sexes. En sub-
stituant la prévoyance à la passion, la raison à Finstinct,
Tabstinence k Fattrait, il se procure les moyens d'éloigner k
la fois les obstacles préventifs, compris dans le nom de vice,
et les obstacles répressifs^ désignés sous la dénomination gé-
raie de malheur, a Puisqu'il faut que la population soit con-
» tenue par quelque obstacle, il vaut mieux, dit Malthus,
n que ce soit par la prudente prévoyance des difficultés
» qu'entraîne la charge d'une famille, que par le sentiment
» actuel du besoin et de la souffrance. » Celui qui ne possède
pas les ressources nécessaires pour entretenir convenable-
ment une famille doit s'abstenir du mariage ; celui qui est
marié ne doit pas mettre au monde plus d'enfants qu'il n'est
en état d'en nourrir : telle est la double face de cette con-
trainte morale sans laquelle il n'y a ni bonheur, ni repos, ni
dignité pour les peuples modernes. Mais il importe de re-
marquer que, dans l'opinion de l'économiste anglais, cette
contrainte demande, pour être efficace, l'accompagnement
d'une vie conforme à toutes les exigences d'une chasteté
rigoureuse. A cet égard, il s'exprime de la manière la plus
nette et à diverses reprises. Il reproche à Condorcet d'avoir
voulu limiter la fécondité de l'homme à l'aide d'une espèce
de concubinage ou de mélange des sexes exempt de toute
gêne. Il avait trop de lumières et d'expérience pour ne pas
savoir que, même au point de vue des intérêts matériels, la
généralisation de la débauche serait le plus grand de tous
les maux et la dernière de toutes les humiliations. « Je serais
» inconsolable, dit-il, d'écrire quoi que ce soit qui pût,
» directement ou indirectement, être interprété dans un sens
» défavorable à la causé de la vertu. » On peut affirmer tout
aussi positivement que Malthus aurait protesté contre la
contrainte légale aujourd'hui préconiséo par quelques-uns de
- i06 —
ses derniers disciples. Il voulait qu'on laissât chaque homme
suivre librement son choix,, en le rendant responsable de-
vant Dieu du bien ou du mal causé par sa détermination (1).
Mais cette contrainte morale, abandonnée à la libre appré-
ciation de chaque individu, quelles que soient ses lumières»
sa conduite, ses ressources ou sa position sociale ; cette
contrainte morale, ayant pour toute garantie un sentiment
problématique de prévoyance, suflBra-t-elle pour empêcher
ces débordements de population, sources de tant de maux
et de hontes? Malthus émet timidement quelques espérances;
il demande qu'on ne jette pas l'épithète de visionnaire à la
face de ceux qui attendent quelque résultat de la connais-
sance désormais acquise du principe de population; il affirme
qu'il n'y a rien de déraisonnable à croire que l'influence pré-
ventive de la prudence, à la vérité très-raible dans le passé,
pourra croître et s'étendre parmi les générations futures;
mais, quand on lit attentivement le chapitre qu'il a spécia-
lement consacré aux moyens d'améliorer le sort des pauvres,
on voit que son espoir est bien modeste et sa foi bien faible !
c( Je ne vois pas, dit-il, comment on peut échapper à cette
n conclusion que, jusqu'à l'époque où nous avons de quoi
» fournir à l'entretien d'une famille» la contrainte morale est
» pour nous un devoir.... Malgré cela, je ne crois pas que
» parmi mes lecteurs il s'en trouve beaucoup qui se livrent
» moins que moi à l'espoir de voir les hommes changer généra^
(1) L. I, c. H, V, XI à XJV ; 1. m, c. I ; 1. IV, c. I à VI ; 1. IV, c. XIV.
— On a soulevé des doutes à T égard de la question de savoir comment
Malthus entendait la contrainte morale dans le mariage. U ne s'exprime
pas ici avec toute la clarté désirable. Nous croyons que, dans sa pensée,
la contrainte morale devait être accompagnée d'une abstinence abso-
lue; mais son traducteur, dans les notes qu'il a ajoutées au texte ,
semble pencher vers l'opinion contraire.
-> 407 -
» lement de conduite à cet égard. Aussi la principale raison
9 pour laquelle je viens de tracer le tableau d'une société, oU la
» vertu que je recommande serait universellement pratiquée,
» était de mettre la bonté divine à Tabri de toute imputa-
is tion (1). » Ailleurs il ajoute : « De tout temps la passion
» qui unit les sexes a été la même, avec si peu de variation,
» que Ton peut l'envisager, pour me servir d'une expression
» algébrique, comme une quantité donnée (2). »
Ainsi, d'un côté se trouve un mal dérivant des lois de la
nature, mal immense, toujours présent, toujours actif et tel-
lement redoutable que les institutions les plus vicieuses
perdent, comparées à lui, toute signification et toute impor-
tance ; de l'autre, on indique un remède difficilement appli-
cable, exigeant des vertus rares, supposant une prudence
exceptionnelle, en un mot, d'une efficacité tellement dou-
teuse qu'il faut l'indiquer plutôt pour justifier la Providence
que pour en espérer un résultat sensible,
La fécondité de l'homme devient le plus terrible des fléaux,
la source la plus abondante des malheurs et des vices qui
désolent la terre.
Il serait difficile d'imaginer une doctrine plus sombre, un
système plus propre à jeter le découragement dans toutes les
âmes généreuses qui attendent avec confiance le progrès de
la moralité, des lumières et du bien-être de l'humanité.
Mais qu'importe, dira-t'-on, que le système de Malthus
soit désolant et sombre ? Il suffit qu'il soit vrai : là est toute
la. question.
C'est ce que nous allons examiner.
(1) Liv. IV, c. ai.
(2) Liv. II, c. xm.
-^ 40J5 -
III.
LA DOCTRINE DE MALTHUS ET LES FAITS.
Ëst-il vrai qu'ou'découvre dans la population une tendance
permanente et en quelque sorte fatale à se multiplier selon
une progression géométrique?
L*école de Malthus répond affirmativement, et M. Rossi,
Fun de ses défenseurs les plus énergiques, prétend même
que rien n*est plus facile que de justifier le langage du maître,
à l'aide d'une démonstratioo rigoureuse. « Toutes les fois,
n dit-il, que vous avez plusieurs produits ayant chacun une
» force de reproduction égale à celle du producteur, vous
» arriverez nécessairement à une progression géométrique
» plus ou moins rapide. Si un produit deux, et que les nou-
» veaux produits aient chacun la même force productive
» qu'avait la .première unité, deux produiront quatre, quatre
» produiront huit, et ainsi de suite. Abstractivement par-
» lant, Malthus énonçait donc un principe incontestable. »
Mais n'est-il pas évident que, si l'on écarte tous les obstacles
naturels, si l'on transporte le problème dans les régions ab-
straites du calcul, le même raisonnement est applicable, à
tous égards, à la multiplication-dés subsistances? Ne serions-
nous pas excessivement modéré, en disant : « Si le travail
» d'un homme suffit pour en nourrir deux, le travail de deux
» suffira pour en nourrir quatre, le travail de quatre suffira
» pour en nourrir huit, et ainsi de suite?» Et que devien-
draient alors tous les calculs de Malthus, toujours basés
sur le développemet inégal de la population et des subsis-
tances?
Que l'espèce hamaine, « lorsque la population a*est arrêtée
» par aucun obstacle, » puisse se développer aussi rapide*
ment que l'a dit l'auteur de YEssai 9ur le prificipe de popu-
puUUUm, c'est une vérité évidente. Mais l'économiste anglais
ne se contente pas d'émettre cette proposition. Il affirme que
toujours, partout et en toutes circonstances , l'homme a usé
de sa force de reproduction d'une manière désordonnée, au
point de faire de sa fécondité la source principale de tous ses
malheurs et de tous ses vices. Il prétend que la même ten-
dance existe et existera toujours fatalement dans l'humanité.
C'est là ce qu'il fallait prouver. Écarter tous les obstacles,
raisonner dans l'hypothèse ota rien ne viendrait contrarier
la muitiplication de notre espèce, c'est se placer en dehors
de la nature et de là société ; car les obstacles surgissent
toujours, avec plus ou moins d'intensité, dans toutes les
sphères accessibles à l'activité de l'homme. Il nous importe
très-peu de savoir comment l'humanité pourrait se déve-
lopper dans une situation autre que celle où le Créateur
l'a placée. Toute la difficulté consiste à déterminer les con-
ditions de son développement normal, au milieu des ob-
stacles natuœls et artificiels que, sous mille formes diverses,
elle rencontre inévitablement dans la vie sociale.
Ces simples réilexiops suffisent pour faire apercevoir Tin-
suffisance de la prétendue démonstration de M. Rossi. Si
nous ne voulons pas nous égarer dans le dédale d'un débat
sans issue, nous devons sortir du domaine de l'abstraction,
pour marcher à la lumière que fournissent les faits attestés
par une longue expérience. Agir autrement, ce serait aller
beaucoup plus loin que Malthus lui-même; car, ainsi que
nous l'avons dit, il s'est servi d'une progression géométrique
dans le seul dessein d'indiquer que là population tend à se
mettre au-dessus du niveau des subsistances.
Il faut, disons*nous, des faits attestés par une longue ex-
périence. Il ne suffit donc pas non plus de s'attacher à un
phénomène isolé, dont rien no démontre la permanence,
et qui peut aisément s'expliquer par les circonstances ex-
ceptionnelles au sein desquelles il s'est manifesté. C'est là
encore une vérité que les disciples de l'économiste anglais
perdent de vue, quand ils appellent sans cesse notre atten-
tion sur les faits qui se passent dans un grand pays transat-
lantique. La population des Ëtats-Unis d'Amérique était de
5,305,000 âmes en 1800, de 9,638,000 en 182p, de 22,806,000
en 1850, de 31,443,000 en 1860, de 38,558,000 en 1870; et
' si l'on compare les périodes de vingt ans, on voit que le
nombre des habitants a presque doublé de 1800 à 1820, de
1810 à 1830, de 1820 à 4840, de 1830 à 1850 (1). En admet-
tant, — ce qui nous semble loin d'être démontré, — que
l'immigration n'ait que très-faiblement contribué à cet ac-
croissement extraordinaire, l'exemple de l'Amérique du Nord
mettra-t-il les théories de Malthus à l'abri de toute objection
sérieuse? En aucune manière. D'abord, ce n'est qu'un fait
isolé, qui ne s'est point produit ailleurs d'une manière iden-
tique, et qui manque par conséquent de ce double caractère
de permanence et d'universalité que requieit la base de toute
doctrine vi'aiment scientifique ; ensuite si, depuis un demi-
siècle, la population américaine s'est développée selon une
progression géométrique, la production agricole y a marché
plus vite encore, ce qui renverse la seconde formule de
réconomiste anglais, inséparat)le, à ses yeux, de la pre-
(1) Ganiier, du PHncipe de ]Jopidatio7x, p. 15 (1857). M. Gariiier ne
comprend pas dans ces chiffres les habitants des territoires nouvelle-
ment annexés. — J'ai ajouté les chiffres constatés par les recensements
opérés depuis la publication du li\Te de M. Gamier.
- il! -
mièrei « Les États-Unis, dit H. de Lavergne, ont une super-
» ficie "égale à celle de TEurope entière, ou 800 millions
» d'hectares au moins ; leur population en 1850 .... n*étant
» en tout que de 23 millions 300,000 habitants, c'était à peu
» près une tête humaine par 33 hectares, tandis que les
j> contrées les moins peuplées de TEurope cçmptent une
» tête par 8 hectares, et les plus peuplées 2 têtes par hec-
» tare, ou soixante^ et dix fois plus (1). >> Qu'y a-t-il donc de
si extraordinaire, de si décisif dans le fait que les États-
Unis, sur un territoire d'une superficie égale à celle de l'Eu-
rope entière, renferment une «population inférieure à celle
de la France ? Pour que l'expérience fût décisive, il faudrait
prouver que les mêmes tendances se produiront lorsque
toutes les terres américaines auront ti*ouvé leurs proprié-
taires, lorsque la production agricole devra se passer du
secours des défrichements successifs, lorsque toutes les
carrières seront obstruées, lorsque l'espace et la terre man-
queront aux esprits aventureux, lorsque la population trans-
atlantique aura la densité de celle des pays les plus peuplés
de l'Europe. A cet égard, les naissances et les décès con-
statés dans la première moitié de ce siècle, quel que soit
leur nombre, restent en dehors de la controverse ; et quand
même ils auraient une importance plus grande que celle que
nous leur attribuons, on pourrait encore répondre que le
développement accidentel d'un seul peuple ne suffit pas
pour la détermination d'une loi générale de l'humanité.
L'exemple de l'Amérique du Nord n'était pas nécessaire pour
nous apprendre que l'espèce humaine peut se multiplier
selon une progression géométrique, lorsque rien n'arrête
(1) Séance de V Académie des âciences mor. et pol, du 23 janvier l8o8;
Vergé, t. XLIIL p. 367.
son eipansion. Hais, encore une fois, là n'est pas le pr(H
Uème à résoudre. Il s'agit de savoir si la population, arrivée
à l'équilibre entre le nombre des bouches et la quantité des
spbsistances, conserve une tendance fatale à dépasser ce
niveau. JMéme en supposant que les habitants des États-Unis
continuent à se doubler dans chaque période de vingt ans,
il faudra près d'un siècle pour les placer dans cette eondUion
normale, la seule qui doive préoccuper la science. Gomment
accueillerait-on les espérances ou les craintes d'un amateur
dé pisciculture, qui, parlant de l'état futur de nos étangs et
de nos rivières, appliquerait la progression géométrique aux
340,000 œufs que pond une seule carpe? Et cependant, si
l'on fait abstraction de tous les obstacles, de toutes les
chances défavorables, cette multiplication prodigieuse de-
vient possible. A ce compte, deux harengs suffiraient ppur
remplir l'Océan eii dix ans (1)!
Ici , comme dans toutes les branches des connaissances
humaines , il est nécessaire de rejeter l'exception pour s'en
tenir à la règle.
Si nous voulons des faits constants, visibles, incontes-
(1) On a voulu déterminer les périodes de doublement de la popula-
tion pour tous les États de l'Europe ; mais les résultats auxquels on est'
parvenu jusqu^ici sont loin d'offrir une importance réellement scienti-
fique. Nous citerons comme exemple quelques chiffres applicables à la
France. Si Ton prend pour base l'accroissement constaté de 1S46 à 1851,
on obtient une période de doublement de 322 ans , tandis que , si l'on
se règle sur Taccroissement survenu depuis 1801 jusqu^en 1821, la pé-
riode n'est que de 128 ans ( Lcgoyt , Dict. de Vécan pol., v«« Lois statis-
tiques de la population). — M. E. Bouvard a dressé , en 1856, une table
de mortalité par d^mrtement, dans laqueUe on lit que la population de
la France s'est doublée en 157 ans ; mais que, dans le département de
rArdèchor4» période de doublement a été de 79 ans ; dans le dépar-
tement de l'Eure, de 1730 ans, etc. (Gamier. Principe de popnlatiôfi,
p. 52).
taMes , vrais dans toifs tes siècles , sous toutes les latitudes
et à tous les degrés de civilisation, Tbistoire universelle
nous fournit Tes éuivants :
I. La densité de la population n'est pas la conséquence
nécessaire de retendue du territoire. La petite Belgique
nourrit quatre fois plus d'habitants que tes 200,000 lieues
carrées qui composent le magnifique et riche bassin de la
Phta.
II. La densité de la population n'est pas la conséquence
directe de la fertilité naturelle du sol. Bans ses narais et
ses sables, conquis sur la mer et rendus fertiles à force de
sueurs et de sacrifices, la Hollande renferme trois millions
d'habitants , tandis qu'on en compte à peine le double dans
l'immense empire du Brésil, où tant d'éléments de richesses
agricoles et industrielles appellent de toutes parts le travail
fécondant (!& l'homme.
III. Le mouvement de la population ne suit pas une
marche toujours uniforme. Il n'est ni constamment ascen-
dant ni constamment descendant. La multiplication de
l'homme se modifie selon les temps, les lieux et I9 situation
économique des peuples.
IV. La population, considérée dans son ensemble, est un
signe de travail et de force, un indice de richesse et de
puissance, un symptôme de vigueur et d'ordre, un témoi-
gnage irrécusable de l'excellence relative des institutions.
Là o\x la civilisation et le travail étalent leurs merveilles, la
population s'accrott; là où. régnent l'indolence ou l'anarchie,
fût-ce sur le sol le plus fertile du globe, la population
décroît avec une rapidité égale au développement de ces
deux causes de ruine et de décadence. « Les villes se peuplent
» par le bon sens de ceux qui gouvernent... L(i multitude du
de sauvages. Gboae {dus admirable encore ! Quand le sol ,
entièrement défriché, ne peut plus fournir la nourriture et
le vêtement à des Êmiilles chaque jour plus nombreuses,
Fhomme créé des produits Industriels, et ceux*ci, transpor-
tés au delà des montagnes et des mers, lui procurent, par la
voie de Fécba&ge, les ressources qu*il ne trouve plus sur la
terre natale. Voilà pourquoi la population n'est pas néces-
sairement limitée par rétendue et par le de^ré de fertilité du
pays. Voilà pourquoi , sur un territoire excessivement res-
treint, Tyr et Sidon dans l'antiquité, comme Venise et la
Hollande dans les temps modernes, ont pu nourrir un peuple
assez nombreux pour les mettre en état de lutter contre des
monarchies puissantes. Voilà pourquoi encore , dans l'ordre
inverse, le nombre des hommes décroît partout où des
mœurs et des institutions vicieuses font reculer la produc-
tion ifidustrielle.
Il est donc souvent très-difficile, nous allions dire impos-
sible , d'indiquer un chiffre au delà duqud la densité de la
population, loin d'être un indice de force et de richesse,
devient une source de calamités honteuses. Le sauvée et
l'animal se mettent forcément en équilibre avec les produits
spontanés du sol. Un peuple civilisé trouve ses subsistances
non- seulement dans la culture de ses champs , mais aussr
dans la somme des produits de toutes «es industries réunies.
Qui ne sait que l'Angleterre importe annuellement pour plus
de 500 millions de denrées alimentaires? L'industrie et le
capital étant susceptibles d'un développement indéfini , l'as-
signation d'une limite précise , ^fixe , applicable à tous les
pays de l'Europe, ne deviendra possible que le jour où
toutes les parties du globe auront livré les trésors que pesai
leur arracher la culture la plus perfectionnée ; car, jusque-là,
les innombrables combinaisons de l'échange pourront ton-
- 417 -
jours suppléer à rin.^iiffisiiiice des ressources locales. Avant
cette époque, c'est-à-dire avant l'expiration d'une période de
plusieurs centaines de siècles, — éventualité dont nous par-
lerons plus loin, — aucun économiste n'aura le droit de
dire : «Voici le nombre d'hommes au delà duquel tel pays,
» malgré le travail et l'énergie de ses habitants, ne pourra
» jamais subvenir à ses besoins. »
Ce langage serait d'autant moins admissible que , si l'on
ne se contente pas déjuger sur les apparen(^s , on trouve
que la m^eure partie des maux que Malthus attribue, à la
densité de la population proviennent de causes tout à fait
différentes.
L'histoire ne nous a conservé que des documents très-
incomplets sur la vie des classes laborieuses du moyen âge,
avant l'émancipation des communes ; mais nous savons que
l'épargne scrupuleuse, constante, continuée de génération
en génération, figure au premier rang des causes qui trans-
lorm^ent les serfs en hommes libres. Le père menait une
vie de travail et de privations, les fils avaient une existence
un peu moins pénible, mais les petits-ôls arrivaient à l'ai-
sance et, par l'aisance, à la liberté. Chaque délassement
inutile était supprimé; chaque denier, susceptible d'être
soustrait à la consommation journalière, était soigneusement
mis en réserve.
N'est-il pas évident que, si les ouvriers modernes avaient
conservé les croyances et les mœurs de ces générations
austères, tous leurs maux seraient réduits dans une propor-
tion considérable? Quand la demande dépasse l'offre des
bras, et que par suite le salaire s'élève au-dessus des besoins
rigoureux de l'existence , le prolétaire du . dix-neuvième
siècle oublie le lendemain et s'efforce d'imiter les prodiga-
lités des autres classes; puis, lorsque le travail, par un de
27
- 418 -
ces revirements inévitables dans toutes les industries capi-
tales^ se ralentit et amène la baisse ou la suppression
momentanée des salaires , la faim et ses détestables sugges-
tions pénètrent dans sa demeure et le poussent dans le vice.
Ajoutez-y les chômages volontaires, le dédain des institu-
tions de prévoyance, Vàbus des liqueurs fortes, les dépenses
dégradante^ de la débauche, et vous serez étonné de la
somme de douleurs dont les classes laborieuses sont rede-
vables à rabu*$ de leur libre arbitre. A Dieu ne plaise que
nous fermions les yeux sur les rigueurs de l'existence des
enfants de l'ouvrier ! Hais il est malheureusement trop vrai
que c'est ici surtout le lieu de citer cette belle pensée du
comte de Maistre : «Le hideux empire du mal physique
» pourrait être resserré par la vertu jusqu'à des bornes qu'il
» est impossible de fixer (1). » Les défenseurs des doctrines
de Malthus attribuent au nombre des travailleurs une grande .
partie des souffrances qu'ils devraient attribuer à leur impré-
voyance et à leurs vices. Ils oublient que l'imprévoyance et
la débauche , bien plus que la fécondité de l'homme , sont
les sources les plus abondantes des malheurs et des vices
qui désolent la terre. Si la densité de la population suffisait
pour amener l'encombrement du marché, la baisse des
salaires, le prix exorbitant des denrées de première néces-
sité, en un mot, la misère irrémédiable des masses, pour-
quoi verrions-nous les classes inférieures , à mesure de la
décroissance du chiffre des habitants, devenir de plus en
plus misérables en Grèce , en Egypte , dans l'Asie Mineure ,
au nord de l'Afrique et ailleurs? Pourquoi le mouvement en
sens inverse du taux des salaires et du prix des vivres ne
s'est-il pas produit au milieu de la densité toujours crots-
(1) Soirées de Saint-Pétersbourg, t. I, p. 46; éd. belge de 1853.
- i\9 -
saute de te pQpuladou européenne? Si toutes ces craintes
étaient fondées, si toutes ces lamentables prédictions de-
vaient se réaliser, un peuple dont les deux tiers naîtraient à
rétat d'eunuque serait un peuple de prédilection (1) !
Est-ce à dire qu'il ne puisse y avoir excès de population
sur un point donné, et que cet excès ne devienne jamais une
cause de souffrances réelles? Telle n'est pas notre opinion.
Il est une espèce de misère dont nous parlerons plus loin,
et qui prend sa source dans le nombre excessif des habi-
tants. Tout ce que nous demandons , c'est qu'on n'exagère
pas l'influence de cette cause, et, surtout, qu'on ne cherche
pas le remède là où il n'est pas à trouver.
Voyons, encore une fois, comment les faits se passent,
non dans les abstractions capricieuses de la théorie , mais
dans les manifestations journalières de la vie réelle.
Au point de vue du problème de la population, les habi-
tants des pays placés dans une condition normale sont
susceptibles d'être divisés en trois classes.
La première comprend les nombreux individus des deux
sexes , dépourvus de pudeur et de dignité, qui cherchent
dans la débauche, les uns l'assouvissement de passions
brutales, les autres de vils moyens d'existence. Leurs unions
momentanées sont rarement fécondes, et quand elles le
deviennent par exception, c'est pour donner le jour à des
êtres infortunés que la mort s'empresse de frapper sans
relâche. Évidemment, il ne s'agit ici ni de recommander
cette contrainte morale qui détourne du mariage, ni de
redouter le développement excessif de la population. Mal-
(1) < Que dire d'une doctrine où la stérilité et l'impuissance seraient
» des titres, des privilèges d'organisation...? » M. L. Reybaud, Revue
dea DettX'M ondes, t. X. 1855, p. 143.
thus et toute son école rangent ta débaoclie w nombre des
obstacles présentifs (1 ) .
"La seconde classe se compose de ces prolétaires hiea-
pables d'écouter la raison, de comprendre la prévoyance et
de songer au lendemain, qui contractent des unions légi-
times, avant de s*étre procuré des moyens d'existence même
problématiques. Également privés d'énergie, d'instruction
morale et d'aptitude industrielle, ils se marient ^ns se
préoccuper des misères de toute nature qu'ils se préparent
à eux-mêmes et à leurs fiamilles. Ceux-ci paient chèrement
leur imprévoyance; mais la médecine et la statistique nous
prouvent que leurs descendants ne contribuent que très-fai-
blement à la densité de la population. Ici encore, la mort
inexorable se charge de limiter étrangement la force pertur-
batrice de l'homme (2).
Dans la troisième classe, de beaucoup la plus nombreuse,
on trouve tous les hommes doués d'une intelligence suffi-
sante pour apprécier les conséquences de l'acte le plus
important de la vie. C'est l'aristocratie de la naissance , du
savoir et de la fortune. Ce sont tous ces hommes utiles qui
occupent , dans les rangs moyens de la société , une place
noblement conquise par l'industrie et le commerce. Ce sont.
(1) Il n*est pas de fait mieux attesté que la mortalité exeessive des
enfants naturels, aux premiers âges de la vie. La différence à leur dé-
triment est de 56 «/o en Suède, de 63 V« en Prusse, etc. Ceux dont les
pères jouissent de quelque aisance sont en très-grand nombre légi-
timés ou reconnus : les autres , c'est-à-dire les plus misérables , sont
presque tous enlevés par la mort. (Voy. les beUes recherches de
M. Legoyt, Dict. de Vécon. pol., v>* Lois statistiques de la population^.
(2) On suppute le nombre des naissances, sans tenir un compte suf-
fisant des décès prématurés. A Mulhouse, où la classe des tisserands
se distinguait pu* une imprévoyance excessive, le chifEire de la durée
probable de la vie d'un enfant d'ouvrier tisserand était, en 1840,
descendu à un an Vt- (Garnier, loc. cit., p. 47).
dans les régions inrërieures, ces travailleurs actifs, moraux»
sains de corps et d*àme, qui cultivent les champs» exercent
les métiers, conduisent les navires, remplissent les usines
et créent la richesse sous toutes ses formes. Ce sont tous
les membres réellement utiles de la communauté nationale.
Parmi ceux-ci, comme ailleurs, on trouve des écarts, des
malheurs, des passions, et par conséquent le contraste plus
ou moins rare de Faisance et de la misère; mais, quand on
considère le mouvement de la population dans son ensemble,
on arrive à cette conséquence importante, que les deux pre-
mières classes sont dés exceptions, et que la troisième, qui
fait la règle, au lieu d*user de sa force de reproduction d'une
manière désordonnée, tend , au contraire, à se multiplier de
manière à se mettre en haimonie avec les subsistances : pourvu,
bien entendu, qu*on emploie ce dernier mot, non dans son
sens littéral, mais comme synonyme de moyens d'existence (1).
Quand les ressources d'un pays restent stationnaires , le
chiffre de la population ne subit que des fluctuations insigni-
fiantes. Mais aussitôt qu'on y fait jaillir de nouvelles sources
de richesses, le nombre des habitants s'accroit avec une
rapidité égale à Taccroissement des moyens d'existence.
Seulement, — et le fait est capital, — l'augmentation ne se
produit pas de la même manière dans les diverses classes de
la nation. Elle est lente pour les familles riches, elle est plus
rapide pour les familles qui possèdent une certaine aisance,
elle est en quelque sorte accélérée pour les familles de pro-
létaires. Et pourquoi ce phénomène se produit-il, avec une
inflexible constance, dans toutes les contrées où des indus-
tries jusque-là étrangères s'implantent et prennent racine ?
(i> Ce«l ainsi ^ du reste, que Malthus a compris le mot sub$iskmce9
(Gamier, Princ^ae de populatioit, p. 14).
La raison en est on ne peut plus simple. Gomïne, (l*une part,
chaque couche de la population , s'il est permis d'employer
ce terme, tend à se mettre au niveau des moyens d'existence
que lui fournit le pays, et que, d'une autre part, les exigences
de la vie sociale ne sont pas les mêmes pour chacune d'elles,
le mouvement s'opère , naturellement et sans secousses , en
raison inverse des besoins.
Lorsqu'on sait élever ses regards au-dessus des faits par-
ticuliers et des exceptions partout inévitables, on voit que
rien n'est ici désordon,né, aveugle, brutal, funeste. Quand
les subsistances augmentent, la population s'accroît; mais,
à mesure qu'elle se rapproche du niveau des moyens d'exis-
tence , les obstacles aux unions nouvelles apparaissent en
plus grand nombre. L'homme, doué d'intelligence et de
liberté, apprécie ces obstacles et en tient compte dans la
détermination de ses actes. Le mouvement se ralentit ainsi,
non par les remèdes impitoyables imaginés par Malthus,
mais en vertu d'une loi du monde social analogue à celle de
la résistance que , dans le monde physique , les milieux
opposent au mouvement des corps qui les traversent. Cela
est tellement vrai qu'un savant dont la Belgique s'honore a
cru pouvoir résumer cette loi dans une formule mathémati-
que : ce La résistance, ou la somme des obstacles au développe-
» ment de . la population , est , toutes choses égales d'ailleurs,
» comme le carré de In vitesse avec laquelle la population tend
» à croître (1). »
(1) A. Quetelet, Sur l'homme et le développement de ses factdtèSf t. U^,
p. 277 (Paris, 1835). — Nous ne sommes pas compétent pour vérifier
les savants calculs à l'aide desquels M. Verhulst s'est efforcé de dé-
montrer l'exactitude rigoureuse de cette formule ; mais, envisagée dans
isbn principe, — l'accroissement successif des obstacles au mariage, —
eUe est manifestement irréprochable (voy. Rechorcfies mathématiques
- i23 -
Il y a plus : lorsque, par suite d'uu événement fortuit, les
ressources ordinaires d*un pays n'atteignent pas leur chiffre
habituel, le nombre des mariages y suit immédiatement une
progression descendante. En 1847 , année de cherté et non
de disette, le chiffre des mariages descendit, en Belgique,
de 25,670, chiffre de 1846, à 24,145; en France, de 270,633
à 249,797, et en Angleterre, de 145,664 à l'35,846. Par
contre, lorsque les ressourcés restent stationnaires, et qu'un
événement exceptionnel vient réduire considérablement le
nombre des consommateurs et des travailleurs, celui des
mariages augmente aussitôt dans une proportion inverse.
En 1849 , le choléra fit des ravages en Belgique , en France
et en Angleterre. L'année suivante, le chiffre des mariages
s'éleva, dans le premier pays, de 28,196, moyenne des trois
années précédentes , à 33,762 ; dans le second , de 273,025,
moyenne des ciiiq années antérieures, à 297,583; dans le
troisième, de 138,258, moyenne des trois années antérieures,
à 152,738. H n'en faut pas davantage pour prouver que l'hu-
manité ne procède pas avec cette imprévoyance brutale dont
Malthus a cru devoir la gratifier. Toujours et partout, la
raison et la prévoyance agissent largement et efiicacement
pour mettre le nombre des unions légitimes en rapport avec
la somme des moyens d'existence (1).
Il n'y a donc rien de désordonné d^ns la force de repro-
duction qui caractérise la troisième classe. Il n'est donc pas
vrai que les hommes, doués de raison, d'intelligence et de
liberté , aient , comme les animaux , une tendance oônstante
et fatale, une « tendance organique » à se multiplier au delà
sur la loi cT accroissement de la population, par P.-F. Verhulst, t. XVIII
et suiv. des Nouveaux Méhwires de rAcadémie royale de BruxeUes).
<1) Voy. X. Heuschling, Exposé de la situation du royaume (Belgique),
période décennale 1841-1850. Il, p. 33. — Legoyt, loc. cit.
de Vaccroiêsement possible des subsistances. Il n*est donc pas
vrai que la nature elle-même doive sans cesse rétablir Téqui-
libre à Faide des épidémies et de la disette. Il n'est donc pas
vrai que tous les maux causés par les institutions humaines
soient légers et superficiels , en comparaison de ceux qui ont
leur source dans lei lois de la nature (1).
Malthus a confondu deux choses essentiellement diffé-
rentes : la puissance de reproduction et la tendance à la re-
production ; en d'autres termes, la possibilité et la réalité.
Quand on fonde ses calculs sur la première, on arrive à
Texcès ; quand on les appuie sur la seconde , on arrive à
réquilibre. Sans Tinfluence toujours active des passions qui
poussent au rapprochement des sexes, les mariages seraient
trop rares. Sans les lumières de la raison qui nous font
apprécier les leçons de Texpérience , les mariages seraient
trop nombreux. Avec la coexistence des passions et de la
raison, les mariages sont ce qu'ils doivent être. L'homme
échappe ainsi (et c'est ce que Malthus oublie !) aux réactions
violentes qui réduisent continuellement le nombre des créa-
tures placées au-dessous de lui. Les nobles prérogatives de
sa nature contiennent et redressent les impulsions aveugles
de l'instinct; mais, en dernier résultat, il se conforme à la
loi qui régit tous les êtres, car tous se mettent en équilibre
avec les moyens d'existence. Les écarts individuels, toujours
possibles chez les êtres libres, disparaissent dans l'harmonie
de l'ensemble.
S'il en est ainsi, que faut-il faire, non pour étouffer toutes
les misères, — tâche au-dessus de la puissance de l'homme,
idéal qui ne sera jamais atteint, — mais pour limiter autant
que possible les abus éventuels de la fécondité de notre
(I) Essai êur le privcijye de la poimlatiop, l. IV, c, Vil.
espèce? Il faut rédaire le nombre des deux premières
classes dans lesquelles nous avons divisé la population , et
maintenir dans la troisième les sentiments de prévoyance
qui , contrairement aux affirmations de Malthus, Tout tou-
jours distinguée h un très-haut degré. Il faut diminuer la
classe des débauchés et la classe des inintelligents, pour
augmenter celle des prévoyants; et ce but, quoique très-
éloigné, peut être atteint par une éducation plus chrétienne,
par la diffusion des croyances religieuses et des notions
morales, par un enseignement public approprié aux besoins
des diverses couches du peuple, en un mot, par Télévation
du niveau religieux, moral et intellectuel. En procédant de
la sorte, on ne s'expose pas au danger de contrarier Les
vœux de la nature. Nous Tavons déjà dit : Thomme étant ,
destiné à vivre en société , la Providence , en fixant le degré
de sa fécondité, a nécessairement tenu compte des obstacles
que le mariage devait rencontrer dans les besoins et les
institutions de la vie sociale. Saint Paul constatait cette
vérité, quand il disait aux fidèles de Corintlie : c< Ceux qui se
y> marient imprudemment souffrent dans leur chair des afllic-
» tiens que je voudrais vous éviter (1). »
Le problème parait beaucoup plus compliqué qu'il ne l'est
eu réalité, parce que l'on y mêle plusieurs questions très-
intéressantes et très-importantes en elles-mêmes, mais ici
complétemeni hors de cause. Lorsqu'on s'occupe uniquement
du prvicipe de populatioti, c'est se livrer à un labeur stérile
que d'entasser les faits, les chiffres et les hypothèses, pour
arriver à la détermination de la limite extrême de la produc-
tion agricole. C'est en pure perte qu'on fixe les périodes dans
lesquelles la population de tel pays pourra ou devra se dou^
{U Ad O.rinth.. \\ VU. 2«,
bler. G*est tout aussi inutilement qu'on se préoccupe des
éventualités qui surgiront le jour où le dernier arpent du
globe sera livré à la culture. On n*a pas même besoin de
répéter ici ce que Bastiat disait, en parlant du prétendu
monopole de la propriété foncière : « Un jour doit arriver
» où les montagnes auront comblé les vallées, où Tembou-
» chure des fleuves sera sur le même niveau^que leur source,
» où les eaux ne pourront plus couler... Qu'arrivera-t-îl
» quand il n'y aura plus assez d'air pour les poitrines deve-
» nues trop nombreuses (1)? » A toutes les hypothèses ima-
ginables on peut répondre avec certitude : c< Quand les
» subsistances augq^entent, la population s'accroît; quand
» la progression des subsistances sera devenue impossible,
» la population gardera son niveau , sans que la nature ait
» besoia d'employer les implacables remèdes décrits par
» Malthus. »
Pour que le principe de population ne produise que ces
souffrances individuelles et ces malheurs locaux inséparables
de toutes les œuvres de l'homme , il faut , sans aucun doute,
que la société s'efforce de mettre chacun de ses membres en
mesure de voir et d'apprécier les obstacles qui s'opposent
aux mariages intempestifs. C'est pour elle un devoir impé-
rieux d'user de tous les moyens» propres à faire ressortir le
danger des passions qui conduisent à des unions réprouvées
par la prudence. Sous ce rapport, la contrainte morale est
irréprochable, et Malthus a mille fois raison.
Mais convient-il d'aller plus loin? Faut-il redouter le nom-
bre des enfants, alors même que le mariage a été contracté
avec la prévoyance désirable? Faut-il recommander aux
époux ce que, par un étrange abus de la langue, on nomme
i
!
«1) Harmonies économiques ^ pp. 274 et 275 (2™' édit.).
- i27 -
aujourd'hui la contrainte morale {Ums le mariage? Est -il
nécessaire de rompre avec renseignement de toutes les
Églises chrétiennes? Est-il indispensable de convertir en
vertu certain vice incompatible avec les vœux de la nature
et avec les prescriptions de la morale universelle? Doit*on«
avec la grande majorité ^es disciples de Malthus, interpréter
la doctrine du maître eu ce sens que les époux , assez pru-
dents pour se contenter d'un nombre très-restreinti d'enfants,
ne sont nullement obligés, de se condamner à l'abstinence ?
Mettons de côté la religion, les traditions, les mœurs, et
envisageons le problème au point de vue exclusif des intérêts
matériels. Les faits seuls suffiront pour justifier la morale
cbrétienne.
On prétend que les Etats européens nourrissent et entre-
tiennent, pour la plupart, un excédant de population ouvrière.
En admettant même qu'il en fut ainsi, — ce que nous
sommes loin d'admettre, — nous ne voyons pas comment
certaines pratiques conjugales pourraient devenir un moyen
d'améliorer le sort des classes laborieuses.
Une nation compte dans son sein trois millions d'ouvriers
industriels et six millions d'ouvriers agricoles. Au bout d'une
période plus ou moins longue, la contrainte morale, large-
ment pratiquée dans tous les ménages, réduit la première
catégorie à deux millions et la seconde à quatre. Si le capital
reste le même, la loi naturelle de l'offre et de la demande
fera considérablement hausser les salaires, parce que le
nombre des bras est réduit d'un tiers. Les familles ouvrières
jouiront d'une aisance qu'elles n'avaient jamais connue à
l'époque oii elles se conformaient à la morale « arriérée » du
christianisme.
Voilà l'apparence; mais voici la réalité.
A côté de la loi économique qui amène la hausse des
^lati*es, il en existe (teux autres, tout aussi positives, tout
aussi irrécusables. D*un côté, quand les frais de production
augmentent, le prix de la marchandise s*élèye dans la méma
proportion; de Tautre, quand le prix de la marchandiao
augmente, les débouchés extérieurs se resserrent et la cou-
sommation intérieure diminue avec une effrayante rapidité.
Il en résulte que, dans le pays que nous avons choisi comme
exemple, les entrepreneurs d'industrie se verront bientôt
forcés de renvoyer une grande partie de leurs ouvriere.
Geux-ci , pressés par le besoin , offriront leur travail au
rabais, et la même loi, qui tout à l'heure avait amené la
T
hausse des salaires^ les fera promptement redescendre à
leur niveau primitif. On n'aura obtenu d'autre résultat que
de priver la nation des richesses créées par le travail jour-
nalier de trois' millions d'hommes ! Tous les citoyens en
soufTrîront, mais les prolétaires bien plus que les riches,
parce que , les objets de première nécessité étant devenus
plus rares, ils devront payer ceux-ci plus cher. En dernier
résultat, la contrainte morale n'aura produit qu'un immense
accroissement de misère ! Et ce serait pour arriver à ce triste
résultat qu'on devrait substituer une sorte de combinaison
de haras aux vœux combinés de la religion et de la nature !
Le remède ne git pas dans la réduction du nombre des
travailleurs; car, dans tous les pays civilisés, l'homme qui
travaille crée plus qu'il ne consomme. L'ennemi à combattre,
c'est la débauche qui dissipe les ressources, épuise les forces
et anéantit la dignité de l'ouvrier ; c'est cette brutale impré-r
voyance qui produit les unions dont les malheureux rejetons
jouissent d'une vie moyenne de moins de deux ans. Ni l'une
ni l'autre de ces causes de misère ne peut être extirpée à
l'aide de la contrainte morale pratiquée par les é|K>ux qui se
sont mariés dans les conditions normales.
On dira peut-être que nous avons tort d'envisager ici les
effets de ia contrainte morale dans ses rapports avec la
population et la force productive d*up seui pays. On ajoutera
que les défenseurs des idées de Malthus se proposent pour
but de faire comprendTe les avantages de la contrainte mo-
rale aux travailleurs de toutes les nations. On nous fera
remarquer que les familles ouvrières, devenant partout
moins pauvres à mesure qu'elles deviennent moins nom-
breuses, pourront consommer davantage, et qu'ainsi la pro-
duction ne sera pas sensiblement ralentie. Fort bien! Mais
n'oublions pas que, si nous envisageons, non tel pays, mais
ie globe, non tel peuple, mais l'humanité, il n'est plus ques-
tion ni de vanter ni d*appliquer les idées de l'économiste
anglais; icar alors ce ne serait pas la densité, mais la rareté
de la population qui devrait être considérée comme un
obstacle au progrès universel ! Nous l'avons prouvé à l'évi-
deuce : quand on se place à ce point de vue, ce n'est pas la
terre qui inanque à i'bomme, mais l'homme qui manque à la
terre (4).
D'autres économistes, plus éclairés et plus habiles, nous
répondront que la contrainte morale ne doit être pratiquée
(^e par les seules catégories de travailleurs dont le nombre
est momentanément hors de toute proportion avec la de-
mande des entrepreneurs d'industrie. Mais ceux-ci oublient
que les idées ont des ailes et que les principes prennent
corps dans les actes! Faites comprendre à l'ouvrier qu'il
amène la hausse de son salaire en réduisant sa progéniture ;
dites-lui qu'il peut arriver à ce résultat, sans se priver d'au-
-cun des avantages du mariage ; expliquez-lui comment ces
enfants, qui lui coûtent tant de peines, de privations et de
{i) Voy. ci-dessus, p. 390 et suiv.
— 450 —
souffirances, sont une cause permanente de misère, non-
seulement pour lui-même, mais encore pour tous ceux qui
n'ont que leur travail pour vivre. Croyez-vous que vos con-
seils ne franchiront pas le seuil des maisons et des usines
devenues le théâtre momentanée de vos prédications écono-
miquesr? Détrompe^vous! L'égoïsme naturel de l'homme se
chargera de vulgariser votre propagande, et, si les idées
religieuses cessent d'être un obstacle, vous aboutirez inévi-
tablement aux déplorables conséquences d'une pratique gé-
nérale. Ne perdez pas de vue le triste exemple donné par la
Grèce ancienne et par l'Italie des Césars (1) !
Cette doctrine, accueillie par les masses, n'aurait pas seu-
lement pour inévitable résultat de faire diminuer la produc-
tion nationale, au détriment de tous les citoyens indistinc-
tement; elle minerait les bases de la puissance et de la gloire
des peuples qui marchent au premier rang de la civilisation
moderne. Qu'arriverait-il si la guerre, les épidémies et même
la disette venaient exercer leurs ravages au milieu d'une
population déjà réduite au nécessaire par la pratique de la
contrainte morale dans le mariage ? Et qu'on n'jnvoque pas
les documents statistiques qui attestent que, le lendemain
des grandes calamités, les naissances deviennent toujours
plus nombreuses ; car ce fait, qui prouve, une fois de plus,
l'existence de la grande loi de l'équilibre, ne saurait fournir
ici la matière d'une objection sérieuse. Les naissances ne
'donnent que des enfants, tandis qu'il faut vingt-cinq années
de soins et de sacrifices pour former un ouvrier habile, un
(1) Quelques économistes, il est vrai, entendent la contrainte morale
dans le sens de l'abstinence absolue entre les époux. Mais n'est -il pas
manifeste que le remède , entendu de la sorte , restera toujours sans
influence possible , surtout dans les classes inférieures ? Il est donc
inutile de s'en préoccuper.
soldat exercé, un homme en état de dévenir le fondateur
d'une famille nouvelle ; ensuite, on ne doit pas oublier que
le mouvement serait infiniment plus lent qu*au sein de la
population actuelle, assez. serrée pour que les parties du
territoire qui échappent à la. calamité puissent venir rapide-
ment en aide aux autres. Qu*on ne dise pas non plus que
nous nous berçons de chimères et de craintes excessives !
I>ravons*nous pas vu Tétat de faiblesse et de dégradation où
la contrainte morale, entendue de cette manière, avait con-
duit les deux nations les plus puissantes et les plus éclairées
de l'antiquité (1)?
Éclairons Tintelligence du prolétaire ; tâchons de le relever
à ses propres yeux et à ceux des autres ; faisons-lui com-
prendre qu'il ne doit songer au mariage qu'à l'époque où il a
acquis l'espoir de conserver un salaire suffisant pour subve-
nir Mi^ besoins indispensables d'une famille; efforçons-nous
<i'épurer ses mœurs et de développer ses idées d'ordre et de
prévoyance. Mais gardons-nous d'aller plus loin! Quand
l'ouvrier honnête et laborieux a contracté une union légi-
time, laissons cette union produire les conséquences voulues
par la nature. Les enfants qu'il élève seront à la fois un sti-
mulant pour son travail et une source de richesse et de force
pour m patrie. Ils lui coûteront bien des labeurs, bien des
inquiétudes et probablement bien des privations; mais aussi,
quand il a soin de leur inculquer les préceptes de la religion
et de la morale, ils seront la consolation, l'appui et parfois
Torgueil de sa vieillesse. La nature, d'ailleurs, ne procède
pas avec cette profusion désordonnée que lui attribue l'école
de Malthus. À mesure que la statistique étend ses investi-
(1) On sait que déjà les détestables efTets de la contrainte morale ne
se font que trop sentir en France.
gaCioiiSf la âagdsse de rordonnateur suprême devient de plus
en plus manifeste, u On ne peut se défendre d*un certain
» étonnement, dit H. Legoyt, quand on remarque que, dans
» dix de9 principaux États de^ l'Europe, le nombre des
» ménages ou familles, pour ,10,000 habitants, n'offre pas
» de différence sensible. Il est en moyenne de 2163, soit
» 4,62 personnes par famille. » Le savant statisticien ajoute :
« Ainsi, la formation des familles semble obéir, dans toute
» rEurope,.à des influences qui en déterminent uniforme-
» ment le nombre (1) ! » C'est encore une de ces harmonies
mystérieuses dont nous avons parlé, et que les progrès des
sciences sociales mettent successivement en évidence (2).
Le spectacle de la misère, inséparable de tous les modes
d'organisation sociale, ne doit pas nous empêcher de consi-
dérer les phénomènes de la vie collective sous leur véritable
jour. La misère existe dans les capitales populeuses, mais
elle existe aussi, sous des couleurs plus hideuses encore,
dans les vastes solitudes où quelques tribus de sauvages
promènent leurs haillons sur un territoire fertile dépourvu
d'habitants. Elle se montre à Paris et à Londres, mais elle
(i> Les dix États indiqués par M. Legoyt sont la France, l'xVutriche.
la Prusse , la Belgique , la Hollande y la Bavière y la Suisse , la Saxe ,
In Piémont et la Sardaigne fDicf. de VÊcon. pol., loc. cit.>.
(2) Ceci, qu'on lo remarque bien, 'n'est pas une déclamation oiseuse.
Voici encore un exemple : en 1847, M. Ad. Quetelet dressa le tableau
(les mariages contractés en Belgique de 1840 à 1845, en ayant égard à
la fois à rage de Thomme et à celui de la femme au moment de leur
union. Voici la conclusion de ses recherches : « A. voir, d'année en
A année, la reproduction à peu près identique des mêmes nombres, on
• ne croira jamais que le hasard ait présidé à de pareils arrangements ;
» U se passe'là quelque chose de mystérieux qui confond noire inteUi~
ji gence. » (BiUleiin de la commission cetitrcUe de statistique, t. III, p.
143). En 1860, M. Ad. Quetelet a conduit ses investigations jusquen
1855. Le résultat a été. à tous égards, le même (Bulletin, t. VIII).
- 453 -
rëgae également au désert. On peut la combattre, la réduire,
restreindre ses ravages ; mais on ne réussira jamais à Tex*
tirper.
On voudrait en vain le nier : il y a une loi mystérieuse
qui fait de la souffrance et du sacrifice Tune des conditions
du progrès industriel de Thumanité. Voyez la machine à
vapeur, qui a centuplé nos forces productives, transformé
notre industrie et, par l'accroissement immense de la con-
sommation, donné du travail à des milliers de bras que les
procédés lents et coûteux des méthodes anciennes auraient
laissés sans emploi possible. N'a-t-elle pas, dans une dou-
loureuse et trop longue période de transition, jeté la misère
et le découragement dans les familles de plusieurs classes
de travailleurs qui avaient jusque-là vécu dans Taisance? Les
choses se passent de la sorte dans toutes les carrières où
Tesprit humain déploie son activité féconde. Cet homme de
génie, dont les découvertes^ feront la gloire et la richesse de
sa patrie, meurt.abandonné de tous, entouré du dédain et
parfois du mépris de ses contemporains. Ces colonies si
belles et si riches, qui nous fournissent une quantité prodi-
gieuse de denrées et de matières premières, ont commencé
par dévorer plusieurs générations de pionniers intrépides.
L'inappréciable découverte de l'imprimerie fit mourir de
faim des centaines de copistes avant de nourrir des milliers
de typographes.
Le principe de population^ quelle que soit la base sur la-
quelle on le fonde, ne saurait échapper à cette loi univer-
selle. La population s'accrott avec les ressources du pays ;
elle est le signe de sa richesse, l'indice de ses forces, le fon-
dement de sa grandeur réelle ; mais aussi, dans certaines
circonstances exceptionnelles, sa densité amène des souf-
frances que la bienfaisance publique et la charité privée sont
28
impuissantes à soulager. Quand des industries nouvelles se
fixent dans un pays, ou que les industries anciennes y
prennent une extension inespérée, la classe ouvrière se
développe en proportion des moyens d*existence fournis par
le développement du travail. C'est un résultat qu'il faut bien
admettre, sous peine de se placer dans la nécessité de répu-
dier le progrès et d'ériger en dogme économique l'immobilité
la plus absolue. Or, comme il n'existe aucun économiste qui
pousse l'esprit de système jusqu'à ce degré d'absurdité;
comme, à moins de vouloir l'extinction des classes labo-
rieuises, on ne peut exiger que l'ouvrier, avant dé se marier,
se procure un capital suffisant pour mettre sa famille à l'abri
de toutes les éventualités de l'avenir, il est inévitable qu'on
rencontre l'excès de population et par suite la misère, par-
tout où les capitaux émigrent, où les ressources locales
s'épuisentv où les industries se déplacent et meurent. C'est
cette misère, la seule qu'on puisse attribuer au nombre des
travailleurs inoccupés, qui devient, aux yeux des observa-
teurs superficiels, la justification des craintes exagérées de
Malthus. Ils oublient que la contrainte morale est ici hors de
cause. Au dire de Malthus lui-même, elle ne doit produire
d'autre efTet que de maintenir la population au niveau des
subsistances, et nous parlons d'une crise survenant au milieu
d'un peuple dont la densité se trouve en équilibre avec les
ressources du pays, au moment où se présente la cause per-
turbatrice. Nous sommes ici en face d'un danger qui n'est ni
certain ni même probable, mais seulement éventuel, et dont
l'homme n'est jamais complètement préservé, alors même
que toute son industrie se borne à la culture du sol. En .
Irlande, pays essentiellement agricole, un fléau inattendu,
la maladie des pommes de terre, a suffi pour réduire deux
millions d'habitants à la nécessité d'aller chercher du pain
- 455 -
au delà de TAtlantique; et cependant, avant la catastrophe,
l'Irlande était déjà moins peuplée que FAngleterre ; car elle
avait 100 habitants par 100 hectares, et TÂngleterre 130 (1).
Les nations vivent du travail de Thomme, quelle que soit la
forme du produit. Redouter la multiplication de Thomme
utile, par le seul motif de la possibilité d'une crise future,
ce serait imiter le raisonnement d'un insensé qui voudrait
proscrire l'eau et le feu, parce que la première peut ravager
nos champs et le second consumer nos demeures*.
Dans tous les systèmes imaginables, y compris celui de
Halthus, la population doit décroître lorsque, par une cause
quelconque, les produits du travail ne suffisent plus à sa
subsistance. C'est une inexorable nécessité devant laquelle
la science et l'humanité sont également forcées de s'incliner.
Mais ici même les partisans de Malthus oublient que l'intel-
ligence de l'homme écarte, presque toujours, une partie des
résultats violents de la crise. Celle-ci éclate rarement du
jour au lendemain; il lui faut souvent des années pour
acquérir toute son intensité. En attendant les mariages di-
minuent, des industries nouvelles se fondent et une partie
des travailleurs cherchent leur salut dans l'émigration. Cette
situation douloureuse, mais exceptionnelle, n'a rien de com-
mun avec l'avalanche incessante de malheurs et de vices que
l'économiste anglais fait dériver de la fécondité désordonnée
de l'espèce humaine.
D'ailleurs, n'oublions pas que, dans l'admirable plan du
Créateur successivement manifesté par l'histoire, les mal-
heurs et les souffrances d'une portion de l'humanité tournent,
en dernier résultat, au bonheur et à la gloire de l'ensemble.
(i) M. De Lavergne,* Compfe-rendu des séances de V Académie des
sciences morales et pciitiques, par Vergé, t. XLIII, 1858, p. 97.
— i5« -^
Ce n*est qu'à ce prix que l'homme accomplit sa mission su-
blime : assujettir et peupler la terre. L'encombrement de la
population sur quelques points de l'Europe nous a valu ce
magnifique mouvement de colonisation, dont nous admirons
les merveilles et dont nous recueillons les bénéfices dans
toutes les parties du monde ; et, ici encore, les desseins de
la Providence deviennent de plus en plus visibles. A mesure
que le nombre des hommes s'accrott, de nouvelles, décou-
vertes viennent, pour ainsi dire à point nommé, faciliter
leur déplacement sur tous les points du globe. Les chemins
de fer et la navigation à vapeur ont supprimé les distances,
et le mouvement des hommes et des marchandises devient
chaque jour plus facile : révolution immense dont les con-
séquences seront éminemment salutaires, en présence des
terres incommensurables qui, depuis plus de cinquante siè-
cles, demandent en vain des habitants.
Quand on considère séparément quelques familles, quel-
ques classes, ou même un peuple, on croit remarquer dans
la vie de l'homme une foule de contradictions et d'incohé-
rences; et, pour peu qu'on s'abandonne à ses premières
impressions, on est tenté d'accuser l'imprévoyance de la
nature. Ces contradictions et ces incohérences deviennent
beaucoup plus rares lorsque, portant ses regards plus haut
et plus loin, on étudie la vie collective de tout un groupe de
nations voisines. Elles disparaissent complètement, ou pour
mieux dire, elles se transforment en harmonies providen-
tielles, lorsque l'humanité tout entière devient l'objet de nos
méditations et de nos recherches. C'est à cette hauteur qu'il
faut se placer quand on veut connaître le résultat naturel et
définitif des qualités qui distinguent l'organisation de
l'homme. Ici, comme dans toutes les sphères de la création,
c'est aux lois générales qu'on doit demander le secret du
— «7 —
Créateur. Ainsi que nous Favons dit en coinniencant, il
n'existe qu'un seul moyen d'arriver à la découverte de la vé-
rité : rétude des destinées collectives de Yopèee.
Une seule fois Malthus s'est placé à ce point de vue, et
aussitôt il a été forcé de faire une foule d'ftveux qui sapent la
plupart de ses théories par la base, a Tout nous porte à
» croire^ dit-il, gue Vmtention du Créateur a été de peupler la
y^ terre. Mais il paraît que ce btU ne pouvait être atteint qu'en
» donnant à la population un accroissement plus rapide qu'aux
» subsistances. Et puisque la loi d'accroissement que nous avons
» reconnue n'a pas répandu les hommes trop rapidement sur la
» face du globe, il est assez évident qu'elle n'est pas dispropor-
» tionnée à son objet. Le besoin de subsistances ne serait pas
» assez pressant et ne donnerait pas assez de développement
» aux facultés humaines, si la tendance qu'a la population à
» croître rapidement sans mesure n'en augmentait l'inten-
» site. Si ces deux quantités, la population et les subsis-
» tances, croissaient dans le même rapport, je ne vois pas
» quel motif aurait pu vaincre la paresse naturelle de
» l'homme, et l'engager à étendre la culture. La population
» du territoire le plus vaste et le plus fertile se serait arrêtée
» tout aussi bien à cinq cents hommes qu'à cinq mille ou à
» cinq millions.... Ce rapport ne pouvait donc répondre au
» but du Créateur. Et dès qu'il s'agit de fixer le degré précis
» auquel il a dû s'élever, pour que l'objet soit rempli avec le
i> moins de mal possible, nous reconnaîtrons notre incom-
» pétence pour former un tel jugement (1). » C'est à cette
incompétence que l'auteur de Y Essai sur le principe de popu-
lation devait inévitablement aboutir.
Nous en avons dit assez pour prouver que les seuls faits
l'i) L. IV. cl.
- 138 -
constants, incontestables, universels, vrais dans tous les siè-
cles et à tous les degrés de civilisation, sont faciles à expli-
quer et à justifier, sans qu'on ait besoin, ni de renien la mo-
rale chrétienne, ni d'avoir recours aux terribles moyens
répressifs décrits par Malthus. Nous croyons avoir suffisam-
ment établi notre thëse : « L'homme étant doué de tel degré
y> de fécondité^ cette fécondité était nécessaire, non pour trou-
ai bler, mais pour maintenir l'harmonie dans le plan général de
» la création. »
IV.
CONCLUSION.
Est-ce à dire que Malthus mérite les reproches, les ou-
trages, les sarcasmes et les malédictions qu'on lui a prodi-
gués, depuis le jour où les socialistes ont fait de son nom le
symbole de l'immoralité et de l'insensibilité? En aucune ma-
nière ! Cette conclusion est si loin de notre pensée que nous
serions désolé de nous voir rangé parmi les détracteurs du
célèbre économiste anglais.
Le reproche d'immoralité ne saurait atteindre l'auteur de
VEssai sur le principe de population. Avant le mariage, il re-
commande la prévoyance et la chasteté ; et rien ne prouve
que, dans le mariage, il ait donné à la contrainte morale un
sens autre que celui de l'abstinence absolue. Il ne doit pas
répondre des exagérations de ses disciples.
Malthus ne mérite pas plus le reproche d'avoir voulu enle-
ver aux classes inférieures toutes les joies qui embellissent
la vie, toutes les affections qui sont à la fois le stimulant et
|a récompense du travail de l'homme. Exagérant l'impré-
- 439 —
voyance des prolétaires, méconnaissant l'action toujours
puissante de la raison, il n*a vu que le côté sombre de l'im-
mense problème auquel il a attaché son nom; mais ses vues
étaient pures et ses intentions irréprochables. Il n'avait
d'autre désir, d'autre mobile^ d'autre but que l'amélioration
morale et matérielle du peuple. Malthus, tout en se trompant,
était un homme de bien, un philanthrope dans la bonne et
sérieuse acception du mot,
Écrivant à une époque où tous les gouvernements se
croyaient obligés d'établir .des récompenses pour hâter l'ac-
croissement de la population, il a montré les dangers d'une
politique fondée sur l'ignorance deà lois économiques. Il a
prouvé que, partout où les hommes trouvent le travail et
l'aisance, le chiffre des habitants ne tarde pas à se mettre au
niveau des moyens d'existence. Il a clairement démontré
qu une population surabondante, loin d'être une source de
richesse et de gloire, devient une cause intense de souf-
frances et de dégradation pour les classes inférieures. Si
Mâithus, à son tour, a dépassé le but; si son livre n*est pas,
comme le disait un traducteur allemand (Hegewich), une ré-
vélation des lois de l'ordre moral, comparable à la découverte
des lois de l'ordre physique de l'univers par Newton, il n'en a .
pai^ moins enrichi la science d'une foule de vérités utiles.
Acceptons ces vérités ; célébrons avec lui les avantages de
la prévoyance ; mais laissons au mariage la définition que
lui donnent en même temps tous les théologiens et tous les
jurisconsultes. Continuons à y voir « la société de l'homme
» et de la femme qui s'unissent pour perpétuer leur espèce,
» pour s'aider par des secours mutuels à porter le poids de
D la vie, et pour partager leur commune destinée (1). »
(1) Définition de Portalis, Tun des rédacteurs du Gode civil.
XIII
UN
PRÉCURSEUR DE MALTHUS
UN
PRÉCURSEUR DE MALTHUS ^''
Parmi les membres de Tancienne Académie impériale et
royale de Bruxelles, dont les noms sont aujourd'hui beau-
coup trop oubliés, il faut placer en première ligne le savant
I et infatigable abbé Mann. Peu â*hommes eurent une vie plus
active, plus variée, plus entremêlée de succès et d'épreuves.
I Né en Angleterre,' élevé dans le protestantisme, devenu ca-
tholique et prêtre en France, puis moine et. prieur de char-
treux à Nieuport, appelé dans la capitale du Brabant par
Marie-Thérèse, associé à la réforme de l'enseignement pu-
blic dans les Pays-Bas autrichiens, possédant la confiance et
l'estime de Joseph II, honoré dans le monde des sciences et
des lettres, il vit brusquement s'écrouler ses espérances,
passa ses dernières années dans l'exil, et mourut pauvre et
méconnu dans une humble auberge de Prague. Ce qu'il
amassa de connaissances et publia d'écrits dans cette car-
rière accidentée tient du prodige. Historien, philosophe,
littérateur, naturaliste, géologue, agronome, hydrographe,
archéologue, économiste, numismate, il explorait sans cesse
(1) Extrait du T. XXXI des BuUetins de l'Académie royale de Belgique
()• série).
- m -
le domaine illimité des connaissances humaines, avec une
ardeur d'autant plus louable que sa constitution faible et
maladive le laissait en proie à des souffrances pour ainsi
dire continuelles. Assurément, ni pour le fond, ni pour la
forme, toutes ses publications ne sont point des chefs-
d'œuvre et plusieurs d'entre elles n'atteignent pas à la hau-
teur de la science contemporaine ; mais, tout en laissant une
large part à la critique, la vaste érudition, le zèle, le courage
et l'étonnante activité du célèbre académicien, pourront tou-
jours être cités comme des modèles (1).
Ce fut dans quelques-uns de ses travaux académiques, que
Mann rencontra l'immense et redoutable problème que les
économistes désignent aujourd'hui sous le nom de principe
de population. Occupé d'une multitude d'autres recherches,
il ne fit pas de ce problème l'objet d'un examen spécial et
approfondi. Abordant la question d'une manière incidente,
il se contenta de poser quelques règles, de proclamer quel-
ques maximes, qu'il appelait des principes fondamentaux, et
qu'il faisait servir de base à des raisonnements sur la néces-
sité d'une réforme des procédés agricoles usités dans les
Pays-Bas autrichiens. Or, parmi ces principes fondamen-
taux, nous avons remarqué, à notre grand étonnement, l'im-
portante loi économique que Malthus formula, plusieurs
années après, dans les termes suivants :
« Lorsque la population n'est arrêtée par aucun obstacle,
» elle croit de période en période, selon une progression
» géométrique; tandis que les moyens de subsistance ne
» peuvent jamais augmenter plus rapidement que selon une
» progression arithmétique (2). »
(\) L'éloge de l'abbé Mann a été publié par le baron de Reiffenberg.
au t. VI des Nouveaux mémoires de l* Académie royale de BruxeUes.
C2) Essai sur le principe de populatioti, L. 1, c. I.
- 445 —
Que voulait dire l'illustre économiste anglais, quaud il
publiait cet adage célèbre? Eotendait-il affirmer que la pro-
gressioQ est toujours géométrique pour la population et
arithmétique pour les subsistances! En aucune fiiçon. Sa
maxime, prise ainsi à la lettre, n*eût jamais attiré l'attention
du monde savant ; elle serait trop manifestement en con-
tradiction avec la raison, les faits et les résultats con-
statés par des expériences plusieurs fois séculaires. Ainsi
que le disaient lord Brougham et M. Villermé, dans une
mémorable séance de l'Académie des sciences morales et
politiques de Paris, Halthus, sous l'apparente rigueur d'une
formulç scientifique, a «u pour seul but de constater un fait
qui lui semblait indéniable : la tendance naturelle de la po-
pulation à s'accroître au delà de la somme nécessairement
limitée des subsistances. Aux nombreux déclamateurs de
son siècle, qui réclamaient à cor et à cri, comme le bonheur
et l'honneur suprêmes, l'accroissement rapide et continu de
la population, il répondait que, dans les pays déjà convena-
blement peuplés, il faut redouter, bien plus que hâter, l'ar-
rivée de l'heure fatale où une population exubérante viendrait
rompre l'équilibre entre le nombre des habitants et la quan-
tité des moyens d'existence (1).
(1) Dans la séance de l'Académie des sciences morales et politiques,
à laquelle nous Tenons de faire aUusion, M. ViUennê disait, après lord
Brougham, mais en termes plus {Nrécis et plus clairs : « Les deux pro-
gressions deMalthus n'étaient à ses yeux qu'une manière de s'expliquer
et de traduire plus intelligiblement sa pensée ; mais au fond , il n'a
voulu constater qu'une tendance de la population à dépasser les moyens
d'existence. > (Voir le Compte-rendu de M. Vergé; t. XXIV, 1853,
pp. 444 et suiv.).
D'aiUeurs, Malthus lui-môme, dans une autre partie de son ouvrage,
a eu soin de s'expliquer à ce sujet , de manière à dissiper tous les
doutes. « D'après le principe de population, dit-il, la race humaine a
une tendance à se multiplier plus rapidement que la nourriture. Elle a
Cette vérité, devenue pour nous presque triviale à force
d*être répétée sur tous les tons et sous toutes les formes,
était une nouveauté scientifique du premier ordre dans la
seconde moitié du dix-huitième siècle, où les adversaires
du catholicisme avaient flatté et ra£Fermi les préjugés popu-
laires, parce quils y trouvaient une objection en apparence
irréfutable contre le célibat des prêtres et des moines. La
formule si simple et si claire de Haltbus, accueillie comme
une sorte de révélation sociale, produisit immédiatement un
effet immense. Avant la publication de YEssaU les historiens,
les économistes et les hommes d'État ne cessent de vanter,
comme une source inépuisable de bonheur, de richesse et
de force, la progression rapide et constante de la popula-
tion ; tandis que, depuis cette publication, changeant brus-
quement d'allures et tombant dans Texcès contraire, la plu-
part d'entre eux tremblent à l'idée des malheurs et des cala-
mités de toute espèce qui Surgiront le jour où l'équilibre
n'existera plus entre les forces productives de leur patrie et
le nombre de ses habitants. Ils ne cessent de gémir sur l'im-
prévoyance, l'aveuglement et les passions désordonnées des
classes inférieures, dont les membres se marient et se don-
nent des descendants, sans se préoccuper des épreuves et
des misères qui attendent leur triste progéniture.
Quand un tel phénomène se manifeste dans les annales
des peuples civilisés, quand un changement aussi profond,
aussi radical, se produit dans les idées des hommes qui mar-
chent à la tête de leurs contemporains, on peut hardiment
donc une tendance à peupler un pays jusqu'à la dernière limite des
subsistances. Mais, par les lois de la nature, eUe ne peut jamais passer
la limite, entendant par ce mot la moindre nourriture qui peut suffire
k maintenir la popidation à Tétat stationnaire. » (Eesai, L. III, c. 14,
p. 239, en note ; trad^ de Prévost (1S33).
affirmer qu'une lumière nouvelle a jailli dans les régions
élevées de la science (1).
Eh bien, cette tendance prétendument naturelle de notre
espèce à se développer au delà de la mesure des subsis-
tances, cette impossibilité radicale de maintenir constam-
ment, dans tous les pays et en toutes circonstances, un par-
fait équilibre entre le chiffre de la population et la quantité
des moyens d'existence ; en d'autres termes, la grande loi
économique que Malthus croyait avoir découverte et dans
laquelle il voyait la base et le résumé de tout son système,
a été proclamée, dans l'enceinte de l'Académie impériale et
royale de Bruxelles, dix-huit ans avant le jour où VEssai sur
le principe de population sortit à Londres des presses de son
premier éditeur (2).
Dans un mémoire sur les moyens d'augmenter la popu-
lation et de perfectionner l'agriculture dans les Pays-Bas
autrichiens, lu à ta séance du 8 avril 1778, Hann, posant en
principe que « la terre produit toujours en raison du travail
» de l'homme, » en vint à soutenir que le premier des biens
était d'avoir des hommes, le second d'avoir des terres. De
cette proposition, vraie dans une certaine mesure, mais radi-
calement fausse quand elle est prise dans un sens général et
(1) n est évident que nous n'entendons pas, en nous exprimant de
la sorte, approuver toutes Içs doctrines de Malthus. Nous n'avons ici
en vue que les vérités économiques qu'il a mises en évidence, au
milieu des nombreuses erreurs que renferme VEssay on the principle
of population. Voy. ci-dessus, pp. 438 et 439.
(2) La première édition de VEssai parut en 1798, mais eUe n'était,
pour ainsi dire, que Tébauche de l'important ouvrage que Malthus
publia, en 4803, sous ce titre : An Essay on the principle of population,
as it affects the future improvement of Society.
Dans une note de VÂppendice de la cinquième édition de VEssai,
Malthus dit que son livre n'est que la recherche des effets produits
par les lois étabties dès les premières pages.
- us -
absolu, Tex-prieur de Nieuport déduisait les maximes sui-
vantes : « La population est le premier des biens d'une société
» et la source de tous les autres ; plus il y a d*hommes indus-
» trieux qui cultivent la terre, plus elle rappoi^te; la force et la
» richesse d'un État policé sont en raison de sa population et de
» la nature de ses terres ; plus on fait rapporter à la terre, plus
» on la peuple, le degré de la population suivant la mesure des
» subsistances ; la vraie puissance d'un État consiste à avoir
» beaucoup de consommateurs laborieux en raison de son
» étendue. » Appelant l'histoire à son aide, il ajoutait : a La
» comparaison de l'État ancien et moderne de l'Assyrie, de la
» Mésopotamie, de la Palestitie, de l'Asie mineure, de la Grèce,
» de l'Espagne, démontre que la fertilité et le produit d'un pays
» sont toujours en raison de sa population (1). » .
Ces idées, mélange d'erreurs et de vérités, dans lesquelles
Mann voyait des principes fondamentaux, manquaient à la
fois de précision et d'originalité. La terre n'est pas douée
d'une fécondité sans limites; elle ne produit pas toujours
« en raison du travail de l'homme. » Au delà d'une certaine
mesure, l'agriculteur a beau remuer la pioche, accumuler
les engrais, prodiguer les capitaux, les sueurs et la science :
le sol rebelle déjoue les espérances, déconcerte les spécu-
lations qui ne sont pas le produit de l'expérience, de la mo-
dération et de la raison. Qu'importe d'avoir, sur un point
déterminé du globe, une population nombreuse et dense, si
les ressources locales ne sont pas en rapport avec le chiffre
des individus qui réclament une nourriture, des vêtements
(4) Mémoire $ur les ntoyens â^augfftenter la pojndation et de perfee^-
tionnerla culture dans les Pays-Bas autrichiens, pp. 163, 166, 167 et
suiv. Au t. IV des Mémoires de l'Académie impériale et royale des
sciences et belles-lettres de Bruxelles.
et des demeures appropriées à leurs besoins légitimes? A ce
point de vue, la doctrine économique de Mann n'était pas
seulement' fausse ; ainsi que nous venons de le dire, elle
manquait encore d'originalité. Elle n'était en eifet que
l'analyse décolorée des prétendus principes que, dès 1786,
le marquis de Mirabeau avait longuen\ent développés dans
son célèbre Ami des hommes^ dont les pages emphatiques
et superficielles firent tant de bruit et obtinrent tant d'ap-
plaudissements, dans les dernières années du règne de
Louis XV (1).
Dans un deuxième mémoire, lu le 38 avril 1780 et spé*
cialèment consacré à l'examen de la question de savoir si
les grandes fermes sont utiles ou nuisibles à l'intérêt générai,
les idées de l'académicien belge deviennent plus lucides,
plus précises et plus justes. Au lieu de répéter, en termes
écartant toute distinction, que la richesse et le bonheur des
Ëtats sont toujours proportionnés au nombre des habitants
et à l'étendue des terres, il se contente de dire, avec une
modération conforme à la nature des choses : « Un peuple
» nombreux et laborieux, dans un pays qui fournit abandam-
(1) Mann lui-même signale cet emprunt. Au bas de la page 1G9 du
mémoire cité, il a écrit : « Les quatre paragraphes précédents sont
extraits de VAmi des tiommes et contiennent l'analyse des principes
développés dans cet ouvrage. »
L'Aiïii des hommen oii Traité de la population parut en 1755, et les
maximes que Mann appelle des principes fondamentaux s'y trouvent ,
en effet, à peu près textueUement. (Voy. 1. 1, p. 13 et suiv.; t. III, p. 139
et suiv. Ëdît. d'Avignon, 1758). Au surplus, le marquis de Mirabeau
lui-même n'avait pas été le premier à mettre ces idées en circulation.
Les hommes d'État et les philosophes les connaissaient depuis des
siècles. Pour ne pas remonter trop haut , nous nous cententerons de
rappeler qu'on les trouve, sous une forme peu jlifférente, dans les
œuvres de Montesquieu. (Voy. iMtres persanes, CKIII, CXVI, CXXI,
CXXIII. Esprit des lois, 1. XVIII, c.lO, 13, 14). Comp. Smith, Richesse
des nations (1775), 1. I, c. 8 et 11, 1. III, c. 4.
39
- 450 -
» ment à ses besoins, fait la richesse et le bonheur de l'État. »
Il ne s*agit donc ni de former le vœu de voir indéfiniment
reculer les limites du territoire national, ni de pousser au
développement de la population jusqu'à ce degré où le pays
ne fournit plus abondamment aux besoins de ceux qui l'ha-
bitent. Pour l'homme d'État digne de ce nom, pour l'ami de
l'humanité, l'idéal à désirer consiste dans une sorte d'équi-
libre entre le chiffre des consommateui's et la somme des
richesses que peut fournir un travail actif et fécond. « Nulle
» comparaison, s'écrie Mann, entre la force et les richesses
» de l'Espagne dans l'immense étendue de ses domaines mal
» peuplés, et celles de la France, presque dénuée de pos-
» sessions au dehors depuis la perte du Canada et de la
» Louisiane (1). »
Cette fois la doctrine de l'ancien chartreux de Nieuport se
trouvait à l'abri de toute critique sérieuse. Les leçons de
l'histoire et les enseignements de la raison se réunissent
pour proclamer que, dans la sphère des intérêts matériels,
l'idéal des sociétés hi^maines consiste réellement dans une
population nombreuse et laborieuse, vivant sur un territoire
qui lui permet de subsister dans des conditions normales
de travail et d'aisance. La misère, le découragement, la
maladie et le désordre deviennent le lot des populations sur-
abondantes , pressées dans un étroit espace où le travail ne
leur fournit que des ressources insuffisantes, où la concur-
rence effrénée des bras fait descendre le taux des salaires
à des proportions infimes. La souffrance et la dégradation
régnent encore, mais à un moindre degré, chez les peuplades
(1) Mémoire sur la question : Dans un pays fertile et bien peuplé, les *
grandes fermes sont-eUes utiles ou nuisibles à VÉtat en général f Au
t. IV des Mémoires cités, p. 203 et suiv.
paresseuses et vagabondes, disséminées sur un territoire
immense, perdues dans de vastes solitudes, qu'elles aban-
donnent aux ronces, aux herbes parasites et aux animaux
sauvages.
Mais en affirmant ces vérités élémentaires, qu'on s'étonne
de voir si longtemps et si obstinément méconnues par plu-
sieurs générations d'intelligences d'élite, l'abbé Mann n'avait
pas complètement éclairci le problème. Pour rendre ces
vérités utiles et fécondes sur le terrain si souvent rebelle
de la pratique, pour ne pas en faire une source de décep-
tions et d'infortunes, il devait appeler l'attention des légis-
lateurs et des hommes d'État sur un autre fait non moins
essentiel.
L'équilibre désirable entre la densité de la population et
les ressources du pays étant heureusement atteint, existe-t-il
un moyen prompt et sûr de le maintenir sans variations sen-
sibles? Les nouveaux venus trouveront-ils toujours le travail,
le pain et le vêtement qui leur sont indispensables? S'il est
permis de répondre affirmativement à cette question, les
gouvernements ont le droit et, à certains égards, le devoir
de provoquer et d'encourager la progression de la popula-
tion, par tous les moyens qui se trouvent à leur portée et
dont ils peuvent légitimement disposer. — Si la réponse
doit, au contraire, être négative, les hommes chargés de la
direction des intérêts généraux, loin de pousser au dévelop-
pement constant de la population, sont plutôt tenus, partout
où elle a acquis un certain degré de densité, de recomman-
der au peuple la modération dans les désirs, de mettre en
évidence le danger des passions qui conduisent à des unions
réprouvées par la prudence. Au lieu de recourir à tous les
moyens sérieux ou bizarres tentés depuis Gyrus et Auguste
jusqu'à Louis xrv et Napoléon I«% ils doivent plutôt craindre
de hâter, par des moyens factices, Tarrivée de Theure déct^
sive de la rupture de Téquilibre, quand les forces produC'-
tives du sol et du travail ne suffiront plus pour assurer une
modeste aisance aux classes les plus nombreuses» quand
tout accroissement ultérieur de la population deviendra,
pour des milliers de créatures intelligentes, une source de
calamités et de périls de toute nature. Ils sont obligés de se
rappeler qu'on a vu, même sur le sol de l'Europe, des situa«-
tions déplorables auxquelles la mort et l'émigration pouvaient
seules apporter un remède efficace (1).
Cette face nouvelle du problème de la population, à la«-
quelle avaient songé les philosophes de la Grèce (2), mais que
les utopistes de l'ère chrétienne ont constamment perdue de
*
vue, n'échappa point à l'attention du savant académicien de
Bruxelles.
Le 20 décembre 1781, Mann lut à ses collègues un mé-"
moire ayant pour titre : Réflexions sur l'économie de la société
civile et sur les moyens de la perfectionner (3). Après avoir
(i) il n'est peut-ôtre pas inutile de faire remarquer que nous enyi-
sageons ici le problème de la population dans ses rapports avec les
intérêts particuliers â*un peuple déterminé. En étudiant le même pro-
blème au point de vue des destinées du genre humain , la question
change très-souvent de face. L'émigration remplit alors un rôle pro-
▼identiel. (Voy. ci-dessus, p. 382 et 3S3). Au surplus, la situation
déplorable à laquelle nous venons de faire aUusion se présente beiiu-
coup plus rarement que ne le suppose toute une école d'écono-
mistes.
(i> Platon avait imaginé plusieurs moyens de maintenir à un chiffre
invariable le nombre des citoyens de sa cité modèle. (Voy. notre ou-
vrage Le Socialisme depuis Vantiquité ,i, I , pp. 41 et suiv.). Aristote, à
son tour, enseignait que les législat^rs ne devraient pas permettre
ailx citoyens de procréer sans Umites. (Poli4ique, liv. Il, c. 3, §6; o. 7,
§ 4. Liv. IV, c. 14, g 6).
(3) Le mémoire lu le 20 décembre 1781 est resté inédit. Le manuscrit
se trouve à la BtbUothèque royale de Bruxelles (n« tÛÔ8Q>. Une analyse
- 453 -
défini la nature et signalé le but de ces grandes associations
qoi composent les peuples, il passa successivement en revue
les moyens qui, à son avis, étaient de nature « à procurer
Ta aux citoyens ce dont ils ont besoin pour les nécessités,
» les commodités et les agréments de la vie. » Il indiqua
tour à tour la diffusion des connaissances utiles, la division
des terres en exploitations agricoles peu étendues, l'emploi
de procédés perfectionnés pour la conservation des aliments,
l'introduction de nouvelles branches d'industrie et de com-
merce ; puis, fixant brusquement sa pensée sur le jour où le
nombre des travailleurs et des consommateurs atteindra des
proportions telles, que toutes les ressources de la nation
seront indispensables pour leur assurer une existence aisée,
il se posa la question suivante, dont ses contemporains
étaient loin de comprendre l'importance :
<c Dans un État bien réglé, peut-il arriver, dans tous les cas,
» que les moyens de subsistance soient en équilibre avec
» le plus haut degré possible de l'accroissement de la popu-
» lation?»
Il répondit dans un langage incorrect, mais éminemment
lucide :
q Cet équilibre est manifestement impossible chez un peu-
» pleoii régnent les bonnes mœurs, parce que la population
» est de sa nature une progression accroissante à Findéfini^
» tandis que les moyens de subsistance et d'emplacement
» sont nécessairement limités par le sol (1). »
détaiUée a été publiée au t. V, pp. xil-xiv des Mémoires de l'Académie
impériale et royale.
(1) Mémoires cités, t. V, p. XIV. Que Mann, en se servant des mots
manifestement impossible, ait ou n'ait pas exagéré Tétat réel des choses,
c'est une question que nous n'avons pas à examiner ici, où nous
constatons simplement la similitude de ses idées avec celles deMaltbus .
En toute hypothèse, il ne faut pas oublier que Mann, en posant la ques-
N*est-il pas incontestable que cette progression accroissante
à l'indéfini est au fond absolument la même que la progression
géométrique de Malthus? Ne signifie-t-elle pas manifestement
cette force d'expansion indéfinie, cette puissance de repro-
duction illimitée, qui appartient à Tespèce humaine, comme
à la plupart des espèces animales et végétales, et qui ne con-
naît d'autres entraves que les obstacles matériels qu'elle
rencontre ds^ns le monde extérieur (1)? Ne désigne-t-elle
pas, trait pour trait, cette tendance prétendument naturelle
des peuples à se développer au delà de la quantité des
moyens d'existence, en d'autres termes, la célèbre loi écono-
mique dans laquelle Malthus voyait la base et le résumé de
toute sa doctrine (?)? De même que l'illustre économiste
tion, s'est servi des mots dans toun lea cas. En se plaçant à ce point de
vue restreint, il nous semble difficile qu'on ne partage pas son avis.
Quoi qu'il en soit, il est très-remarquable que, dans le mémoire
manuscrit déposé à la Bibliothèque royale, Mann s'exprime avec moins
de précision et d'assurance. Au lieu de répondre : « Cet équilibre est
» manifestement impossible, etc., » il se contente de dire : «f Sur cette
)> dernière question, peut-être ne sera-t-il pas inutile de prévenir que,
» si on parvient à prowfer que cet équilibre est impossible chez un peuple
» où régnent les bonnes mœurs , etc. » Un peu plus loin , au lieu des
mots : « nécessairement limitées par le sol, » on ne trouve que ceux-ci :
« limitées par le sol. ii La. question elle-même n'est pas posée en termes
absolument identiques. Qans le manuscrit, l'auteur se demande « s'il
ï peut arriver, en aucun cas possible, dans un État bien réglé, que les
» moyens d'emplacement en mariage et les moyens de subsistance ne
» soient en équilibre avec le degré possible d'accroissement de la po-
» pulation. » Il est visible que les idées de Mann étaient devenues
plus lucides et plus fermes, entre le jour de la rédaction du mémoire
et celui où il en publia des extraits dans le recueil académique.
(i) Avec cette différence cependant que, pour l'humanité, tout ce
que cette loi naturelle offre de rigoureux, d'impitoyable, de brutal, se
trouve écarté, en très-grande partie, par la prévoyance et le travail.
C'est un fait dont Malthus n'a pas assez tenu compte , et il est arrivé
.ainsi à une foule de conséquences manifestement exagérées. Vqy.
ci-dessus, p. 415.
(2) Voy. ci-dessus, p. 400.
aûglais, le modeste académicien de Bruxelles met à néant
tontes ces déclamations sonores et creuses sur les inappré-
ciables avantages d'une population s'accroissant sans cesse.
Longtemps avant l'apparition de YEssai, Mann^ donnant une
leçon aux soi-disant philosoph,es de son siècle, leur apprend
que, la puissance de reproduction de Tespèce humaine étant
indéfinie, il peut se présenter des situations où la raison et
la prudence sont indispensables pour prévenir la rupture
de réquilibrë entre le chifhre de la population et la somme
des moyens d'existence.
Il est vrai que Mann ajoute à sa proposition une impor-
tante restriction en disant : Chez iin peuple où régnent les
botines mœurs. Mais c'est là un trait de ressemblance de plus
entre l'économiste anglais et l'académicien belge. Parmi les
faits qui arrêtent le développement de la population, et qu'il
appelle obstacles privatifs, Malthus place, lui aussi, à l'un des
premiers rangs, le libertinage, les passions contraires au
vœu de la nature, la violation du lit nuptial, la prostitution,
en un mot, le vice (1). En réalité, pour tous ceux qui ne
s'arrêtent pas servilement au sens littéral des mots employés,
le piincipe fondametital de Mann et le ptincipe de population
«
de l'illustre auteur de YEssai désignent la même loi éco-
nomique.
Peu importe que Mann, en posant ces prémisses, ait eu
surtout en vue de justifier le célibat des prêtres et des
moines ; peu importe encore que, n'apercevant pas toutes les
conséquences pratiques de sa doctrine, il ait lui-même indi-
qué au gouvernement de Vienne plusieurs moyens de hâter
l'accroissement de la population dans les Pays-Bas autri-
chiens ; malgré cette inconséquence, à laquelle on pourrait
(1) Essai, L. 1, c. 1^ 2, 5.
- 4b6 —
en ajouter plusieurs autres, il n*ea est pas fnoiiis vrai que,
dès 1781, Mana a proclamé, en termes nets et précis, une
loi fondamentale de Téconomie • politique qui, dix-huit ans
plus tard, contribua si largement à la glorificaMon de Tun
des maîtres de la science. La formule de Malthus est plus
scientifique en apparence ; mais, en réalité, le langage de
Mann est plus exact, plus conforme à la nature des choses :
d*un côté, une progression indéfinie dans le développement
de Tespèce humaine ; de Tauti^, une progression nécessai-
rement limitée dans I9 multiplication des subsistances.
Disons, en terminant, que notre intention, en écrivant ces
lignes, n'est pas d'abaisser le mérite, de nier le génie ou de
ternir la gloire de Malthus. Il est possible et même probable
que le grand économiste de Rookei7 n'a jamais eu sous les
yeux le recueil des Mémoires de l' Académie impériale et royale
des sciences et belles-lettres de Bruxelles (1). D'autre part,
quand même il aurait puisé dans les écrits de Mann la pre-
mière notion de la loi économique qui sert de base aux dé-
veloppements ingénieux de VEssai, celui-ci n'en suffirait pas
moins à immortaliser le nom de son auteur. La science qu'il
déploie, les vastes et difficiles recherches auxquelles il s'est
livré, les aperçus profonds qui abondent dans son livre, les
innombrables faits qu'il a recueillis, les conséquences qu'il
en déduit et à l'égard desquelles, pour le rappeler en pas-
(1) U est cependant certain que tous les travaux de Mann ne lui
étaient pas inconnus. Au chapitre XIV du livre III, page 237, il cite un
mémoire de notre académicien sur Tétat de l'agriculture dans les
Pays-Bas, publié dans le l«f volume des communications faites au
Bureau de Tagriculture de Londres. Le baron de ReifTenberg cite ce
mémoire sous le titre suivant : A Memoir on ilie agriculture of thc
Auslrian Netherlands, for the Board of British agriculture (1795).
' Éloge cité, p. 27.
Mann était membre honoraire de ce Bureau.
- i57 —
sant, nous avons fait bien des réserves (1), toutes ces qualités
solides et rares imprimeraient encore à son œuvre le carac-
tère d*une grande et puissante originalité.
En signalant dans l'un des nombreux travaux de Mann la
perception claire et vive d'une vérité économique du premier
ordre, nous avons eu un double but, académique et national.
Nous avons voulu payer un tribut de reconnaissance et d'es-
time à l'un des plus zélés et des plus savants de nos prédé-
cesseurs. Nous nous sommes efforcé de revendiquer pour la
Belgique une part oubliée de ce noble et glorieux héritage
de la science qui, bien plus que les lauriers sanglants de la
guerre, recueillera les applaudissements et méritera les
hommages des générations futures.
(t) Il est, en efTet, incontestable que Malthus, tout en partant d un
fait vrai, a étrangement exagéré les conséquences funestes qui peuvent
dériver de la puissance de reproduction qui caractérise l'espèce hu-
maine. (Voy. ci-dessus, p. 439).
w
L'UNITÉ
DE L'ESPÈCE HUMAINE
DÉMONTRÉE PAU LA SCIENCE MODERNE.
L'UNITÉ
DE L'ESPÈCE HUMAINE
DÉMONTKÊE PAR LA SCIENCE MODERNE (i).
^tfV^MMM^^v^iMM^^^m^N^
I.
iNiRdMicnot.
Ce n^est pas d'aujôurdliui que datent les systèmes favora-
bles ou contraires & Tunité de Fespëce humaine. Il nous
serait fticile de prouver que déjà leur influence se manifeste,
& des degrés divers, dans les monuments religieux et les
institutions politiques des peuples primitifs (S). Nous n*au-
rions pas plus de peine à montrer que cet important pro^
bfème a préoccupé, sous une ibrme plus ou moins précise,
la plupart des hommes illustres de ramiquité païenne. Mais
tel n^est pas le but que nous voulons atteindre en ce moment.
(i) ËEtTAil de U Rame cathodique (i06â),
(2) Voy. notamment les Ltnt de Môowm, 1, 8, 9fM\, 9»; VIII, 443, 444.
L'unité de Vcspèee iNimaine f est HormeUement niée, et la diversit
ori^nelle des castes y sert de fondement à l^œiivre du législateur.
- 462 -
Laissant de côté les opinions des législateurs, des historiens
et des philosophes de l'Orient, de la Grèce et de Rome, nous
nous contenterons de jeter un rapide coup d'œil sur les dis-
sidences que la question a fait surgir dans le cours des
deux derniers siècles. Nous verrons ensuite quelle est l'im-
portance et la valeur des lumières fournies par la science
moderne.
En 168S, un gentilhomme protestant, La Peyrère, se livra
à de longs et arides travaux pour démontrer l'existence
d'une race humaine antérieure à Adam. L'auteur, qui avait
la prétention de ne pas s'écarter du texte de TÉcriture, sou-
tenait que l'histoire d'Adam et de ses descendants était Je
commencement de l'histoire des Juifs, et non pas celle de
l'humanité primitive. Dans la terre, dont il est si souvent
question dans la Bible, il voyait, non le globe créé pour être
le domaine commun de toutes les races humaines, mais la
Terre minte, la Judée, devenue le patrimoine exclusif des
descendants d'Adam. Aussi était-ce à la Judée seule qu'il
appliquait les récits relatifs au déluge biblique, et, par une
conséquence nécessaire, amoindrissant singulièrement le
rôle providentiel de Noé, il faisait de ce patriarche le
deuxième père de la race juive. Il prétendait que les Gentils,
créés dès le sixième jour de la grande semaine, avaient ap-
paru en même temps sur la terre entière; tandis que le pre-
mier Juif, Adam, habitant privilégié du jardin d'Éden, n'avait
été tiré du limon qu'après le repos divin du septième jour (1).
Publié à une époque où les croyances chrétiennes ré-
(1) Systema theologicum ex pfXBadamitarum hypothesi, Par9 prima.
La seconde partie n*a jamais paru. L'année suivante, Eusebius Roma-
nus en' publia une réfutation sous ce titre : Animadver^wnes in librum
prœadamitarunn, in qtiiims eonfutatur nuperua teriptor, primimi ontfiîtmi
haminum fuisse Adamum defenditttr (Par. i656, in-8).
gnaîent en souveraines dans la soeiété française, le livre de
La Peyrère, alors même qu'il n*eût pas fourmillé d'erreurs
de toute nature, ne pouvait exercer une influence durable.
Les catholiques et les protestants s'unirent pour le com-
battre, et cette tentative aussi étrange qu'audacieuse fut
bientôt oubliée.
Mais l'attaque se reproduisit au dix-huitième siècle, avec
un caractère infiniment plus redoutable. A Fheure où toutes
les forces intellectuelles de la France s'étaient en quelque
sorte coalisées contre le christianisme, l'unité de l'espèce
humaine, nettement enseignée dans la Genèse^ devait inévi-
tablement rencontrer de nombreux adversaires. Quand Vol-
taire donnait le signal du combat, la littérature et la science
superficielle du temps ne faisaient jamais défaut. Or Voltaire,
l'arbitre du goût, le distributeur de la popularité, s'était
écrié : « Il n'est permis qu'à un aveugle de douter que les
« blancs, les noirs, les albinos, les Hottentots, les Lapons, les
» Chinois, les Américains, soient des races entièrement difié-
» rentes (1). » Dès cet instant, tous ceux qui afi*ectaient de se
montrer affranchis du joug des préjugés, tous ceux qui se fai-
saient gloire de marcher sous les bannières de la soi-disant
philosophie de l'époque, placèrent la coexistence de plusieurs
espèces humaines parmi les axiomes les plus incontestables.
Les protestations des théologiens eurent cependant le bon-
heur d'obtenir les suffrages de deux savants illustres, l'un et
l'autre peu suspects de complaisance envers les traditions et
les exigences de l'Église catholique. Buffon et Linné se pro-
noncèrent hautement en faveur de l'unité de l'espèce. Dans
les différences qui frappaient les yeux du. vulgaire, ils ne
<1) PhUosûphie de VHiatoire, servant d'introduction à VEssai mir les
mœun, p. 6. Œuv. compL, t. XVI ; édit. de la soc. typ. (1784).
voyaient que des modifloations aoeesdoires, des variétés de
raee, et leur avis fut bientôt celui de la plupart des natura^
listes sérieux.
Aujourd'hui cependant, en Europe et surtout en Amé«
rique, où la question anthropologique s'était naguère com-
pliquée de celle de l'esclavage, on rencontre encore une
nombreuse école de polygimtes. Ceux-ci n'ont pas entière-
ment renoncé aux persiflages, aux plaisanteries et aux dé-
clamations de leurs devanciers du dix-huitième siècle; mais
I
ce n'est plus dans ce triste et maigre bagage qu'ils cherchent
les arguments à l'aide desquels ils s'efforcent d'étendre et
de raffermir leur propagande. Ils comptent dans leurs rangs
des hommes dont le nom est justement honoré dans le monde
scientifique ; ils appdlent à leur aide les résultats fournis
par les admirables progrès de toutes les branches des
sciences naturelles; ils soutiennent que les découvertes
modernes repoussent l'hypothèse de l'unité originelle des
groupes divers qui composent l'humanité ; en un mot, ils
se vantent de placer le problème sur le terrain exclusif de
la science.
La question religieuse n'a pourtant pas tout entière dis-
paru du débat.
En Europe, la ^grande majorité des polygénistes affectent
une indifférence profonde, pour lie pas dire un dédain su-
perbe, à l'égard du dogme biblique; ils se plaisent même à
reprocher à leurs adversaires une complaisance excessive
envers les préjugés du passé, une sorte de servilisme chré-
tieo incompatible avec les fières et libres investigations de
la science. « Pour eux, dit M. de Quatrefages, le monogé-^
» nisme est tout au moins une hypothèse rétrograde, fondée
» uniquement sur des préjugés traditionnels et un esprit de
» secte indigne du dix-neuvième siècle; c'est un dogme et
~ 465 -
» non pas une doctrine scienlifique; là raison affranchie par
» la science doit savoir s'élever plus haut, et sur ce thème
» bien rebattu ils sèment quelquefois des plaisanteries spi-
» rituelles, parfois aussi de lourdes déclamations (1). »
Il n*en est pas de même en Amérique. Quelques adver-
saires de l'unité ^prennent l'attitude hautaine et dédaigneuse
de leurs amis de l'autre hémisphère ; mais la plupart d'entre
eux, subissant encore Fempire des idées chrétiennes, mar-
chent sur les traces de La Peyrère et s'efforcent de concilier
leurs théories aventureuses avec le texte de la Bible. Faisant
un appel à toutes les ressources du savoir moderne, ils invo-
quent l'histoire, la géographie et la linguistique, pour prou-
ver que les récits de Moïse concernant l'origine et la filiation
des premières familles s'appliquent exclusivement à l'espèce
blanche : moyen sûr et commode de Justifier l'esclavage
des Nègres; qu'ils rapprochent autant que possible des
singes (2). . _
Il est un autre point sur lequel les polygénistes des deux
bords de l'Atlantique sont loin d'être d'accord. Après avoir
repoussé la doctrine de l'unité^ ils produisent une foule de
systèmes contradictoires sur le' classement des groupes
humains qu'ils répartissent en espèces diff'érentes. En 1801,
Virey, qui le premier donna au polygénisme l'apparence
d'une doctrine scientifique, admettait deux espèces d'hom-
mes (3)1 Vingt-Cinq ans plus tard, Bory Saint-Vincent porta
le nombre des espèces à quinze (4). Sept ans après, Gerdy
partagea le genre humain en quatre s&us-^enres, subdivisés
chacun en un nombre indéterminé d'espèces qui n'existent
(i) p. 298 de l'ouvrage cité ci-aprés.
(2) Voy . le grand ouvrage Types of Mankind.
(3) Histoire naturelle du genre humain (1801).
(4) Dictionnaire classique d'histoire naturelle. V** Homme (1825).
30
- 466 -
plus dans leur pureté native (1). Aujourd'hui enfin, M. Glid-
don» Tun des chefs de l'école américaine, est arrivé au chiffre
énorme de cent cinquante familles^ sans qu'il ait réussi à
satisfaire l'amour des classifications qui semble distinguer
ses compatriotes. Un grand nombre de ceux-ci en sont venus
à prétendre sérieusement que les homme^ ont été créés par
nations (S) !
Toutes ces controverses, il est vrai, ne présentent ici
qu'une importance secondaire. Le point essentiel, le pro-
blème décisif consiste à savoir si les divers groupes humains,
disséminés dans les régions les plus dissemblables du globe,
forment ou ne forment pas une seule espèce.
C'est ce problème que nous allons examiner en prenant
pour guide la publication récente de l'un des monogénistes
les plus savants et les plus sagace». Dans son remarquable
livre sur V Unité de l'espèce humaine, M. de Quatrefages énu-
mère les faits, discute les arguments et répond aux objec-
tions de manière à convaincre toutes les intelligences non
prévenues. Grâce à lui, il nous sera facile de prouver que,
cette fois encore, la science est venue donner une confirma-
tion éclatante aux saintes Écritures (3).
(i) Physiologie médicale (1832).
(2) Le travail de M. Gliddon a pour titre : Commeutaty upon the
principal distinctions observable among the iHirious groups of humanity.
(3) Unité de Vespèce humaine, par A. de Quatrefages. Paris, Haehette,
1R61, in-12. — Tous les faits que nous citons plus loin ont été emprun-
tés au livre de M. de Quatrefages ; mais il importe de remarquer que
ces faits ne sont pas les seuls qu'invoque le savant professeur du Mu-
séum. Il a groupé les preuves avec une abondance méthodique dont
notre aride et succincte analyse ne saurait donner Tidée. Nous avons
même complètement passé sous silence plusieurs parties de son
ouvrage, notamment sa belle et décisive démonstration de la fixité de
Vespèce.
- 467 -
II.
l'espèce, la variété, la rage. — INFLUENCE DU MILIEU.
Pour apprécier à sa valeur réelle la savante argumentation
de M. de Quatrefages, il est trois notions qu'on ne doit ja-
mais perdre de vue : YespècCy la variété, la race.
L'espèce est Yensemble des individus^ plus ou moins sem-
blables entre eux^ qui sont descendus d'une paire primitive
unique par une succession non interrompue de famiUes. L'es-
pèce représente le type primitif et fondamental. SI tous
les représentants d'une espèce animale ou végétale nais-
saient et se développaient dans les mêmes conditions, ils
conserveraient éternellement les mêmes caractères et les
mêmes formes. Mais on sait que cette identité de con-
dition pour la naissance et le développement des êtres
n'existe que très-rarement sur le globe. Des actions de
milieu modifient sans cesse les types primordiaux. Les
individus, àoumis à ces actions, tout en conservant les
qualités essentielles de l'espèce, subissent parfois des
changements considérables. De là natt la variété, laquelle
se présente quand des individus se distinguent des autres re-
présentants de leur espèce par un ou plusieurs caractères excep-
tionnels. Ce n'est pas tout. Très-souvent les caractères que
présente une variété passent aux descendants de l'animal ou
du végétal chez lequel on les rencontre; en d'autres termes,
les variétés deviennent héréditaires, et alors on .trouve la
race. La race est donc Yensemble des individus semblables
appartenant à une même espèce, ayant reçu et transmis par voie
de génération les caractères d'une variété primitive.
Ainsi que Ta déjà dit Buffon, Tespèce est fixe et perma-
nente à jamais ; mais les variétés et les races peuvent revêtir
un nombre indéfini de formes dissemblables. Dans le règne
végétal aussi bien que dans te règne animal, les différences
deviennent parfois tellement caractéristiques que des savants
du premier ordre se croient en présence d'espèces diverses,
tandis qu'ils ont sous les yeux des races appartenant à une
espèce unique. Citons quelques exemples.
Dans, sa Flore française, De Candolte avait décrit sept es-
pèces de ronces, et M. Mûller en compte cent trente-six. Un
professeur du Muséum de Paris, M. Decaisne, s*empara de
toutes ces prétendues espèces ; il les plaça les unes à côté
des autres et les soumit à des conditions d'existence abso-
lument identiques. Au bout de quelques années, toutes ces
formes en apparence indélébiles se fondirent tellement les
unes dans' les autres que l'esprit le plus clairvoyant devint
impuissant à se reconnaître au milieu d'elles. Mûller et de
-Gandolle avaient pris des races pour des espèces.
Une des plantes les plus communes, le plantain, est de-
venu le type d'un genre comprenant cent quinze à cent trente
espèces, qui se distinguent toutes les unes des autres par
des caractères nettement tranchés. « Tantôt, dit M. de Qua-
» trefages, les feuilles sont ovales et presque arrondies,
» tantôt assez longues pour former un fourrage estimé. Ici
» elles sont disposées en rosettes de quelques centimètres
» de diamètre ; ailleurs, elles forment une touffe droite et
» fournie. La plante tout entière est tantôt lisse et sans poils,
» tantôt tellement velue qu'on a désigné une espèce par le
» nom bien significatif de plantain laineux. Enfin la racine
D est tantôt annuelle, c'est-à-dire que la plante naît, croit et
» meurt tout entière en une année, tantôt vivace, c'est-à-dire
» qu'après avoir passé l'hiver, elle reproduit au .printemps
» des feuilles, de^ fleurs et des graines (1). » Faut-il en con-
clure que toutes ces variétés de plantain constituent réelle-
ment autant d'espèces différentes? Eii aucune manière. Le
même professeur du Muséum, M. Decaisne, recueillit à la
campagne, aux environ^ de Paris, les graines d'une de ces
espèces acceptées comme très-bomies par tous les botanistes ;
il les sema et les cultiva dans des conditions* difijéretites, et,
dès la première année, il retrouva dans ses carrés sept des
formes regardées jusqu'à lui, comme spécifiques.
. On peut affirmer, sans exagération, que la plupart des
végétaux, soumis à de nouvelles conditions d'existence, se
modifient avec une étoiinante facilité. Dans le cours de ses
belles expériences, M. Meunier sema du froment d'automne
s^ «commencement du printemps. La première année, sur
cent tiges, dix parvinrent à former leur épi, et quatre seu-
lement donnèrent des graines mures. Ces graines mures,
semées au printemps suivant, donnèrent cinquante épis murs
pour cent tiges; mais, la troisième année, les cent tiges
parcoururent toutes les phases de la' végétation, ei la race
du froment d'automne se trouva transformée en froment de
printemps (2).
Les mêmes phénomènes se présentent pour les animaux, .
alors surtout que l'homme vient ajouter son action raisonnée
à l'influence en quelque sorte brutale du milieu où vivent et
se développent les races domestiques,
Buffon comptait, en Europe seulement,^ onze grands
groupes de pigeons, comprenant chacun un certain nombre
de races principales. (!es chifl*res sont aujourd'hui immen-
(I) p. 83.
Ç2) P. 123. — M. de Quatrefages cite une foule d'exemples tout aussi
remarquables pour les fruits.
- 470 -
sèment dépassés, et c*est par centaines qu*il faut énumérer
les races de ces oiseaux. Et cependant toutes ces races, dont
les variétés, parfois 'si considérables, se transmettent par la
génération, proviennent d'une espèce unique, le biset {co-
lumbalivia). En amenant l'accouplement des individus dont
il voulait développer et perpétuer les qualités, l'homme est
parvenu à créer en quelque sorte les innombrables variétés
héréditaires que nous avons sous les yeux; mais aussi, dès
l'instant qu'il se relâche de sa surveillance et que le croise-
ment entre des races dissemblables s'opère sans obstacle,
le type primitif reparaît dès la troisième génération. Ces
faits sont tellement constants qu'un noble anglais, sir John
Sebright, qui consacre une partie de sa vie à l'élève des
pigeons, a pu dire sans forfanterie : « En trois ans, je puis
» produire n'importe quel plumage qui m'aura été indiqué ;
» mais il me faut six ans pour façonner une tète ou un
» bec. » Ici les apparences avaient de nouveau trompé le
génie de Buffon et de quelques-uns de ses plus illustres
émules !•
Un exemple bien plus remarquable encore se rencontre
chez le chien. C'est avec raison que M. de Quatrefagés s'écrie :
c. On peut dire de cette espèce que l'homme lui a tout de-
» mandé, et qu'elle lui a tout donné. Il a fait du chien une
>> bête de somme, une bête de trait, de chasse, de garde, de
» guerre ; il s'est adressé à l'intelligence, à l'instinct, comme
» au corps ; l'être entier s'est plié à toutes les exigences ;
» la mode, le caprice, s'en sont mêlés, et. ils ont été satis-
» faits aussi bien que les besoins réels, et cela de toute antl-
» quité. La Bible et les Védas, le Chou-King et le Zend-Avesta
» parlent du chien; les plus anciens monuments de l'Egypte
» nous le montrent ayant déjà donné des'races nombreuses,
» une entre autres à oreilles pendantes, signe indubitable
- 471 -
» d'une domestication déjà fort ancienne. Hais aussi quelle
» variété infinie, quels contrastes dans ces races ! Placez à
» côté du grand chien des Philippines, ^ont la taille dépasse
» celle de toutes nos races européennes, le bichon que nos
» grand'mères cachaient dans leur manchon; à côté du
» lévrier aux jambes si longues, si grêles, qui force le liè-
» vre à la course, le basset à jambes torses, si bien- fait pour
» se glisser dans un terrier; à côté du chien turc, à la peau
» entièrement nuç, le barbet qui semble porter une toison ;
» comparez le chien des Pyrénées au bouledogue, le chien
» de Poméranie au griflTon, le terre-neuve au chien courant,
» et vous n'aurez encore que des notions imparfaites sur ce
» monde de chiens qui embrasse les formes les plus diffé-
i> rentes, les instincts les plus divers (1). » En effet, ce ne
sont pas seulement les formes extérieures qui varient de
telle manière que tout naturaliste ignorant leur origine com-
mune n'hésiterait pas à les séparer. Les organes internes,
les viscères, le squelette et la taille subissent des modifica-
tions profondes. En comparant le chien de montagne au
petit épagneul, on trouve que la longueur varie de 1 mètre
328 millimètres à 305 millimètres, et la hauteur de 770 à
162 millimètres ; en d'autres termes, dans la première de ces
deux races, le corps est plus que quatre fois plus long que
dans la seconde, et la taille est presque quintuple. L'instinct
lui-même se trouve atteint et se transmet par la génération, au
point que le proverbe populaire « bon chien chasse de race »
est devenu une vérité scientifique. En choi^ssant les couples
et en tenant compte de l'influence de l'hérédité, l'homme a
obtenu des résultats qu'on déclarerait impossibles si les faits
ne se passaient pas sous nos yeux. Et cependant, selon l'im-
(1) Pag. loi et 102.
mense majorité des naturalistes, et sans en excepter les
polygéniMeSj les innombrables races de chiens appartiennent
incontestablement à une seule espèce (i).
Nous en avons dit assez pour faire voir combien il est
dangereux de confondre la race, constamment variable et
mobile, avec l'espèce essentiellement fixe et permanente. Une
telle confusion rendrait impossible toute classification ra-
tionnelle et vraie des êtres organisés. Sans doute, les va-
riétés deviennent plus nombreuses, quand l'action de
rhomme s'ajoute à celle des causes naturelles; mais il ne
faut pas s'imaginer que cette action de l'homme soit indis-
pensable. Les différences de race se montrent au plus haut
degré chez une foule d'espèces qui sont constamment restées
à l'état sauvage. Le renard de la Sibérie et celui de l'Egypte,
si différents dans leurs formes extérieures, se relient l'un à
l'autre par sept races intermédiaires.
Suivant M. de Quatrefages, dont les arguments sont ici
sans réplique, « toutes les fois qu'entre deux formes, même
» très-différentes, on peut établir une série graduée d'individus
» passant de Vune à Vautre par nuances insensibles, toutes les
» fois surtout qu'on voit les caractères s'entre-croiser dans les
» termes der cette série, on peut assurer que les deux formes
» appartiennent à une même espèce. » Il n'en saurait être
autrement. Puisque deux espèces, même très-rapprochées,
ne confondent jamais des caractères propres à chacune
d'elles, il est évident que, lorsqu'il y a échange ou mélange
de ces caractères, on se trouve en présence d'une seule
espèce.
(1) Pour la transmission de l'instinct des chiens, M. de Quatrefages,
s'appuyant sur les derniers résultats obtenus par la science, cite une
foule de faits curieux. Tout ce qu'il dit de l'espèce cabine présente un
véritable intérêt. Voy. pp. Ipl, 103, 105, 126, 131-132, 148.
- 473 -
Appliquons ces données aux groupes humains dont on
veut faire autant d*espëces différentes.
III.
L*ESPECE ET U HACE DANS LES GROUPES HUMAINS.
Quand on place en regard l'Européen et le Nègre du golfe
de Guinée, on aperçoit immédiatement des différences nom-
breuses et frappantes.
Mais ne trouve-t-on pas, entre ces deux types si dissem-
blables, des séries graduées et non interrompues qui les
relient intimement et s'opposent à ce qu'on les sépare?
M. de Quatrefages répond :
« Nous savons aujourd'hui, nous apprenons chaque jour
» davantage que tous les Nègres ne ressemblent pas aux
» populations du golfe de Guinée^ si longtemps considérées
» comme représentant la race entière, k peine a-t-on fran-
» chi la zone littorale de la côte des Esclaves qu'on découvre
» des hommes à cheveux laineux, à peau noire, mais dont
» le type commence à s'éloigner de celui du Guinéen. Là les
» traits deviennent parfois complètement européens.... Au
» Congo à l'ouest, sur toute la côte de Mozambique à l'est,
» nous voyons les populations se rapprocher par les traits
» de nos populations d'Europe, au point que la nature des
» cheveux etJla couleur du teint peuvent seules empêcher
» toute méprise. Ce dernier caractère s'affaiblit souvent sur
» les rives du Zambèze, au cœur de l'Afrique centrale. Là
» Livingstone a trouvé des populations dont le teint varie
» du brun foncé à l'olivâtre. Le même voyageur ajoute :
(c Bien que ces hommes aientMes lèvres épaisses et le nez
» épaté, la pliysionomie nègre ne se rencontre parmi eux
)> que chez les êtres les plus dégradés. » Plus au sud se pré-
» sentent toutes ces populations mêlées qui conduisent,
» toujours insensiblement, du nègre, soit aux Hottentots
» vers le Gap, soit aux blancs dans la Gafrerie. Et si nous
» traversons l'étroit canal de Mozambique, nous verrons ce
» même type nègre passer au Polynésien et au Malais.
» Voilà quelques-uns des faits que présente TÂfrique mé-
» ridionale, c'est-à-dire la contrée où la race nègre, enserrée
» entre les deux océans, livrée à elle-même aussi entière-
» ment que possible, soumise à des influences assez con-
» stantes, est restée le plus à l'état stationnaire et a dû
» le moins varier. Si nous remontons au nord d'une ligne
» sinueuse s'étendant à peu près de l'embouchure du Séné-
» gai au lac Tchad et de celui-ci au point de la côte de Zan-
/» guebar coupé par l'équateur, les faits deviennent bien
» autrement frappants. — Les races soudaniennes nous
» montrent une variété infinie. Les traits se rapprochent
» parfois presque complètement des nôtres, et cela, dès le
» Haoussa ; la couleur passe du noir au noirâtre, au cuivré,
)> au basané, au café au lait clair ; les cheveux de laineux
» deviennent crépus ou simplement frisés et même plats.
» Enfin de gradations en gradations, de nuances en nuances,
» on arrive du nègre à l'Arabe ou au Berbère; sans qu'il soit
» vraiment possible de préciser où Tun des types finit, où
» l'autre type commence. >>
On rencontre donc ici^^ entre les deux formes les plus
éloignées, « une série graduée d'individus passant de l'une
» à l'autre par des nuances insensibles (1). »
(1) Le même fait s'est produit partout où des hommes appartenant à
- i7» -
Mais supposons un instant gratuitement que Tun ou l'autre
anneau de la série fasse défaut. Les différences qu*on re-
marque entre l'organisation de l'Européen et celle du Nègre
suffiraient-elles, abstraction faite de toute autre considéra-
tion, pour les attribuer à des espèces différentes ?
Au point de vue où nous sommes placé, la couleur ne pré-
sente qu'une faible importance. On sait que la peau se com-
pose de trois couches essentielles : le derme, Yépiderme et le
corps muqueux. Le derme, situé au-dessous des deux autres,
et répiderme, qui se trouve tout à fait à l'extérieur, sont
entièrement semblables chez le Nègre et chez le Blanc. Il y
a plus : chez l'un et chez l'autre, le corps muqueux se com-
pose de cellules étroitement pressées, et superposées de
manière à former un certain nombre de stratifications; seu-
lement, chez le Blanc, le contenu des cellules est incolore
des races difTérentes se trouvent en présence. M. de Quatrefages em-
prunte à V Histoire du Mexique, par M. de Larenaudière, le vocabulaire
suivant qui indique les divers degrés du mélange opéré entre les trois
races blanclie, noire et rouge. Il est d'ailleurs facile de voir que ce
tiibleau est lui-même incomplet, puisqu'il renferme un mot dont la
dènnition manque.
Mestisa, produit d*un Espagnol et d'une Indienne ;
Castiso, -^ d'unemétisseet d'un Espagnol;
Espagnola, •— d'un castiso et d'une Espagnole ;
Mulâtre, — d'une Espagnole et d'un nègre ;
Morisque, — d'une mulâtresse et d'un Espagnol ;
Albino, — d'un morisque et d'une Espagnole ;
Tarnatras, — d'un albinos et d'une Espagnole ;
Tjontinelaire, — d'un tomatras et d'une Espagnole ;
Lovo, — d'une Indienne et d'un Nègre ;
Caribujo, — d'une Indienne et d'un lovo ;
Barsino, — d'un coyote et d'une mulâtresse ;
Grifo, — d'une négresse et d'un lovo :
Albarazado. — d'un cotjote et d'une Indienne;
Canisa, — d'une métisse et d'un Indien ;
Mechino, — d'une lova et d'un coyote.
ou ne présente qu'une légère teinte jaunàti*e, tandis que,
chez le Noir, cette couleur devient d'un brun plus ou moins
foncé. Voilà tout! Le fait a d'autant moins de valeur, que des
expériences récentes ont prouvé que cette couleur brune se
retrouve, à des degrés divers, chesç les Européens à teint
plus Ou moins foncé; qu'elle présente parfois et par places
une intensité aus^i grande que chez les Nègres, et qu'elle
est tantôt héréditaire et tantôt individuelle (1).
Faut-il attacher plus d'importance à la chevelure qui ca-
liactérise les divers groupes de Nègres et qu'on a si impro-
prement comparée à la laine des troupeaux? Mais des diffé-
rences bien autrement remarquables se rencontrent chez
des races d'animaux appartenant évidemment à la même
espèce ! Nous avons le chien d'Islande à fourrure épaisse,
le chien mouton, le chien turc à peau entièrement nue. Et
quelle différence n'y a-t-il pas entre le vêtement de la poule
de nos basses-cours et le duvet fin, soyeux et manquant en-
tièrement de plumes de la poule de soie du Japon?
Sera-ce peut-être dans la forme du crâne qu'il faudra voir
la preuve d'une séparation spécifique? A l'exception du pro^
gnathisme, c'est-à-dire, d'une légère projection en avant des
mâchoires et des dents, il n'y a entre les têtes du Blaiic et
du Nègre aucune différence digne d'être signalée. La distance
est évidemment bien plus grande entre le crâne du dogue et
lé crâne du lévrier.
Devra-t-on enfin voir un argument décisif dans la persis-
tance avec laquelle les Nègres transmettent à leurs descen-
dants la plupart des caractères qui les distinguent? Hais
cette force de l'hérédité est un phénomène qui se présente
(1) M. de Quatrefages rapporte à ce sujet les expériences décisives
faites par MM. Flourens, Simon (de iierlin), Giibler, etc. (P. 141 et buiv.).
à peu près pour toutes les variétés imaginables, et les an-
nales de la science renferment des exemples beaucoup plus
étranges. Les difformités, les monstruosités elles-mém(^s se
transmettent par la génération. Uaieule du célèbre calcula-
teur Golburn avait six doigts à chaque main et six orteils à
chaque pied. Elle épousa un homme qui n*avait rien d*ex-
traordinaire. Trois enfants naquirent de ce mariage, et deux
reproduisirent Tanomalie de la mère. A la troisième généra-
tion, quatre enfants sur cinq eurent des doigts surnumé-
raires ; à la quatrième, sur huit enfants, quatre présentaient
encore ce caractère. Si un accident de naufrage avait jeté
les représentants de cette famille dans une île déserte, les
polygénistes auraient eu la bonne foftune de pouvoir plus
tard opposer à leurs adversaires une espèce polydactyle (i).
Il nous est donc permis de conclura, avec l'éminent pro-
fesseur de Paris : « Frappés des différences qui existent
» entre les groupes humains, les polygénistes ont cru ne
» pouvoir en rendre compte qu'en admettant l'existence de
» plusieurs espèces d'hommes. — Or une étude attentive
» démontre que, sous le rapport de la nature, ces différencea
» rentrent complètement dans l'ordre de celles que pré-
» s'entent les races végétales et animales. En outre, il résulte
» d'une comparaison rigoureuse que, sous le rapport de
» Vétendue, les races animales offrent de l'une à l'autre des
» variations plus considérables à tous égards que les popu-
» lations humaines les plus éloignées.... Pour expliquer la
» diversité des groupes humains il est inutile de recourir à
» l'hypothèse de la multiplicité des espèces; la multiplicité des
» races et Yunité de l'espèce suffisent. — Les arguments tirés
(I) M. de Quatrefages cite plusieurs exemples tout aussi remar-
quables (p. 208 et suiv.).
- i78 -
» par les polygénistes des différences existant entre ces
» groupes n'ont donc aucune valeur. »
IV.
LES DIFFÉRENCES INTELLECTUELLES ENTRE LES GROUPES HUMAINS.
On ne s*est pas borné à signaler des différences physiques,
matérielles, extérieures, entre les divers groupes de Thuma-
nité. On s*est prévalu de la différence des goûts, des idées et
des aptitudes. On a cité des peuples qui, arrivant tout au
plus à la hauteur du singe, leur congénère, sont complètement
privés de toute notion morale et religieuse. On s'est emparé
de l'histoire pour prétendre que certaines espèces humaines,
quoique placées à côté des Blancs pendant plusieurs siècles,
n'ont jamais connu d'autre vie que la vie purement animale.
Ce triste rôle fut d'abord assigné au Nègre. On commença
par soutenir que son cerveau, comparé à celui de l'Orang-
outang, établissait entre l'homme noir et la béte des rels^tions
de voisinage immédiat. On accueillit ensuite, comme autant
de vérités incontestables, les récits plus ou moins extrava-
gants des matelots qui avaient visité quelques petfplades
maritimes descendues au dernier degré de la barbarie. On
se livra à des observations superficielles sur un petit nombre
d'individus abrutis par l'esclavage héréditaire, et, en défini-
tive, on se crut très-complaisant et très-généreux en con-
sentant à conserver les Nègres parmi les espèces humaines
inférieures.
Malheureusement on fut bientôt forcé d'abandonner ce
-• 479 -
système. Les progrès de la navigatiQn nous mirent en rap-
port avec des Nègres infiniment supérieurs aux êtres dégé^
nérés qu'on avait pris pour point de comparaison. Des voya-
geurs intrépides pénétrèrent au cœur même de l'Afrique
et découvrirent successivement les Dahomans, les Fantis,
les Aschantis, les Moûsgous. Ils y trouvèrent des gouver-
nements, des villes, des institutions, des industries floris-
santes, des cultes hiérarchiquement organisés, en un mot,
toute une civilisation nègre. Le museau même, qui avait joué
un rôle important dans la controverse, disparut comme
caractère spécifique, lorsque Livingstone rencontra, sur les
rives du Zambèze, des populations chez lesquelles le pro-
gnathisme ne forme qu'une rare exception. La race noire
avait été décidément calomniée. Les polygénistes eux-mêmes
en firent l'aveu; mais, pour que leur doctrine n'en reçut
aucune atteinte, ils cherchèrent un autre peuple jdont l'irré-
médiable abrutissement put venir en aide aux théories des
maîtres et aux préjugés des disciples.
Ce peuple ne tarda pas à être trouvé : le rôle du Nègre fut
transmis aux Hottentots. Ceux-ci se virent aussitôt charger
des vices, des incapacités et des dégradations qui avaient
fait jusque-là le lot de leurs voisins. On exagéra même à
leur égard, dans une notable proportion, tout ce qu'on avait
dit de la race noire. On repoussa, comme autant de fables
avérées, les renseignements fournis par le voyageur Levail-
lant, qui avait deux fois parcouru leur pays, et dont les récits
étaient loin de confirmer les innombrables griefs articulés
à charge de ce peuple pasteur et nomade (1). Cependant les
Hottentots furent à la fin réhabilités comme les Nègres! Dans
(i) Voyage dmis Vintth*ieur de V Afrique, Paris, 1790, un vol. in-4«, et
1796, 2 vol. in-^».
la première moitié du dix-neuvième siècle, de nombreux
voyageurs, parmi lesquels il faut surtout compter les mis-
sionnaires anglicans partis du Cap, vinrent attester la véra-
cité de Levaillant. Ils avaient trouvé dans les Hottentots une
race sauvage, profondément aigrie contre les envahisseurs
européens; mais, depuis le premier jusqu^au dernier, ils
étaient unanimes à déclarer que cette race, possédant le
germe de tous les sentiments et de toutes les aptitudes de
riiumanité, ne manquerait pas de s*élever à une civilisation
supérieure au milieu de circonstances plus favorables. L'exis-
tence de Dieu, l'immortalité de l'âme, la distinction du bien
et du mal, étaient des vérités universellement reconnues par
les habitants de l'Afrique méridionale. Bon gré mal gré, il
fallut chercher une autre espèce incorrigible.
Cette fois on s'adressa aux Australiens, et le tableau de
leur éternelle dégradation fut tracé de main de maître. Ab-
sence complète de religion, de morale, de lois, d*arts, d'in-
dustrie; laideur affreuse, férocité instinctive, goûts incroya-
blement dépravés, incapacité absolue de s'élever à un degré
quelconque de civilisation; tel est, au dire des polygénistes,
le bilan physique et intellectuel de ce peuple des antipodes.
Ce n'est plus à l'Orang-outang, c'est au mandril, l'urt des
représentants les plus inférieurs du groupe des singes, qu'on
conjpare l'Australien !
Qu*y a-t-il de vi^i dans ce formidable acte d'accusation,
que ses rédacteurs, au moment où nous écrivons, défetident
encore de toutes leurs forces?
Pour démontrer son injustice et son inanité, il nous suf-
fira de grouper quelques-uns des faits réunis par les savantes
investigations de M. de Quatrefa^es.
Loin d'être aussi disgracié au physique que l'ont affirmé
quelques navigateurs, l'Australien offre très-souvent le type
d'une beauté accomplie. « Milchell et Pickering, dit le savant
» professeur du Muséum, répondront pour nous. Le premier
» décrit son guide YuUiyalli comme tin spécifnm parfait de
» l'humanité, et tel qu*il serait impossible d*en rencontrer un
» semblable dans les sociétés qui s'habillent eC se chaussent.
» Et ce n*est pas là une exception. Le voyageur anglais
» revient à diverses reprises sur la perfection physique de ces
» machines humaines développées en toute liberté. — Picke-
» ring, le compagnon du capitaine Wilkes dans la grande
» expëditioii scientifique des États-Unis, confirme en tout
» ce jugement. Il déclare n'avoir rencontré nulle part cette
» maigreur excessive des extrémités, donnée si souvent
» comme ua des caractères des Australiens, et traite de sim-
» pies caricatures la plupart des dessins qui ont été publiés
» sur cette race. — Sur une trentaine d'individus de l'inté*
» rirar, il déclare en avoir vu quelques-uns qui étaient d'une
» laideur remarquable, tandis que d'autres, contrairement
» à toutes ses idées antérieures, présentaient une figure
» décidément belle (had the face deeidedly fine). — Il termine
» ses observations en disant r Chose étrange, je regarderais
» l'Australien comme le plus beau modèle des proportions
» humaines sous le rapport du développement musculaire.
» Il combine la plus parfaite symétrie avec la force et l'acti-
» vite, tandis que sa tête pourrait être comparée au masque
» antique de quelque philosophe (1). » Évidemment, après
des affirmations de ce genre, faites par des hommes dont la
compétence ne saurait être niée, il faut renoncer à cher-
cher dans la forme générale du corps, dans le caractère ex-
térieur, des différences assez grandes pour séparer l'Austra-
lien de l'espèce humaine représentée par le Blanc.
(1) Pag. 162-63
34
On arrive inévitablement à une conclusion analogue,
quand on examine, sans idées préconçues, les faits qui se
rapportent à Tordre intellectuel et aux manirestations qui en
résultent. Dans un voyage qui le conduisit aux bords de la
Murray, en 1831, le capitaine Sturt fut loin de rencontrer ces
populations voisines de la brute dont il est si souvent ques-
tion dans les écrits des polygénistes. Les indigènes logeaient
dans des huttes permanentes pouvant contenir de douze à
quinze personnes; ils avaient des dards, des haches, des
canots d'écorce ; ils se servaient de filets habilement tissés,
les uns à mailles larges pour la chasse aux kanguroos, les
autres à mailles étroites pour la pêche du poissoaet ayant
jusqu'à quatre-vingts pieds de long ; en uu mot, ils possé-
daient la plupart des industries élémentaires. Assurément il
n'en faudrait pas plus pour les placer à une incommensura-
ble distance au-dessus des singes les plus parfaits. Hais les
observations recueillies par Sturt ne sont pas un fait isolé.
Depuis 1831, une foule de voyageurs, tous peu suspects en
leur qualité d'Anglais, nous ont fait voir la race australienne
sous son vrai jour. Dawson, remarquant partout l'institution
de la famille, a prouvé que la corruption des femmes et l'in-
différence honteuse des maris, dont on a tant parlé, ne se
montrent que dans le voisinage de Sydney, où les Blancs
ont réussi à inoculer leurs vices aux sauvages. Gray et Long
nous ont appris qu'il existe chez les Australiens une répar-
tition en clans, subdivisés en tribus distinctes,, possédant
chacune ses terrains propres, dont les limites sont scrupu-
leusement respectées en temps de paix. Le docteur Gunin-
^ham, qui a séjourné deux ans dans les colonies de la Nou-
velle-Galles du Sud, affirme que les Australiens sont vifs,
curieux, enjoués et intelligents. Il a pu constater qu'ils ap-
prennent à lire et à écrire avec une grande facilité, et que
— i85 -
tous parlent et comprennent très-bien, l'anglais. Il constate
que ces prétendus mandrills saisissent très-aisément les ridi-
cules des Européens et apprécient au premier coup d'œii les
différences sociales.
On ne s'est pas davantage conformé aux exigences de la
justice et de la vérité, quand on a dit que toute idée reli-
gieuse manquait aux indigènes de l'Australie. Les mission-
naires catholiques et protestants ont énergiquement repoussé
cette accusation. Dans toutes les tribus, ils ont trouvé la
croyance à un esprit du bien et à un esprit du mal, l'un et
l'autre servis par une multitude de génies inférieurs; partout
ils ont /encontre des cérémonies funéraires qui attestent à
l'évidence une notion au moins confuse de l'immortalité de
l'homme. Il suffit de faire remarquer que des armes sont
déposées dans les tombes des guerriers, pour que le défunt,
quand il en sortira, les trouve à sa portée et puisse en user
contre ses ennemis.
Évidemment, ici encore, les calculs des polygénistes seront
bientôt complètement déjoués. Les Australiens représentent
l'un des types les plus abaissés de l'humanité ; mais, par leur
àme aussi bien que par leur corps, ils sont incontestable-
ment des hommes. Aussi ne faut-il ajouter aucune foi à des
affirmations qui tendent à faire croire que ce peuple soit à
jamais incapable de s'élever au-dessus du niveau où l'ont
trouvé les premiers navigateurs. M. de Quatrefages emprunte
à un recueil local, le Vaii Diemen's land Magazine, le fait sui-
vant, qui dispense de toute autre preuve : « M. Bateman et
> quelques Anglais s'étaient rendus au port Philips, sur la
» côte méridionale de l'Australie, dans le dessein d'y former
i> un établissement agricole. Ils furent bientôt frappés de la
» civilisation des habitants de cette côte, qu'ils trouvaient
» beaucoup mieux vêtus, logés, meublés et pourvus de tous
)) les objets nécessaires qu*aucun de leurs compairiotes.
» Peu de jours après, ce phénomène de perfectionnement
» relatif fet expliqué par Tapparition d*un homme blanc vêtu
» d*une redingote en peau de kanguroo. C'était un ancien
» grenadier des armées anglaises, nommé William Buckley,
» qui, envoyé sur les lieux lors d'une première tentative de
» colonisation faite en 1803, s'était échappé et avait vécu
» trente^trois ans avec les indigènes. Il n'avait pas tardé à de-
» venir leur chef, et, sous sa direction, ils en étaient arrivés
» au point qui étomiait si fort les nouveaux colons* — On
» voit ce qu'avait produit chez ces sauvages, déclarés inca-
» pables dO' tout progrès , l'influence isolée d'un, simple
» soldât <*). »
Il nous est donc permis de coneture à regard des diffé-
rences intellectuelles, comme nous l'avons fait à l'égard des
dilTérenees physiques : « Pour expliquer la diversité des
» groupes humains, il est inutile de recourir à la mulHpUeUé
» des espèces ; Ta multiplicité des races et Tunité de Yespèce
» suffisent. »
V.
PREUVES DIRECTES DE l'uNITÊ DE L'ESPÈCB HUMAINE.
Toutes les propositions qui précèdent trouvent ut^e con-
firmation éclatante, irrécusable, dans les belles recherches
des savants modernes sur le métissage et VkybridatioH,
(1) Pag. ICC. Les autres faits se trouvent rapportés et justifiés aux
pp. 104 à 173.
Les métis, produits par le oroisement de diff&entes races
d'une même espèce, sont excessi^'ement itoofibroux. Dans )e
règue animal^ aussi bren que dans le règne végétal, le métis-
sage s*opère avec une Tacilité telle que rembarras des éle-
veurs et des jardiniers n*est pas de crroiser les races, mais
de les maintenir pures dans Tétat où ils désirent les con-
sei*ver. Les résultats de Tunion entre individus de races dif-
féi'ontes sont aussi certains que ceux de i*union des individus
appartenant à la même race (1).
Rten de pareil ne se montre dans Yhybridatim. A l'état de
nature, les hybiides, produits par le croisement d'individus
de éeux espèces différexUes, sont des êtres tout à fait excep-
tionnels. M. Isidore Geoffroy a pi^ouvé qu'on n'en connaît
pas un seul cas parmi les mammifères. M. Yalehciennes est
arrivé au même résultat poar les prétendus hybrides natu-
rels des poissons. La classe des oiseaux seule peut-être pré-
sente quelques cas de croisement fécond entre individus
d'espèces différentes vivant en pleine liberté. Il est vrai que
l'hybridation est plus (fréquente chez les animaux soumis à
l'empire de l'homme. On a vu des unions fécondes entre des
lioBs et des tigres élevés ensemble et renfermés dans les
mêmi^s cages. Les produits de l'âne et du cheval, du bouc
et de la brebis, du bélier et de la chèvre, sont connus depuis
la plus haute antiquité. Mais, sous peine de commettre de
grossières erreurs, il faut se rappeler que l'influence de
l'homme se trouve elle-même réduite ici à des proportions
très-étroites. Malgré de nombreux-essais tentés par des sa-
vants du premier ordre et dans les conditions les plus favo-
( t) 11 n'est peut-être pas inutile de faire remarquer que nous nous
bornons ici à consigner les résultats , en renvoyant pour les preuves
aux Chap. XIV et XV du livre de M. de Quatrefi^es.
— 486 -
rables, Tunion entre individus appartenant à des espèces
différentes a presque toujours été stérile.
Il faut donc admettre, comme une vérité scientifique in-
contestable, que le croisement de race à race est toujours
et partout facile, quelque différentes que soient les races ;
tandis que le croisement d'espèce à espèce est toujours diffi-
cile Qt même impossible dans Timmense majorité des cas.
Cette différence n'est pas la seule qu^une expérience plus
que suffisante ait, constatée entre les métis et les hybrides.
Une diversité bien plus remarquable se révèle dans la fécon-
dité des uns et la stérilité des autres.
Le croisement entre individus de race différente est régu-
lièrement fécond; bien plus, on voit parfois la force de,
reproduction s'accroître sou§ l'influence de ce croisement.
Au contraire, chez les hybrides, la fécondité, nulle dans
l'immense majorité des cas, est toujours renfermée dans des
limites extrémemenl; restreintes.
Malgré leur nombre et leur adresse, les amateurs d'oiseaux
n'ont pu former une seule race hybride. Parmi les mammi-
fères, l'âne et le cheval, les deux seules espèces dont l'hy-
bridation se soit montrée régulièrement efficace, engendrent
la mule, douée d'une fécondité tellement rare que, depuis
Hérodote jusqu'à nos jours, elle a toujours été considérée
comme un prodige parmi les peuples de l'Afrique et de
l'Asie. Un seul fait mérite une attention sérieuse, parce qu'il
semble, au premier abord, dénoter une déviation de la loi
générale. Nous voulons parler des chabins ou omcapres, issus
du croisement du bouc et de la brebis, dont le pelage long
et souple est si recherché par les habitants du Pérou et du
Chili. On a prétendu que ces hybrides, qui servent de base
à une industrie prospère, sont doués d'une fécondité illi-
mitée, et les polygénistes n'ont pas manqué de s'emparer de
- 487 -
cet argument commode. C'est une erreur aussi grave que
manifeste. Pour obtenir les pelUmes recherchées par le com-
merce, un premier croisement du bouc avec la brebis ne
suffît pas. On est forcé de croiser le produit de cette union
avec la brebis ; puis, afin de fixer davantage les caractères
mixtes, on croise de nouveau une femelle de la seconde
génération avec un mâle de la première. Les individus appar-
tenant à la troisième génération, ayant cinq huitièmes de
sang de mouton et trois huitièmes de sang de chèvre, sont
féconds ; mais, si on les allie plusieurs fois de suite, Tune
des deux espèces primitives reparait malgré toutes lés pré-
cautions, et l'éleveur est forcé de répéter la série des croi-
sements. Cet exemple, '- le plus gi*ave incontestablement de
tous ceux que l'on puisse opposer aux monogénistes, ne fait
donc que confirmer la règle générale. Aussi n'a-t-on jamais
vu se produire une race intermédiaire entre la chèvre et le
mouton, dans les pays où ces animaux sont conduits aux
mêmes pâturages et renfermés dans les mêmes étables. Le
chabin requiert l'intervention de l'homme, et, en définitive,
ainsi que nous l'avons déjà dit, l'influence de celui-ci se
trouve renfermée dans d'étroites limites. Au' Chili, comme
ailleurs, sans que l'homme intervienne et souvent malgré lui,
il se crée des races métisses; mais, là aussi, tous les efibrts
de l'homme ont été insuffisants pour constituer une véritable
race hybride.
Il n'est pas nécessaire de faire ressortir l'importance de
ces résultats au point de vue du problème qui nous occupe*
Si les groupes humains constituent autant d'espèces diffé-
rentes^ leur croisement doit nous offrir les phénomènes
généraux de l'hybridation; si, au contraire, ces groupes ne
sont que des races d'une même espèce, nous devons rencon-
trer ceux du métissage.
Prenant toujours M. de Quatrefages pour guide, voyons ce
que disent les faits.
Les trois termes de comparaison les plus éloignés, —
rbomme blanc, Thomme rouge et Thomme noir, — se trou-
vent en présence sur le sol américain. Au dire de tous les
polygénistes, ce sont trois espèces bien tranchées, trois types
tout à fait différents. Or, il n*est personne qui ne sache que,
depuis rinvasion de la race européenne, les unions entre ces
trois groupes ont été constamment fécondes. Leurs enfants
ont-ils hérité de cette fécondité? Ont-ils été capables de se
reproduire à leur tour? « Ici, dit M. de Quatrefages, ce n*est
» plus un seul homme illettré ou savant, naturaliste ou an-
» thropologiste, qui répond ; ce sont les populations elles-
» mêmes qui, pour traduire les résultats dans le langage,
» ont été forcées d'inventer partout un vocabulaire nouveau,
y> et encore, bien des voyageurs l'attestent, ce vocabulaire
» est-il loin de rendre toutes les nuances de traits, de cou-
» leur, de caractères de toute sorte que présentent ces popu-
» lations cent fois croisées et toujours fécondes à tous les
» degrés de ce croisement illimité. Partout c*est par degrés,
» par ntiances itisensibles, que Ton passe de Thomme rouge
» à rhomme blanc et de celui-ci à l'homme noir ; et ce mé-
» lange des sangs, cette fusion des races, commencée aux
» premiers temps de la conquête, aux premiers jours do
» l'introduction du nègre, n*a nulle part présenté plus de
» difficulté à se produire que s'il se fut agi de trois peuples
» de même race.
» Ainsi cette grande expérience accomplie pendant trois
» siècles sur des milliers de lieues carrées, entre des mil-
» lions d'individus, proclame hautement que le croisement
» des trois groupes qui se sont donné rendez-vous en Amé-
» rique est un métissage, et nullement une hybridatUm. Par
» conséquent ces groupes sont trois races d'une même espèce^
» et non pas trois espèces distinctes (1). »
Les phénomènes qui se sont produits sur le sol américain
se montrent chaque jour sur tous les points de la terre où
deux races humaines, quelles qu*elles soient, se trouvent
cote h côte. En Asie, en Afrique, eu Australie, dans tous les
pays et sous toutes les latitudes, Tunion de Fhomme avec
rhomme est féconde, et cette fécondité passe réguKërement
à ses descendants. Partout on découvre les preuves du mé-
tissage, tandis que nulle part on ne rencontre une trace quel-
conque des caractères attachés à Yhybridatim. L*humanité
tout entière ne forme donc qu'une seule espèce; les groupes
divers qu*on y distingue ne sont que des races de cette espèce
umqne (2).
VI.
RÉFLEXIONS GÉNÉRALES.
Après avoir accompli sa tâche avec autant de talent que
de science, M. de Quatrefages fait remarquer qu*il ne s*est
pas un seul instant placé sur le terrain du dogme. » Dans
» tout le cours de cette étude, dit-il, nous croyons n'avoir
» pas dévié un seul instant de la route indiquée au début.
» Homme de science, c'est à la science seule que nous avons
» demandé des arguments en faveur de ce que nous regar*
(1) Pag. 191 et 192.
(2) M. de Quatrefages répuud ioiiguemeiit et victorieusement à tout«8
les objections (Ghap. XVIII à XXI).
— 490 -
» dons comme la vérité.... Pas une fois nous n'avons appelé
» à notre aide les considérations tirées de la morale, de la
» philosophie, de la religion. »
Le savant professeur du Muséum ne pouvait prendre une
attitude différente, et les catholiques seront les premiers à
l'en féliciter. Sa démonstration, constamment fondée sur
l'étude des faits, n'en est que plus précieuse pour les apolo-
gistes du christianisme. Elle nous fournit une preuve nou-
velle d'un admirable et consolant phénomène que nous avons
plusieurs fois signalé à l'attention des lecteurs |)e la Revue
Catholique. Au milieu des défaillances et des apostasies qui
se montrent de toutes parts, il est rare qu'une année se passe
sans que l'une ou l'autre vérité religieuse, conspuée par les
^prétendus philosophes du dix-huitième siècle, trouve une
confirmation éclatante dans les conquêtes de l'esprit mo-
derne.
Quand Moïse* écrivait le texte sublime de la Genèse, les
traits distinctifs de la race noire lui étaient parfaitement
connus. Les Nègres figurent sur les monuments de l'époque
des Pharaons, avec tous les signes extérieurs qui les sé-
parent encore aujourd'hui de la race blanche. Gomment donc
un Juif, écrivant les annales de son peuple dans les déserts
de l'Arabie, a-t-il su que ces deux types si dissemblables
appartenaient à une seule espèce? Gomment a-t-il attesté
sans hésitation un fait que les investigations de la science
devaient confirmer, après une longue série de siècles, dans
les écoles de l'Europe? Pour un chrétien la réponse est facile.
ERRATA.
Page 7, ligne 13, au lieu de parmi le, lisez parmi les.
P. 102, dernière ligne, au lieu de les atteintes, lisez des atteintes.
P. 157, ligne 29, au lieu de compte, lisez somfne,
P. 164; ligne 3, au lieu de caractérisent, lisez caractérise.
P. 219, ligne 3, au lieu de coupable, lisez coupables,
P. 239, ligne 9, au lieu de Uraguay, lisez Uruguay.
P. 245, ligne 18, au lieu de cotisersation, lisez conservation.
TABLE DES MATIÈRES
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I. Le communisme et FÉglise primitive 3
II. La guerre et la philosophie de rhistoire 59
III. Une bibliothèque belge de l'an MCV 97
IV. De la certitude dans les prévisions politiques 119
V. Du rôle de l'utopie dans Thistoire de la philosophie politique. 135
VI. La croisade pacifique. — Vie et travaux de Nicolas Cleynaerts. 161
VII. Marat jurisconsulte 201
Vtll. De la prétendue nécessité de la peine de mort 237
IX. Une controverse du X1II« siècle sur la légitimité de la peine
de mort 277
X. L'idée de la peine dans les œuvres de Platon 295
XI. Le droit criminel dé la Grèce légendaire 329
XII. Le problème de la population, dans ses rapports avec, les
lois de la nature et les prescriptions de la morale .... 375
XIII. Un précurseur de Malthus 44^)
XIV. L'unité de Tespèce humaine démontrée par la science
moderne 461
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